
Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision du progrès. Cette notion est-elle toujours pertinente ? Si oui, comment permettre le retour d’une ambition de progrès dans le débat public, et sous quelles conditions ? Comment la mettre en œuvre dans ce XXIe siècle de violentes convulsions ?
Voici la contribution de Dominique Noguères, avocate et vice-présidente de la Ligue des droits de l’Homme.
Vous avez dit progrès ?
Parler du progrès, c’est de prime abord penser au progrès scientifique, médical, à toutes les avancées technologiques qui ont bouleversé le monde depuis plus d’un siècle, mais c’est aussi parler de découvertes, de voyages, de connaissance de l’autre.
Du rêve à la réalité
De Pythéas, parti de Marseille vers ce qu’il appelait la mer gelée, qui a découvert sans le savoir l’Islande, à Eratosthène qui put mesurer en 230 avant Jésus Christ la circonférence de la terre à quelques centaines de kilomètres près et démontrer ainsi sa rotondité, la science progresse et permet de voir le monde s’agrandir. La cartographie s’enrichit par les récits des marins, par les portulans permettant de mieux connaître les rivages, par la mise au point de nouveaux instruments comme l’astrolabe ou le sextant.
Martin Behaim , philosophe, cosmographe et astronome allemand, réalise, en juin 1492, peu de temps avant le périple de Christophe Colomb, le premier globe terrestre faisant ainsi travailler l’imaginaire de Magellan qui s’embarqua à la recherche du passage vers la grande mer inconnue près de 50 ans plus tard.
Dans Moby Dick Herman Melville évoque savamment, dans un récit où se mêlent les références bibliques de Jonas et du Léviathan, la vie rude et sans pitié des baleiniers ainsi que les progrès que ces voyages font faire à la marine et à l’équipement des bateaux.
Plus récemment le Vendée Globe a, par sa technologie, par les équipements des skippers, apporté aussi dans ce voyage solitaire autour du monde, de grandes avancées qui nous seront d’une manière ou d’un autre utiles plus tard dans notre vie quotidienne, qu’il s’agisse des vêtements permettant aujourd’hui aux sauveteurs en mer d’être mieux équipés ou de la mise au point de nouveaux matériaux. De ces voyages, les navigateurs ont rapporté souvent de la douleur, mais aussi de l’émerveillement et ce progrès là nous fait rêver. Comment ne pas avoir son esprit qui s’évade avec Victor Hugo lorsqu’il décrit dans, « les Travailleurs de la mer » la boîte à lettres, mythique sans doute, plantée sur un rocher au milieu du détroit de Magellan qui est destinée à recueillir les lettres des marins qui seront ramenées par les bateaux allant dans l’autre sens.
Alors oui ce progrès là est magnifique, il nous a apporté beaucoup mais il a son revers.
Il fut d’abord contesté par l’Eglise qui mit un coup d’arrêt à ces avancées essentielles pour la connaissance, mais il fut aussi détourné à des fins bien moins glorieuses, ( asservissement des populations, esclavage, colonisations. C’est en son nom que furent commis les pires crimes de l’humanité et c’est en son nom que se perpétuent encore aujourd’hui des atteintes intolérables aux droits de l’Homme.
Progrès et droit
Dans les rapports parfois un peu tendus entre la Science et le progrès, quelle place peut et doit prendre le droit ?
Des textes fondamentaux existent, censés protéger l’humanité contre les dérives, tout en reconnaissant la nécessité absolue de la connaissance et de la science. Le droit est ainsi utilisé aux fins de prévenir les effets négatifs que peut engendrer le progrès.
Nous pouvons rappeler les mots bouleversants de Stéphane Zweig dans Le Monde d’hier, écrits peu de temps avant son suicide, en 1942, « une catastrophe avait, d’un seul coup rejeté mille ans en arrière, une explosion de bestialité collective avait cruellement déchiré l’illusion optimiste de la génération précédente, aveuglée par un idéalisme lui faisant croire que le progrès technique de l’humanité devait fatalement entraîner une ascension morale aussi rapide ». Plus loin il écrira : « Ce qui nous rendait si heureux recelait en même temps un danger que nous ne soupçonnions pas. » Le progrès va trop vite et pourtant ce progrès ouvre le monde.
Dans mes plaidoiries pour les étrangers sans papiers, combien de fois ai-je repris ce passage de Stéphane Zweig:
« Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait […] Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. »
« Cela m’amuse toujours de voir l’étonnement des jeunes dès que je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans avoir de passeport. »
De l’horreur des conflits sont sortis plusieurs textes censés protéger l’humanité. A la Constitution de 1789 se sont ajoutées La Déclaration Universelle des droits de l’Homme, la charte des droits fondamentaux et bien d’autres encore.
Pour la justice internationale, la création de la Cour Pénale Internationale, la notion de crime contre l’humanité, la compétence universelle sont des avancées très importantes même si de nombreuses difficultés existent pour qu’elles puissent produire leur plein effet. Ces textes sont toujours présents et il faut y avoir recours lorsque le progrès menace de détruire le vivre ensemble.
De nouveaux droits se créent et s’adaptent au monde dans lequel nous vivons comme le droit de l’environnement qui prend enfin en compte les ravages que le progrès fait subir à la planète et qui doit permettre d’encadrer, de contrôler et d’éviter l’irréparable, si cela est encore possible. L’accélération du monde actuel pose de nouveaux enjeux y compris en matière sociale puisque la tentation est grande de limiter les protections sociales au nom d’un soi-disant modernisme et d’une nouvelle forme de gestion du monde.
On ne compte plus les atteintes, souvent silencieuses mais bien réelles, à des libertés fondamentales reconnues par les textes fondateurs comme la liberté d’aller et venir, la liberté de manifester ou tout simplement le droit à sa vie privée. Au nom d’une efficacité répétée chaque jour, ces droits sont rognés, égratignés au nom d’une gestion dite managériale qui doit soi-disant nous faire progresser.
Un exemple récent doit nous faire réfléchir. Le Comité des Etats généraux de la Justice vient de rendre un rapport édifiant sur l’état de délabrement de la justice en France, qui pénalise aussi bien les justiciables que les personnels judiciaires. A plusieurs reprises, le rapport renvoie à la « performance publique », à un «pilotage rénové » des juridictions et à une approche « managériale » des ressources humaines, objectifs inspirés du new public management, oubliant que la justice n’est pas un service public comme un autre mais est aussi une autorité publique, fondamentale dans un Etat de droit, et que l’acte de juger ne saurait être assimilé à l’exécution d’une simple prestation de service.
On relève, en effet, dans le rapport, qu’il faudrait, par exemple, rompre « avec la conception individualiste et artisanale de l’acte de juger » et que le juge devrait se transformer « en chef d’équipe » entouré des personnels du greffe pour l’assister dans l’instruction et la préparation de la décision. Les magistrats devraient également, selon le rapport, recevoir une formation adaptée «pour s’acculturer à la fonction managériale ».
Peut-on, au nom de l’efficacité, se passer de l’humain pour une matière où c’est justement l’humain qui doit primer ? Est-ce vraiment un progrès ? Le monde n’est pas binaire. Rien n’est tout bon ni tout mauvais. Pensons à Alexis Carrel, médecin remarquable, qui sauva pendant la guerre de 1914 des milliers de vie par la mise en place de protocoles de prophylaxie dans les hôpitaux sur le front et qui fut le pire défenseur de l’eugénisme quelques années plus tard.
En ces temps troublés où la guerre est à nos portes, où l’extrême droite rôde et nous attend au coin du bois, il faut savoir équilibrer progrès et garanties individuelles. Il est facile de jouer avec les peurs au risque de rétrograder dans nos droits et nos libertés au nom d’un risque invisible que l’on entretient savamment.
Progrès ou retour en arrière ?
Il faut être lucide. Le progrès est nécessaire et doit chaque jour apporter de nouvelles connaissances en permettant à l’humanité de mieux se porter, mais il ne doit pas exister à son détriment.
Le progrès, outre ce qu’il apporte à chacun et chacune d’entre nous c’est aussi pouvoir exercer ses droits, dans leur totalité, sans exclusive.
Le progrès de la médecine, de la vaccination c’est pouvoir mettre à disposition de tous et toutes les vaccins et médicaments et ne pas seulement enrichir celles et ceux qui les fabriquent, d’où la nécessité de mettre les brevets dans le domaine public.
Le progrès, c’est pouvoir vivre dignement et ne pas dépendre de la charité de tel ou tel gouvernement qui agit ainsi pour calmer la colère qui monte. Le temps de Zola devrait être révolu.
Le progrès, c’est bénéficier d’une information impartiale et honnête qui permette de porter un jugement sur le monde qui bouge.
Le progrès, c’est pouvoir consommer sans risque, sans être sous le contrôle de tel ou tel grand groupe et pouvoir choisir librement.
Le progrès, c’est avoir une école avec des moyens pour former à la réflexion, à la discussion, et à la participation citoyenne.
Le progrès, c’est pouvoir regarder le migrant dans les yeux non pas comme un ennemi mais comme un égal.
Le progrès, ce n’est pas consacrer des budgets immenses à l’armement mais donner la priorité à la paix qui peut garantir le bien être de chacune et chacun. Toutes ces formes de progrès font partie de nos droits fondamentaux. Il nous appartient de nous en saisir et de les exercer pleinement.
Dominique Noguères
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