Pour sa première chronique musicale dans Commune, Jean Jordy évoque le tout récent concert Vivaldi-Haendel donné à Toulouse par l’immense Cecilia Bartoli.
En concert le 25 novembre à la Philharmonie de Paris dans le Sesto de La Clémence de Titus de Mozart, en tournée pour des récitals à Paris, Madrid, Valence, Barcelone, Vienne, Berlin, Stockholm, arpentant les scènes pour chanter Le Barbier, la Cenerentola, ou Alcina, directrice de l’Opéra de Monte-Carlo, enrichissant son impressionnante discographie de nouveaux enregistrements, parcourant les bibliothèques à la recherche de manuscrits oubliés, Cecilia Bartoli est partout, pour notre plus grand bonheur. Alors pourquoi à l’issue d’un florilège d’airs d’opéras baroques, ce tendre appel et à qui adressé : « Non ti scordar di me » ? (« Ne m’oublie pas ») ?
À la fin du récital donné à Toulouse à la Halle aux Grains le 7 novembre dans la série justement nommée Les Grands Interprètes, Cecilia Bartoli s’excuse presque de rompre la cohérence du concert Vivaldi-Haendel pour chanter : « Non ti scordar di me ». La mélancolique rengaine d’Ernesto de Curtis, musique d’un film italien des années 1930, les plus grand(e)s l’ont entonnée, de Beniamino Gigli à Pavarotti et Domingo, de Renata Tebaldi à Kiri Te Kanawa. Bis commode, romance mièvre, cette scie musicale associe le départ des hirondelles à celui de l’être aimé. Rien qui puisse bouleverser. Pourquoi la cantatrice adulée éprouve-t-elle le besoin d’offrir le cadeau de cette supplique à un public captivé par un récital d’une telle intensité, d’une aussi parfaite unité ?
Le programme associait Vivaldi et Haendel, deux des compositeurs que la star a le plus et le mieux servis. Son album Vivaldi en 1999 connut un immense succès critique et public. Celui intitulé Opera prohibita consacré à Haendel conjuguait le talent de la mezzo-soprano et la direction fiévreuse de Marc Minkowski. Ce soir, l’Orchestre des Musiciens du Prince-Monaco, tonique, riche de saveurs, accompagne une anthologie baroque d’eau la plus pure.
Le premier air « Quell’augellin che canta » extrait de La Salvia du vénitien conquiert d’emblée : il pépie, il pétille, il brille de mille éclats. Cette tonalité première, primesautière, cède la place au sublime de « Sovente il sole risplende in cielo » dans Andromeda liberata, vision extatique d’une nature où l’on veut se fondre. L’Air de Farnace dans l’opéra du même nom « Gelido in ogni Vena » fait vibrer devant nous un héros angoissé dont les aveux répétés « M’ingombra di terror » saisissent le cœur et la Bartoli comme hallucinée confirme la puissance dramatique de ses incarnations. Mais point ou peu de pyrotechnies, de staccati effrénés, de vocalises virtuoses dont elle avait naguère le secret. Les Haendel confirment la propension à jouer plus sur les couleurs, le legato, le tragique avec par exemple un « Lascia la spina cogli la rosa » chanté sur le souffle, dans un tempo très étiré ou un air de Giulio Cesare apaisé.
Bartoli, éclatante et subtile musicienne, a une conscience aigüe de l’évolution de sa voix, de ses possibilités intactes, de ses limites latentes et du répertoire qu’elle peut exploiter sans jamais rien sacrifier de la beauté, de la technique, de l’émotion, de l’engagement toujours généreux. Ce qu’elle propose désormais est plus beau peut-être, plus pur, plus intègre encore qu’il y a dix ans. Même si le dernier air du concert et le second bis rappellent le brio de ses prouesses vocales, rayonne moins d’éclat, moins de rire aussi, moins d’héroïsme ravageur, sourd plus de gravité. Selon les mots du poète, « Je célèbre la voix mêlée de couleur grise / Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu/ Comme si au-delà de toute forme pure/Tremblât un autre chant et le seul absolu » (Yves Bonnefoy, À la voix de Kathleen Ferrier).
Dès lors, pourquoi ce bis galvaudé ? Pourquoi rompre la probité du concert, sa structure même, en y mêlant De Curtis ? Si la voix mordorée de Bartoli sublime cette chanson sentimentale, c’est pour exprimer sa crainte de nous perdre et sa passion de nous. Par un touchant renversement d’énonciation, se crée une nouvelle connivence entre la chanteuse et son public, l’aveu d’un amour partagé depuis des lustres et indéfectible, comme un écho de Barbara et de « Ma plus belle histoire d’amour ». Cette alarme pudique et détournée n’appelle qu’une seule réponse, Madame. Je l’emprunte à Mozart, à un air de concert admirable que vous avez souvent chanté : « « Ch’io mi scordi di te ? ». Moi, nous, vous oublier ? Jamais.
Jean Jordy
Photo credit: David Yerga on Visualhunt