On a souvent daubé à juste titre sur le formatage des séries Netflix et la banalité de leur mise en scène. Mais au milieu des sempiternels thrillers, films d’émotion ou historiques, sitôt gobés sitôt gommés, s’est glissée une perle rare. Un joyau d’intelligence et de sensibilité. Jankélévitch l’eût sans doute aucun classée dans l’art du « presque rien », eût apprécié le « refus de développer », « la renonciation au délayage », cette « cure de simplification, de purification », « l’immobilité sempiternelle d’une vie médusée par la gorgone du charme » (1). La série Makanai, dans la cuisine des maiko en neuf épisodes visible sur la plateforme depuis la mi-janvier est l’œuvre du cinéaste japonais Hirokazu Kore-eda (né en 1962), d’après le manga d’Aiko Koyama.
Le spectateur suit une année dans la vie de deux amies d’enfance Sumire et Kiyo. Elles quittent leur famille et le Nord du Japon pour tenter de devenir geiko ou geisha à Kyoto dans une maison qui accueille ces postulantes (okiya). La première, élève maiko, parviendra après des mois d’apprentissage rigoureux mais paisible, sororal, bienveillant à devenir geisha, à apprendre l’art délicat de la danse, de l’élégance raffinée, de la conversation subtile. La seconde, plus gauche, plus lourdaude, s’accomplira en makanai, cuisinière de cet étrange gynécée. Au fil des saisons, des fêtes, des prières aux temples, des leçons, des espoirs et des doutes, des babils des pensionnaires, des conseils avisés des mères protectrices, au fil des repas surtout, toujours plus goûteux, inventifs et parfumés, la vie passe, humble et tranquille. La bénévolence qui baigne cet univers, dont le cinéaste élude ou dérobe la dureté sous-jacente, le machisme prédateur, peut agacer parfois, et indignera des tenants d’une moraline à la mode : ces jeunes filles ne sont aucunement des prostituées, mais se griment, se maquillent, dansent pour satisfaire des regards strictement masculins. Mais ce serait méconnaitre le sens de l’œuvre esthétique que nous suivons, fascinés, jusqu’à un ultime épisode sublime.
Il n’y a dans ces images aucun voyeurisme, aucune perversité. Ce qui se donne à voir est aussi beau qu’un tableau de Chardin ou de Vermeer, un Prélude de Fauré ou de Messiaen. Deux de ces pages musicales ont pour titre « Les sons impalpables du rêve », « Un reflet dans le vent ». Ce pourraient être des équivalences de la beauté et de la grâce de la série japonaise. L’amitié qui unit continûment les deux amies est une des plus belles de toute la littérature. Entre elles, la plus profonde complicité, le dévouement le plus pur, l’élévation spirituelle la plus haute. Dans la litanie des remerciements infinis qui tisse les relations entre toutes les impétrantes, entre elles et leurs professeures, dans les rires qui autant que la magnifique bande son constituent la trame musicale de ce collier de petits riens, il faut lire le rêve d’une société de l’accueil et de la gratitude. Le repas et son agencement minutieux, heureux et son partage signent l’épiphanie d’une universelle agapé. Les plans d’une somptueuse simplicité de l’architecture domestique ouvrant sur la neige qui tombe est un haiku en images. Les lettres de la cuisinière à la grand-mère qui cultive le souvenir heureux de sa petite fille en offrant au discret amoureux fidèle la fête d’un repas complice, sont arc tendu entre le passé qui nourrit et le présent où l’on nourrit.
Dans cet univers de la solidarité, de la bonté et de la tendresse, tout nous réunit, tout est correspondance. Naïve cette série, dans l’univers Netflix ? Pis, hypocrite ? Simple hommage à la beauté des choses, comme ce rayon de soleil matinal éclairant la table de la cuisine de la joviale makanaï descendue à l’aube et découvrant le sens de sa vie : servir et partager.
Jean Jordy
- La Musique et les heures, éditions du Seuil