Savez-vous ce que c’est que patcher ? Sans doute, si vous êtes familier de l’univers technologique. En informatique, on nomme patch une section de code que l’on ajoute à un logiciel, pour y apporter des modifications : correction d’un bug, traduction… Dans l’industrie phonographique, le temps du patching est celui de la reprise (y compris dans son sens de raccommodage) de morceaux enregistrés insatisfaisants et qu’il convient d’améliorer. Invité par le Palazetto Bru Zane et le Capitole de Toulouse, lors de l’ultime session – dite séance de patching – de l’enregistrement de La Vie parisenne d’Offenbach, petite souris isolée dans la nef de la Halle aux grains de Toulouse et pas peu fiérote, j’écoute et je me sens initié à des mystères inconnus du profane.
Le Palazzetto Bru Zane (PBZ) complète son imposante collection d’enregistrements d’opéras du patrimoine français (1) par celui de l’opéra-bouffe d’Offenbach. On a commencé il y a une semaine ; jeudi 12 janvier, une version concert publique a permis à un auditoire jubilant de découvrir une configuration inédite et complétée d’une œuvre que chacun croit connaitre : riche de « deux actes supplémentaires et autant de scènes de fêtes, de marivaudages et de vaudeville », elle apparait « telle que le maître de l’opérette l’avait rêvée pour sa création le 31 octobre 1866 au Théâtre du Palais-Royal à Paris. ». Les ajouts, dûment répertoriés dans les programmes de salle et le futur album, proviennent essentiellement de la découverte récente du matériel d’orchestre de la création, de la grande partition d’orchestre autographe (de la main d’Offenbach), du livret original (avant censure), et d’autres documents qui étoffent ou corrigent la musique et surtout l’intrigue. Pour retrouver l’esprit et la lettre originels, la distribution, prestigieuse, réunit ce qu’on pourrait nommer la famille Bru Zane, qu’a l’habitude d’inviter autour de ses micros ou sur scène Alexandre Dratwicki, directeur artistique du PBZ.

© Paris Musées / Musée Carnavalet
Aujourd’hui donc, on rapièce, on rapetasse. Celui qui aurait eu la naïveté de croire qu’il entendrait un second concert en continu serait frustré. Mais le plaisir est grand d’être témoin de la fabrication, patiente, minutieuse, rigoureuse, de ce qui sera, qui est déjà une œuvre artistique. Dans l’atelier du peintre, n’aimerions-nous pas assister aux dernières retouches, aux ultimes repentirs jusqu’à la touche finale d’un tableau de maître ? Sur l’estrade, l’orchestre national du Capitole de Toulouse en tenue décontractée est sous la direction de Romain Dumas qui pendant les fêtes de fin d’année a conduit les représentations de l’opéra-bouffe renouvelé au Théâtre Royal de Wallonie-Liège. Familier de l’œuvre, il se montre sémillant, son corps et sa gestuelle souple épousant le rythme de la musique d’Offenbach. Plus tard, un à un, quelques-uns des solistes viendront à leur tour devant pupitres et micros chanter et reprendre un air, se prêter au travail attentif, patient de la re-interprétation. Dans un silence de cathédrale, une Voix venue des cintres édicte ses commandements. On devine sous les yeux du grand Prêtre invisible, largement ouverte la table des lois musicales : la partition du compositeur. Et sur les oreilles, un casque, non celui d’un deus absconditus impitoyable, mais celui du technicien mélomane aussi rigoureux que bienveillant, Alexandre Dratwicki. Respecté et respectueux.

© Bibliothèque du conservatoire de Genève
Que corrige-t-on ? Des petits riens. Travail de dentellière ou pose de rustines : quelle que soit la métaphore choisie, le travail imposé humblement à chacun, véritable patch – work, est délicat, précis, ajusté. L’essentiel porte sur le (non) respect absolu d’un rythme, sur une phrase musicale, sur une mesure (« La deuxième croche est encore un peu lourde », affirme le chef d’orchestre), une accentuation (« Le fortissimo manque de légèreté »). Pour le galop, les cuivres – que nous trouvons excellents – « sonnent un peu trop sages : il faudrait plus de folie ». La citation qu’Offenbach emprunte à la scène de la mort du Don Giovanni mozartien « doit sonner plus doux ». Un « C’était très beau. Merci » tombé du Ciel technique salue la nouvelle performance. Se manifestent à toutes les étapes la collaboration active et la complicité entre le chef d’orchestre et la Voix. Peu à peu, l’auditeur mesure la finesse de l’écriture du compositeur, sa délicate perfection. Ce ne sont pas des vétilles que l’on corrige. Ce sont les ciselures d’une technique accomplie qui précisent des effets, font sourdre des émotions. Nous sommes à la fois au cœur d’une mise en place interprétative et au cœur de la composition. La technique et l’art cherchent à retrouver – et on goûte en effet- la source fraiche du texte musical. Ici un ralenti apparait excessif et « à la limite du mauvais goût » : le voilà vite corrigé, sans amertume. Là, la reprise de l’Ouverture allège les fortissimi et le résultat s’avère plus espiègle, crépitant. La Vie parisienne devient la vie Lumière, brillant avec plus d’éclat et de finesse. On admire le professionnalisme des musiciens, pétri de qualités techniques et humaines : patience, rigueur, écoute, respect, sens de l’humour, exigence, précision des interventions musicales, enjouement, concentration. Aux solistes maintenant d’affronter, scrupuleux et souriants, l’épreuve du micro. Pour la lettre de Métella, la soprano Véronique Gens, musicienne accomplie, reprend plusieurs fois l’articulation d’un mot qui « sonne trop bas » ; la Voix souhaite là « que ça frémisse plus » ; ailleurs il convient d’assombrir le climat mystérieux d’un passage. Pour chanter l’éloge du gant, Anne-Catherine Gillet, délicieuse Gabrielle, doit accélérer, décrète-t-On ; mais gentiment bravache, elle s’interdit de le faire pour l’ensemble du morceau. Cette charmante rébellion permet une nuance de rythme unanimement saluée. Et Artavazd Sargyan (Gardefeu), Sandrine Buendia (La Baronne) et pour une seule phrase Louise Pingeot (Clara) soutenus par un chef fringant et un orchestre continûment vif savent infléchir une intonation, donner à un mot plus de sensualité, à une syllabe plus de couleur, à une mélodie plus de souplesse encore. Là-haut, dans la cabine technique, On saura rapiécer, incruster, sertir. L’artisanat ou l’art de l’orfèvrerie imposent leurs lois au service de la perfection rêvée. L’auditeur songe alors au Poète (2) qui, bien avant que la langue s’américanise, a défini le patching. De façon mois resserrée, mais plus élégante sans doute. : « et sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. / Polissez-le sans cesse, et le repolissez. / Ajoutez quelque fois, et souvent effacez ». Voilà ce que c’est que patcher.
Jean Jordy
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1. Le Voyage dans la Lune d’Offenbach, 32e volume de la collection “Opéra français” (Bru Zane Label), a reçu le prix du meilleur enregistrement “complete opera” aux International Opera Awards 2022.
2. Boileau, L’Art poétique, 1674, Chant I.