L’image d’un homme, à force d’être colportée par les uns et les autres, risque de nous parvenir entièrement déformée. Tant de personnes ont parlé de Federico Garcia Lorca pour le présenter sous des traits qui n’étaient guère siens, que nous, ses amis, nous ne pouvons plus le reconnaître dans la légende créée autour de lui. Les amis d’un grand homme affirment souvent que celui-ci n’est rien d’autre que ce qu’ils en pensent.
Cependant, nul parmi ceux qui ont réellement connu Federico et qui connaissent véritablement son œuvre, ne peut aujourd’hui le retrouver dans ce barde aux allures de messie que l’on s’efforce de nous présenter, ni croire à l’affirmation que son seul public soit celui des champs et des usines d’Espagne.
Sa poésie n’a pas besoin de cette déformation posthume pour faire résonner, comme c’est son cas, la voix la plus secrète, la plus profonde, la plus inspirée de notre peuple, bien que celui-ci l’ignore…
Je n’ai jamais rencontré un homme qui fût autant que Federico Garcia Lorca éloigné d’une image conventionnelle. Nous ne pouvions pas admettre qu’un jour la mort l’immobiliserait dans une attitude définitive. Il fut toujours si vivant, si agité par l’immense souffle de la vie, qu’il semblait impossible que cet homme devint jamais figé même dans la mort. Si je devais donner de lui une image, ce serait plutôt celle d’une rivière. Toujours le même, et, cependant, toujours nouveau, poursuivant son cours ininterrompu, apportant dans son œuvre le souvenir changeant de la vie qu’il aimait passionnément. Sa poésie était libre et spontanée comme une force de la nature, pareille à l’arbre ou au nuage, et, comme eux, mystérieuse.
Aux environs de l’année 1924, à l’époque où ses poèmes, encore inédits, commençaient à se répandre à Madrid en feuilles manuscrites, l’on disait de lui qu’il possédait ce don indéfinissable que les Espagnols, ou plutôt, les Andalous, appellent l’ange. Avoir l’ange signifie aussi bien être doué de charme physique qu’avoir en soi un démon à l’instar de Socrate. L’on ne se préoccupe pas de la nature de l’ange : qu’importe qu’il soit déchu ou fidèle ! C’est une sorte d’état de grâce profane, un mélange unique de vertus célestes et infernales, surgissant dans l’être pour l’orner d’une auréole. Nombreux sont les Espagnols possédant l’ange, mais aucun d’eux n’est parvenu, au même degré que Lorca, à rendre ce don aussi élevé, aussi pur, aussi rare.
Lorsqu’il entrait dans une chambre, tous les visages s’éclairaient d’une joie authentique, et lorsqu’il s’en allait un silence profond s’emparait de tous. Qu’est-elle sans lui, l’Espagne ? Les champs, secs et nus; la mer, déserte et amère…
C’est précisément grâce à cette qualité que sa poésie, ou plutôt une part de sa poésie, avait atteint rapidement le public.
Et, comme les faveurs prodiguées par la nature, se tournent souvent contre ceux qu’elle voulait combler, c’est cette même qualité à quoi il devait sa popularité, qui limita la compréhension du public. Celui-ci est paresseux, il lui suffit de découvrir une infime parcelle d’une oeuvre pour s’imaginer qu’il la connaît toute entière. Comme la plupart des critiques, le public ne lit que la première page d’un livre, et, sou- vent, ignore ainsi ce qu’il contient de meilleur.
Le public ne savait pas que Federico Garcia Lorca, bien que paraissant destiné, dès sa naissance, à la joie, n’ignorait rien de la douleur. La joie et la souffrance s’entrelaçaient si subtilement dans son âme qu’au premier abord il ne fut pas possible d’en distinguer l’une de l’autre. De nature tourmentée, il était incapable, semblait-il, de goûter la moindre jouissance sans en avoir heurté, auparavant, l’épine cachée. C’était là une des plus profondes racines de sa poésie.
Mords la racine amère,
Ce motif revient obstinément dans tous ses écrits.
La tristesse fondamentale de l’Espagnol notre peuple n’est-il pas le plus triste parmi tous ? – qui était à la base de son œuvre, se révélait parfois directement dans sa poésie. Il était impossible de ne pas s’en apercevoir. C’était plus que la tristesse, c’était le sens dramatique de la vie, ce sens tragique dont parlait Unamuno, cette tristesse tragique qui nourrissait deux passions fondamentales : l’amour et la mort.
L’amour, pourrait-on dire, en faisant jaillir les premières paroles de sa poésie, l’acheminait vers la mort, vers cette ultime réalité qui éprouve le besoin de cacher son visage sous un masque d’amour. Il est stupéfiant de constater combien la mort fut le seul thème de la poésie de Lorca, Peu de lecteurs (particulièrement parmi les intellectuels qui, forts de leur culture européenne pourtant si superficielle, croyaient être les seuls artisans de la rénovation espagnole) – se rendaient compte de cette vérité. Mais l’Espagne et son peuple s’expriment essentiellement par un sonore et gigantesque «Oui» et «Non». Ils n’admettent pas les mesquines solutions européennes. Et lorsque cette affirmation et négation de l’Espagne s’affrontent, siècle après siècle, les pauvres intellectuels européanisés s’enfuient dans la confusion. Federico Garcia Lorca était Espagnol jusqu’à l’exagération. Dans sa poésie comme dans son théâtre on ne retrouve que des influences espagnoles, et non seulement celles de tel on de tel auteur classique, mais aussi les aveugles et insatiables influences de la terre et du ciel de l’éternelle Espagne comme si l’essence spirituelle du pays s’était concentrée en son être. Cela n’est pas rare en Espagne. Lope de Vega était un poète de cette espèce.
Il a fallu des siècles pour déposer dans une seule âme l’éternelle richesse du lyrisme espagnol et tout son feu spirituel. Et, pendant ce temps, des êtres anonymes et obscurs vivaient et mouraient sur la terre. Soudain, le feu caché devint lumière et trempa de sa chaleur les corps refroidis.
Un matin douloureux, l’insensibilité brutale, la stupide cruauté d’un groupe d’hommes éteignit cette lumière contre le mur d’une ville andalouse.
Je désirais m’en aller
Où s’en vont les meilleurs hommes.
Me voici arrivé, Seigneur.
Sur le sol,
Une lampe et une couverture…
Même pas cela pour toi, Federico Garcia Lorca, rien que la terre sous ton sang qui coule.
Luis Cernuda
Commune n°53