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  • In Memoriam Robert Badinter (1928-2024)

    In Memoriam Robert Badinter (1928-2024)

    Un matin, un jeune garçon de onze ans avale son petit déjeuner avant de se rendre au lycée. En trempant ses tartines sans doute dans son bol de Nesquick, il entend au journal de France Inter cette phrase qui devait ressembler à « Roger Bontemps et Claude Buffet ont été décapités ce matin, à la prison de la Santé à Paris. » Ce jeune garçon, élevé dans une famille raisonnablement bourgeoise et de gauche donc résolument abolitioniste, se refuse à comprendre ce mot « décapités ». À onze ans, on a les défenses qu’on peut. Sa mère lui en explique le sens, en sachant qu’il le connaissait déjà. L’instant d’après, ce jeune garçon vomit son Nesquick. À onze ans, on a les révoltes qu’on peut. Le même soir, au journal télévisé de l’ORTF, il découvre un homme en colère. L’homme a la quarantaine, peu ou prou l’âge de son père, le sourcil broussailleux et la mâchoire nerveuse. Notre garçon l’aime instantanément, et instantanément, il aime son combat contre la peine de mort. Il n’attend ni Google ni Wikipédia pour connaître par cœur la liste des pays où la peine de mort est en vigueur ou abolie, et il est honteux que le sien soit le dernier à l’appliquer dans ce qui alors s’appelle encore la Communauté européenne. À onze ans, on a les passions qu’on peut.

    Vingt ans plus tard, un merveilleux hasard le place en présence de son grand homme. Et encore trente ans plus tard, une nuit où il ne peut trouver le sommeil après avoir assisté à l’hommage national qui vient de lui être rendu, il écrit ces lignes.

    Aussi cette introduction l’affranchira-t-elle de toute prétention à l’objectivité.

    Raisonnablement de gauche, peut-être peut-on ainsi décrire Badinter, si toutefois on veut bien considérer que raisonnable n’est pas timoré : la rage qui l’a animé dans ses combats nous le prouve. Raisonnable, car sage. Car trop amoureux de la vie pour appeler de ses vœux le grand soir, tant il savait que les grands soirs traînent leurs charrettes de morts ; et tant il est probable que, s’il avait vécu sous la Révolution, il aurait été l’un des tous premiers guillotinés. Plus Voltaire que Rousseau, plus Camus que Sartre, plus Blum que Thorez. Et peut-être un peu plus Mendes France – ou même Rocard – que Mitterrand, même si c’est à ce dernier qu’il doit d’avoir pu agir ? Et, aujourd’hui, plutôt orphelin que Nupes.

    L’inventaire de ce que lui doit le pays a déjà été mille fois dressé : abolition de la peine de mort, suppression des tribunaux d’exception, possibilité pour tout citoyen d’un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme, dépénalisation de l’homosexualité… ; et de ce que lui doit le monde : participation à la mise en place de la Cour pénale internationale, élaboration des constitutions de plusieurs nouvelles démocraties de l’ancien bloc de l’Est, et – encore la peine de mort – lutte pour son abolition universelle. Tout cela, on le lui doit, mais sans doute d’autres, plus tard, auraient fini par le faire.

    Il nous faut donc aller chercher plus loin ce qui décrit au mieux la manière qu’avait Badinter d’être de gauche. Plus loin, c’est dans sa sensibilité. L’histoire de sa famille ainsi que sa complicité intellectuelle avec Elisabeth l’ancraient dans un humanisme qui devait forcément aux Lumières du XVIIIe siècle, mais aussi à la social-démocratie du XXe. Plus loin, c’est dans le pragmatisme. Pour l’avocat d’affaires qu’il avait été, un bon accord était un accord appliqué. Pour le politique qu’il était devenu, une bonne réforme était une réforme appliquée ; donc, en amont, une réforme applicable. Et financée.

    Un exemple, anecdotique mais tellement révélateur. Quand il était ministre de la justice, sa table était réputée la plus chiche de tout le gouvernement. Pourquoi ? Parce que Badinter n’envisageait pas de régaler ses hôtes tant que tous les prisonniers de France ne connaîtraient pas des conditions de détention dignes d’une grande démocratie. Chaque franc dépensé pour régaler des convives qui, avant de venir déjeuner ou dîner à la Chancellerie, ne manquaient déjà pas de grand-chose, était un franc en moins pour les prisons. (Lui-même étant d’un naturel frugal, cela ne le gênait pas, et les mauvaises langues ajouteraient qu’on mangeait presque plus mal chez lui.)

    C’est peut-être un détail. Mais pour Badinter, tous les détails comptaient. Ou pour le dire autrement, Badinter comptait tous les détails. Car pour lui, pas de rigueur sans justice, mais pas non plus de justice sans rigueur.

    Cela suffit-il à définir une manière d’être de gauche ? Peut-être. Mais alors, où se trouve-t-elle dans l’offre politique qui se présente à nous aujourd’hui ? Il semble hélas plus évident de discerner où elle ne se trouve pas. Alors, osons le pari – le rêve ? – que la disparition de Badinter et les hommages qui lui ont été rendus ramèneront sur la scène politique cette exigence de justice et de rigueur. Passé soixante ans, on a les rêves qu’on peut.

    Bruno Boniface

  • Vivifiante résurrection d’un opéra baroque occitan

    Vivifiante résurrection d’un opéra baroque occitan
    Daphnis et Alcimadure (1754) de Mondonville

    Où on évoquera La Fontaine, Rousseau, Clémence Isaure, deux Louis (XV et XVI), Rameau et des Bouffons, un loup et des moutons, l’Amour et les Passionset une musique sémillante

    Sortons des sentiers musicaux battus et faisons culture buissonnière en écoutant l’enregistrement récent d’une œuvre rare du XVIII° siècle. L’opéra baroque français a donné lieu depuis quelques lustres à des découvertes, recréations, productions, enregistrements multiples, preuve d’une curiosité du public renouvelée. Après une série de concerts, la parution en coffret de la « pastorale languedocienne » de Jean-Joseph Cassanea de Mondonville (1711 – 1772), Daphnis et Alcimadure participe avec bonheur de cette veine lyrique qui enrichit notre connaissance de l’histoire de l’opéra en France au temps de Rameau. Sa particularité ? Alors que le bref Prologue est écrit en français, le livret est composé en langue occitane, propre à traduire selon le musicien « cette douceur et cette naïveté tendre qui se prête si bien à l’expression du sentiment ». 

    Frontispice de l’édition originale.  

    Les œuvres de Mondonville, violoniste et compositeur né à Narbonne sortent depuis quelques décennies d’un injuste oubli grâce à plusieurs enregistrements. Pour se limiter à sa production lyrique, on doit à Marc Minkowski, William Christie, Gaétan Jarry, Gyorgy Vashegyi d’admirer ses Grands Motets. Trois de ses opéras sont aisément accessibles au disque, Isbé sous la baguette du chef hongrois précédemment cité qui fait tant pour la diffusion d’opéras français méconnus, Les Fêtes de Paphos célébrées par Christophe Rousset, et singulièrement Titon et l’Aurore qu’unissait Marc Minkowski. En 2021, salle Favart, le metteur en scène Basil Twist a su avec force moutons gambadant exalter l’agreste alacrité de cette pastorale portée par les Arts florissants sous la direction du toujours vert William Christie (multidiffusions en février sur Mezzo). On se prend à souhaiter pareil sort pour notre bucolique baroque. 

    Le livret de Daphnis et Alcimadure est inspiré d’une fable de La Fontaine (XII, 24). 

     Jadis une jeune merveille

    Méprisait de ce Dieu [Amour] le souverain pouvoir ;

                   On l’appelait Alcimadure :

    Fier et farouche objet, toujours courant aux bois,

    Toujours sautant aux prés, dansant sur la verdure

                  Et ne connaissant autres lois

    Que son caprice ; au reste égalant les plus belles,

                   Et surpassant les plus cruelles […]

    Le jeune et beau Daphnis, Berger de noble race,

    L’aima pour son malheur : jamais la moindre grâce

    Ni le moindre regard, le moindre mot enfin,

    Ne lui fut accordé par ce cœur inhumain.

    Las de continuer une poursuite vaine,

                   Il ne songea plus qu’à mourir.

    Mais l’amour ne saurait pour Mondonville demeurer continûment cruel ou fatal. Chez La Fontaine, le dénouement se révèle doublement dramatique : « Daphnis mourut d’amour », et l’Amour insulté accable « l’insensible » qui « au Styx descendue » se heurte à son tour au dédain du berger. La pastorale lyrique s’avère plus douce et plus aimable. Certes, la belle se révèle longtemps cruelle ; certes, l’amant cherche à mourir. Mais sa victoire contre un loup qui ravage les troupeaux et menace la jeune fille et la ruse de son frère prétendant Daphnis mort ont raison des rigueurs d’Alcimadure. Elle consent à aliéner sa liberté et se rend à la toute-puissance du petit dieu d’amour : « Lou dieu nenet és un embelinayre » ! 

    La pastorale de Mondonville est créée à Fontainebleau, résidence d’automne de Louis XV et de la Cour, le 24 octobre 1654. On célébrait par force divertissements et réjouissances la naissance deux mois plus tôt. du Duc de Berry, futur Louis XVI. On ne saurait en ces temps de réjouissances tuer deux amants et tout doit finir par des chants et des danses. L’accueil est triomphal et échappe aux polémiques qui font rage autour de la musique lyrique.  En ce milieu du XVIII° siècle, l’opéra est en effet affaire politique. Nous sommes en plein cœur de la Querelle des Bouffons qui a éclaté en août 1752 opposant partisans de l’opéra français à ceux de l’opéra italien à l’occasion de la représentation à Paris de La Servante maîtresse (La Serva padrona, le titre italien s’impose) de Pergolèse. Dans sa lette sur la Musique française, publiée un an plus tard, Jean-Jacques Rousseau, lui-même compositeur et qu’on a connu mieux inspiré, prend fait et cause en faveur de l’opéra italien et contre le grand Rameau. Il fustige notamment l’emploi de la langue française, « peu propre à la poésie » et mal faite pour être mise en musique :  «Je crois avoir fait voir qu’il  n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue; que l’harmonie en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d’écolier ; que les airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n’est point du récitatif ». L’auteur des Confessions se ravisa vingt plus tard. Mondonville et son Daphnis ne subirent pas les foudres des critiques, non seulement en raison du charme de la partition qui marie tendresse et alacrité, de la douceur des sentiments, mais aussi à cause de l’usage de la langue occitane, proche par son rythme, son accentuation et sa musicalité, de l’italien. Les contemporains la louèrent comme une « nouveauté piquante à l’opéra ». Succès absolu : quoique défenseur de l’opéra français et proche de Rameau, Mondonville avait su parer son opéra de l’esprit brillant des Italiens. Le genre même de la pastorale ne trouve-t-il pas sa source théâtrale dans l’Aminta (1573) du Tasse, favola boschereccia ? 

    Portrait de Mondonville par Quentin La Tour

    Deux siècles passèrent. Rendons à Maillard (Jean-Christophe) ce qui lui revient. Le musicologue, flutiste et joueur de musette français, disparu en 2015, a le premier redonné vie à la partition de Mondonville (1981). Le maitre d’œuvre de l’enregistrement présent, Jean-Marc Andrieu, lui rend justement hommage dans le remarquable livret d’accompagnement. Mais par le travail d’édition, l’acuité des recherches et de restitution, l’inventivité documentée de l’instrumentation, et par la grâce des interprètes, c’est une recréation lyrique, une résurrection musicale qui sont aujourd’hui offertes, rafraichissant et égayant nos oreilles.

    On ne saurait ici détailler les agréments de cette œuvre, ses audaces aussi. Frappent à la fois son élégance et sa vivacité, servies par un orchestre Les Passions, riche de couleurs et de rythmes variés. Quelques exemples pour vagabonder au gré des épisodes. Le Prologue en français fait apprécier la voix d’Hélène Le Corre : elle prête la distinction de son timbre et la souplesse de sa ligne de chant à la poétesse mythique Clémence Isaure qui ose cet hymne paradoxal à l’inconstance : « Pour que l’amour soit durable et charmant / Il faut au sentiment joindre le badinage / Et qu’un fidèle amant / Ait l’enjouement / D’un cœur volage ». Allier à la rime fidélité et amusette, c’est là une liaison bien dangereuse… et savoureuse. Et placer le récit des amours occitanes de nos bergers sous le patronage de la fondatrice (ou restauratrice) des Jeux floraux toulousains justifie habilement l’usage de la langue d’oc de la pastorale. 

    Notre fable bocagère se place d’emblée sous le signe mélancolique du désespoir amoureux. « Hélas ! pauret, que farey-jou ? Tant m’a blassat lo dieu d’amou […] / Soufri la péno la pu duro. »1. Daphnis va décliner sa souffrance dans plusieurs airs, dont on admire la simplicité naïve et le caractère touchant, mais aussi la diversité des modulations dolentes. Le haute-contre François-Nicolas Geslot évite un double piège, celui de la monotonie en construisant une évolution et celui de la mièvrerie – présente dans quelques métaphores fades – par la clarté de la projection, la douceur du timbre et un investissement intègre dans le rôle ingrat de l’amant épris et méprisé. Ainsi, l’églogue élégiaque « Poulido pastoureo » harmonise galamment tendresse et tristesse. Dès l’air d’entrée d’Alcimadure « Gazouillats, auzelets » l’auditeur tombe sous le charme des délicieuses roucoulades d’Elodie Fonnard. On ne cantonnera pas le talent de la soprano à ces plaisantes imitations de la nature dont raffolaient les Anciens. Elle fait de son personnage une femme frémissante, refusant l’aliénation de l’amour. « Laysso me moun indiferencço » et la fin de l’oeuvre dessinent un portrait de jeune fille délicat et complexe. Hors des conventions, Janet, frère de l’héroïne, apparait comme le véritable maitre de l’action dont il précipite et varie les péripéties. Il préfigure par son bon sens, son pragmatisme, sa jovialité et une forme de bouffonnerie bravache bien des personnages d’opéras à venir. Fabien Hyon, voix harmonieuse de bariténor dirait-on aujourd’hui, lui confère verve et bonhomie. L’éloge sonnant et tonnant de la guerre « Rés n’estan bel ni tan gran qu’un armado » constitue un morceau de bravoure réjouissant :  chanteur, onomatopées, cordes survitaminées et percussions toniques font résonner les échos des batailles sur les riants paturages, dans un tintamarre joyeux où se glisse une flatterie courtisane pour le Roi spectateur. Ainsi interprétée, « Ah Dieu ! que la guerre est jolie »2

    Nous admirons la palette sonore d’un orchestre sur instruments anciens : ils savent donner à cette musique une saveur et une fraicheur, notamment dans les danses nombreuse (gigues, menuets…) qui émaillent l’œuvre. Les Tambourins, d’origine provençale, renforcent le caractère méridional de l’opéra. Les Chœurs de chambre Les Eléments dont on fête les 25 ans, toujours sous la direction de Joël Suhubiette, font chanter les personnages populaires avec jovialité. Une curiosité pittoresque. Le livret et la musique nous invitent à une chasse au loup, propre à surprendre et à ravir le public royal. On goûte la « couleur locale » et la fantaisie qu’offre dans l’élégie pastorale l’intrusion de ce pseudo-réalisme guerrier. Le péan burlesque que conduit Janet « Frapén dal pé, baten la ma » couronne cet épisode valeureux. 

    Ultime plaisir de cette musique qu’on aurait tort de croire facile : bien des airs restent gravés dans notre mémoire N’oublions pas que le divertissement de Cour s’adresse à un public cultivé, féru de musique et de nouveauté, exigeant, qu’il faut savoir étonner et charmer. Y parvenir aujourd’hui encore prouve l’art accompli du mélodiste. Réjouissons-nous ! Daphnis et Alcimadure vient de renaitre : « Benéts, mous jantis coumpagnous / L’amour ayci fa sa demouro / Dansats, sautas, trémoussats bous/  /  ».3

    Jean Jordy

    1. Outre la traduction française, le livret propose deux graphies différentes du dialogue occitan, l’une est la graphie normalisée, la seconde reproduit fidèlement le texte de la partition éditée par Mondonville. Les citations de l’article reproduisent la graphie originelle.
      ↩︎
    2.  « Ah Dieu ! que la guerre est jolie / Avec ses chants ses longs loisirs », Apollinaire, L’Adieu du cavalier in Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916).
      ↩︎
    3. « Venez mes gentils compagnons / L’amour ici fait sa demeure / Dansez, sautez, trémoussez-vous »

      ↩︎

    Daphnis et Alcimadure.  Elodie Fonnard : Alcimadure, soprano ;  François-Nicolas Geslot : Daphnis, haute-contre ; Fabien Hyon : Jeanet, taille ; Hélène Le Corre : Clémence Isaure, soprano 

    Le Chœur de Chambre Les éléments dir : Joël Suhubiette ; L’Orchestre Les Passions 

    Jean-Marc Andrieu, direction. 2 CD Ligia.

  • La Révolution française et la paix

    La Révolution française et la paix

    Il peut sembler étrange de mettre en relation la Révolution française et la paix : on associe plus spontanément la Révolution française à une série de bouleversements en France et en Europe qui font davantage penser aux guerres, qu’il s’agisse des guerres pour défendre la Révolution contre les coalisés de l’extérieur, des guerres de conquêtes révolutionnaires ou encore des guerres à l’intérieur, guerres civiles entre les révolutionnaires et les partisans de l’ordre ancien.

    À cela s’ajoute que la notion de paix telle qu’on la conçoit à l’époque a peu de chose à voir avec la définition de la paix aujourd’hui. Qu’appelle-t-on « paix » au XVIIIe siècle ? Un état provisoire entre deux guerres, un point d’équilibre et de stabilité atteint par la victoire de la puissance la plus forte du moment. Et on appelle « traité de paix » un traité qui consacre un état du rapport de forces à un moment donné où le vainqueur impose sa loi aux vaincus. Il en est allé ainsi depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, la paix était spécifiée par un adjectif désignant le vainqueur (pax romana, pax americana) et les traités « de paix » n’ont pas empêché de nouvelles guerres dès que le rapport de forces a évolué, pensons par exemple aux traités de Westphalie qui mirent fin en 1648 à la Guerre de Trente Ans ou au traité de Versailles en 1919 conclu à l’issue de la Première Guerre mondiale.

    Aussi loin que remonte l’Histoire, c’est la culture de la guerre qui domine – et non pas la culture de la paix. Dans les relations entre États, la paix ne constitue ni l’objectif, ni le moyen des puissances plus ou moins grandes. Leur but, c’est l’hégémonie, la conquête ; la loi qui régit les relations internationales, c’est la loi du plus fort.

    Ce long préambule nous amène à formuler les questions suivantes : comment la Révolution française a-t-elle posé la question de la paix ? A-t-elle sur ce plan-là – comme ce fut le cas sur beaucoup d’autres – apporté une rupture dans la conception et la définition de la paix ? Et à défaut, qu’est-ce que la guerre pour les Révolutionnaires français ?

    *

    Si l’on s’en tient à la conception de la paix de l’époque, à savoir un équilibre temporaire du rapport de forces obtenu par la domination d’une ou plusieurs puissances hégémoniques grâce à leur force économique et militaire, il est clair qu’un processus révolutionnaire affectant une de ces puissances ne peut que perturber cet équilibre et entraîner de nouvelles guerres. Mais la Révolution française fait bien plus que remettre en cause l’équilibre entre puissances : elle remet en cause un ordre social commun aux puissances européennes, le système monarchique. Elle perturbe donc non seulement les rapports entre les pays, mais elle s’attaque à la nature même des différents régimes en compétition pour l’hégémonie.

    Avec la Révolution française, on assiste à la véritable naissance de l’idée de nation, ce qui va transformer la nature des guerres qui ne se mèneront pas tant entre des pouvoirs en concurrence qu’entre deux conceptions de la société. Pour aller vite, elles opposeront les tenants du pouvoir de droit divin et de la monarchie absolue à la bourgeoisie se réclamant de la liberté et qui prône le droit et la nation face au despotisme illégitime.

    Il apparaît dès lors que la question de la paix n’est pas primordiale pour les révolutionnaires qui posent d’abord la question du pouvoir, des droits, de la liberté. Il convient néanmoins de se reporter aux sources intellectuelles de la Révolution, les Lumières en particulier, qui ont traité de la question de la paix.

    Les Lumières et la paix

    Parmi les représentants du courant des Lumières en France, il faut citer Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, l’Abbé de Saint-Pierre (1658-1743), qui a pensé un monde sans guerre dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Il y eut quatre versions de cet essai entre 1708 et 1712, la dernière parut en Hollande en 1713. Constatant qu’il n’y avait pas de paix durable faute de sûreté dans l’application des traités, l’Abbé de Saint-Pierre avait imaginé un congrès permanent des dix-huit principales souverainetés européennes qui constituerait une instance d’arbitrage pour la bonne application des traités, une sorte de SDN bien avant l’heure. Pour l’Abbé de Saint-Pierre, une telle réforme devait être impulsée par l’autorité monarchique, elle ne concernait par ailleurs que les puissances chrétiennes.

    Malgré les efforts de l’Abbé de Saint-Pierre pour promouvoir son projet auprès des autorités et de l’opinion, il n’obtint pas la permission officielle d’imprimer en France. Son ouvrage n’eut guère plus qu’un succès d’estime pour les bonnes intentions de l’auteur, jugées cependant impraticables. Il suscita cependant l’intérêt de Jean-Jacques Rousseau et du philosophe allemand Immanuel Kant.

    Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) a largement commenté l’œuvre de l’Abbé de Saint-Pierre dans Extrait du Projet de Paix perpétuelle de M. l’Abbé de Saint-Pierre paru en 1761 et dans Jugement sur le projet de paix perpétuelle de M. l’Abbé de Saint-Pierre publié de manière posthume en 1782. S’il salue la démarche rationnellement inattaquable de l’Abbé, il se montre sceptique à l’égard d’un projet totalement irréalisable dans un monde « où puissance et sagesse s’excluent ». L’erreur de l’Abbé selon Rousseau, c’est qu’il « veut convaincre les princes qui ont besoin de la guerre alors que ce sont les peuples qui ont besoin de la paix ». Pour Rousseau, l’Europe était formée d’États gouvernés chacun par les intérêts égoïstes de princes illégitimes maintenant leur pouvoir par la force sur des sujets avilis par le despotisme ; il jugeait chimérique de vouloir instituer entre ces peuples des relations équilibrées, pacifiques. Il fallait d’abord instaurer partout un ordre légitime.

    Immanuel Kant (1724-1804), penseur allemand des Lumières, auteur en 1784 de Was ist Aufklärung ? (Qu’est-ce que les Lumières ?), a repris l’idée de paix perpétuelle dans son essai Zum ewigen Frieden (Vers la paix perpétuelle) qui paraîtra en 1795. Kant s’est nourri de l’actualité révolutionnaire française plutôt qu’il ne l’a nourrie, mais il a posé les prémices d’une théorie de la paix démocratique, c’est-à-dire de la paix acquise et garantie par la démocratisation de la société. Selon sa conception idéaliste des relations internationales, les démocraties ne se font pas la guerre.

    Pour revenir à la France, il est une référence incontournable, symbole de l’œuvre des Lumières, à savoir l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éditée de 1751 à 1772 sous la direction de Denis Diderot (1713-1784). Dans cet ouvrage majeur qui a nourri les esprits des futurs révolutionnaires, on trouve un article « Paix » sous la plume d’Etienne Noël Damilaville, de son vrai nom D’Amilaville (1726-1768). Dans cet article, l’auteur veut démontrer les bienfaits de la paix en opposition aux guerres dont il analyse causes et conséquences. L’article constitue un réquisitoire contre la guerre qui apparaît comme une entreprise contre la nature et contre la raison.

    Les extraits suivants de l’article « Paix » de l’Encyclopédie contiennent nombre d’éléments qui se retrouveront notamment dans les discours de Robespierre sur la guerre et la paix :

    La guerre est un fruit de la dépravation des hommes; c’est une maladie convulsive et violente du corps politique; il n’est en santé, c’est-à-dire dans son état naturel, que lorsqu’il jouit de la paix; c’est elle qui donne de la vigueur aux empires; elle maintient l’ordre parmi les citoyens; elle laisse aux lois la force qui leur est nécessaire; elle favorise la population, l’agriculture et le commerce; en un mot, elle procure au peuple le bonheur qui est le but de toute société. La guerre, au contraire, dépeuple les Etats; elle y fait régner le désordre; les lois sont forcées de se taire à la vue de la licence qu’elle introduit; elle rend incertaine la liberté et la propriété des citoyens; elle trouble et fait négliger le commerce; les terres deviennent incultes et abandonnées. (…) Si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l’empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre. Ils ne marqueraient point cet acharnement qui caractérise les bêtes féroces. Attentifs à conserver une tranquillité de qui dépend leur bonheur, ils ne saisiraient point toutes les occasions de troubler celle des autres. Satisfaits des biens que la nature a distribués à tous ses enfants, ils ne regarderaient point avec envie ceux qu’elle a accordés à d’autres peuples ; les souverains sentiraient que des conquêtes payées du sang de leurs sujets ne valent jamais le prix qu’elles ont coûté.

    À l’été 1789, on n’en est pas du tout à évoquer ces questions, et pourtant, dès 1790, la question de la paix, ou plutôt celle de la guerre, va se trouver posée.

    La Déclaration de paix au monde du 22 mai 1790

    Bien moins connue que le décret du 4 août 1789 sur l’abolition des privilèges et que la Déclaration de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, ce qu’on a appelé la Déclaration de Paix au Monde est un autre texte important issu de l’Assemblée Constituante. Rappelons l’origine de la Constituante : le 17 juin 1789, les députés des États Généraux s’érigent d’eux-mêmes en une « Assemblée nationale » qui deviendra Assemblée nationale constituante le 9 juillet 1789.

    Le 22 mai 1790, l’Assemblée Constituante adopte un décret comportant neuf articles « concernant le droit de faire la paix et la guerre ». Cette décision intervient au terme d’un long débat lié à un incident diplomatique et politique entre la Grande-Bretagne et l’Espagne durant l’été 1789, connu sous le nom de « crise de Nootka ». La baie de Nootka se situe sur la côte ouest de l’île de Vancouver, dans la région Nord-Ouest Pacifique de l’Amérique du Nord, faisant partie aujourd’hui de la province canadienne de Colombie-Britannique. Entre la Grande-Bretagne et l’Espagne existent à l’époque de constantes tensions portant sur les revendications de souveraineté et les droits de navigation et de commerce le long des côtes du Pacifique et à l’été 1789, les Espagnols capturent quatre navires anglais, emprisonnent les équipages britanniques et prennent officiellement possession au nom de l’Espagne de toute la côte nord-ouest. La Grande-Bretagne demande réparation, l’Espagne refuse et la guerre se profile entre les deux pays.

    En vertu du « pacte de famille » liant les Bourbons, Louis XVI se retrouve du côté de l’Espagne qui lui demande son soutien. Ayant échoué dans une tentative de médiation entre les deux puissances européennes et craignant le déclenchement d’une guerre, le roi veut mobiliser la Marine et demande à la Constituante de voter des subsides, un « secours », pour la Marine. Le débat qui s’engage à la Constituante le 15 mai 1790 va bien au-delà de la demande initiale du roi et débouche sur une question constitutionnelle que l’on peut formuler ainsi : la nation doit-elle déléguer au roi l’exercice du droit de la paix et de la guerre ?

    Le débat vit s’opposer Mirabeau pour qui ce droit ne pouvait appartenir qu’au roi, en tant que chef de l’exécutif, et Robespierre affirmant que ce droit devait revenir aux seuls représentants de la nation. Vingt-deux projets de décret furent proposés et finalement, l’Assemblée Constituante adopta un texte de compromis confiant dans son premier article le droit de guerre et de paix au roi d’abord et à l’assemblée ensuite seulement :

    « Art. 1. —  Le droit de la paix et de la guerre appartient à la nation. — La guerre ne pourra être décidée que par un décret du Corps législatif, qui sera rendu sur la proposition formelle et nécessaire du Roi, et ensuite sanctionné par Sa Majesté. »

    Cependant, l’article 4 du décret reprit une idée développée par Robespierre, hostile aux subsides destinés à se lancer dans une guerre. Dans son discours du 15 mai 1790, Robespierre a proposé que l’Assemblée proclame que « la nation française contente d’être libre ne veut s’engager dans aucune guerre et veut vivre avec toutes les nations dans cette fraternité qu’avait recommandée la Nature ». Par cette déclaration de fraternité, Robespierre voulait éviter d’accroître les pouvoirs du roi. On retrouve cette préoccupation dans les articles 3 et 4 du décret du 22 mai 1790 :

    Art. 3. — Dans le cas d’hostilités imminentes ou commencées, d’un allié à soutenir, d’un droit à conserver par la force des armes, le pouvoir exécutif sera tenu d’en donner, sans aucun délai, la notification au Corps législatif, d’en faire connaître les causes et les motifs ; et si le Corps législatif est en vacance, il se rassemblera sur-le-champ.

    Art. 4. — Sur cette notification, si le Corps législatif juge que les hostilités commencées soient une agression coupable de la part des ministres ou de quelque autre agent du pouvoir exécutif, l’auteur de cette agression sera poursuivi comme criminel de lèse-nation ; l’Assemblée nationale déclarant à cet effet que la nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes, et qu’elle n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple.

    Ainsi, cette déclaration de paix au monde n’apparaît-elle qu’incidemment au détour de l’article 4, sans avoir le caractère d’une déclaration solennelle. Elle n’en porte pas moins la marque de Robespierre et sera reprise dans la Constitution du 3 septembre 1791, et ensuite dans le préambule de la Constitution de 1946, faisant ainsi partie du « Bloc constitutionnel » auquel se réfère la Constitution actuelle de la Ve République.

    La révolution confrontée à la guerre

    Le climat initial de paix voulu par l’Assemblée Constituante ne va malheureusement pas durer malgré l’accueil plutôt favorable de l’esprit de liberté qui règne en France, à la fois par les élites intellectuelles européennes et parfois même par des monarques se voulant « despotes éclairés ». Par ailleurs, l’empereur autrichien fait face à la menace turque et le roi de Prusse et Catherine II de Russie sont occupés à dépecer la Pologne.

    Plusieurs événements vont changer la donne. La fuite du roi en juin 1791, son arrestation à Varennes ont pour effet de placer désormais le roi sous surveillance, son acceptation de la Constitution d’octobre 1791 ne suffisant pas à lever la défiance à son encontre. Le soupçon de complicité avec les souverains étrangers, déjà nourri par les liens entretenus par la reine Marie-Antoinette avec la cour d’Autriche, va se voir renforcé par la « déclaration de Pillnitz » rédigée en août 1791 lors d’une conférence entre l’empereur autrichien Leopold II et le roi Frédéric-Guillaume II de Prusse au château de Pillnitz en Saxe. Émus par le sort de Louis XVI et voyant chanceler en France le principe de l’autorité absolue, les souverains européens prirent conscience de la nécessité de se concerter pour conjurer la menace révolutionnaire. Ils étaient également sensibles aux arguments des émigrés leur demandant leur aide et leur intervention en France. Malgré les pressions du marquis de Bouillé, du Comte d’Artois, frère de Louis XVI, et de l’ancien ministre Calonne, la déclaration de Pillnitz n’annonce pas l’entrée en guerre immédiate contre la France. Elle n’en manifeste pas moins un soutien au roi de France en des termes inacceptables pour les révolutionnaires. En voici le texte daté du 27 août 1791 :

    Sa majesté l’Empereur, et sa majesté le roi de Prusse, ayant entendu les désirs et les représentations de Monsieur et de monseigneur le Comte d’Artois, se déclarent conjointement qu’elles regardent la situation où se trouve aujourd’hui le roi de France comme un objet d’un intérêt commun à tous les souverains de l’Europe. Elles espèrent que cet intérêt ne peut être méconnu par les puissances dont le secours est réclamé, et qu’en conséquence elles ne refuseront pas d’employer, conjointement avec leurs dites majestés, les moyens les plus efficaces relativement à leurs forces pour mettre le roi de France en état d’affermir dans la plus parfaite liberté les bases d’un gouvernement monarchique, également convenable aux droits des souverains et au bien-être de la nation française. Alors, et dans ce cas, leurs dites majestés, l’Empereur et le roi de Prusse sont résolues à agir promptement et d’un mutuel commun accord avec les forces nécessaires pour obtenir le but proposé en commun. En attendant, elles donneront à leur troupes les ordres convenables pour qu’elles soient à portée de se mettre en activité.

    À partir de 1792, les émigrés s’organisent à l’étranger et réunissent à Coblence l’armée des princes ; ils n’ont de cesse de mettre en garde les souverains étrangers contre la contagion révolutionnaire et les incitent à intervenir.

    Non seulement l’idée de guerre a progressé dans les esprits, mais elle fait désormais l’objet de débats à l’Assemblée législative qui vont diviser profondément les révolutionnaires. Chez les Feuillants, partisans de la Constitution de 1791, monarchistes constitutionnels qui constituent le gouvernement, la guerre est perçue comme une menace pour les acquis de la révolution ; mais pour les militaires autour de La Fayette, une guerre victorieuse pourrait renforcer l’autorité du roi. Pour les Girondins qui veulent aller plus loin en matière de démocratie et continuer la révolution, il est nécessaire d’être ferme face aux monarques étrangers ; ils veulent mettre le roi au pied du mur à l’Assemblée sur la question des rassemblements des émigrés.

    Cette question va justement permettre au roi un double jeu qui va conduire à la déclaration de guerre du 20 avril 1792. Les débats de novembre 1791 contre les rassemblements d’émigrés et de janvier 1792 enjoignant l’empereur Leopold II à agir contre les émigrés donnent l’occasion aux Girondins de défendre l’idée d’une guerre contre les rois en réponse à la menace de guerre des rois contre la France. Le roi, qui a d’abord mis son veto aux décrets visant les émigrés et les prêtres réfractaires, fait volte-face en décembre 1791 en approuvant un décret visant l’un des princes rhénans et en ordonnant à ce prince de chasser les émigrés de ses possessions. Louis XVI s’engage ainsi dans une politique belliqueuse dont il espère secrètement qu’elle amènera l’empereur Leopold II à intervenir.

    Durant toute la période, Robespierre qui ne siège pas à l’Assemblée législative, essaie depuis les clubs à l’extérieur de l’Assemblée de s’opposer au courant favorable à la guerre : il voit dans la guerre un piège pour les forces révolutionnaires, il redoute aussi bien la défaite qui mettrait fin à la révolution que la victoire qui mettrait en avant des généraux aspirant à la dictature militaire. Et il rejette l’idée d’exporter la Révolution par les armes.

    La suite va pourtant voir le renvoi des ministres feuillants et la constitution d’un gouvernement girondin favorable à la guerre pour défendre la Révolution ; chez les Feuillants, La Fayette est également favorable à la guerre mais pour des raisons opposées à celles des Girondins, pour renforcer le pouvoir royal. En nommant des ministres girondins, Louis XVI joue la politique du pire : s’il souhaite la guerre, c’est pour la perdre et voir les armées étrangères le rétablir dans ses prérogatives.

    Le 20 avril 1792, le roi propose de déclarer la guerre au « roi de Bohème et de Hongrie », c’est-à-dire à Leopold II qui n’a pas encore été formellement couronné empereur. 750 députés votent pour et seulement 7 contre.

    La guerre de 1792 et ses conséquences

    Les débuts de la guerre sont catastrophiques. L’armée française est totalement désorganisée suite aux défections massives des officiers issus de la noblesse, elle connaît défaite sur défaite. En juillet 1792, la Prusse entre en campagne aux côtés des Autrichiens, les Prussiens s’apprêtent à marcher sur Paris, l’Assemblée proclame « la Patrie en danger » le 11 juillet 1792.

    Dans le but d’intimider Paris, le chef de l’armée prussienne, le duc de Brunswick, adresse au peuple parisien une proclamation datée du 25 juillet 1792. Ce « Manifeste de Brunswick » ordonne aux habitants de « se soumettre sur le champ et sans délai au roi », et au cas où « il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés, le roi, la reine et la famille royale », il menace d’une « vengeance exemplaire et à jamais mémorable en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale ». Inspiré par des émigrés ayant fui la Révolution, ce texte a totalement raté son objectif, il a au contraire contribué à radicaliser la Révolution Française, la guerre devenant une lutte à mort entre la Révolution et la contre-révolution.

    Dès sa parution à Paris, le manifeste déclenche un formidable sursaut révolutionnaire qui aboutit à l’assaut sur les Tuileries le 10 août 1792. Louis XVI est déchu du pouvoir par l’Assemblée, puis incarcéré à la prison du Temple en attente de son procès. Les « massacres de Septembre » s’inscrivent dans le même contexte de radicalisation et de panique face à l’invasion étrangère.

    Après la journée du 10 août, les Prussiens ont envahi sans difficulté l’est de la France. Le 23 août, la garnison de Longwy capitule sous la pression de la population effrayée par les bombardements et le 2 septembre, Verdun capitule à son tour presque sans résistance. Le 20 septembre 1792, lors de la bataille de Valmy, les troupes françaises battent les armées coalisées et sauvent la Révolution Française in extremis de l’invasion étrangère. Le lendemain, la République est proclamée.

    La guerre commencée en 1792 a finalement profité à la Révolution alors que ses initiateurs, en premier lieu Louis XVI mais aussi La Fayette en furent les victimes, entrainant dans leur chute les monarchistes constitutionnels. En revanche, la guerre a donné une dimension nouvelle à la révolution, en développant le sentiment national et en relançant le mouvement révolutionnaire.

    Au plan européen, la Révolution française remet en cause l’ancien ordre des choses et dénie toute légitimité à l’absolutisme. La guerre lui permettra d’apparaître comme émancipatrice, mais aussi, très vite, de devenir conquérante. 1792 inaugure une longue période de conflits qui va durer vingt-trois ans jusqu’à la chute de Napoléon.

    Les guerres menées par la Convention, puis par le Directoire, le Consulat et l’Empire ont fait de la France nouvelle une puissante conquérante qui n’a pas tenu les engagements de la Déclaration de 1790. Les guerres successives ont débouché sur des traités de paix sanctionnant des victoires et l’hégémonie française sans jamais aucune préoccupation de paix durable. Le pouvoir croissant de Bonaparte, né des guerres, illustre les craintes qu’avait exprimées Robespierre : la guerre est une menace pour la Révolution.

    Tout en se voulant universaliste, la Révolution française n’a pas su réfléchir aux conditions nécessaires pour l’émancipation des peuples ; elle n’a pas réfléchi à la paix autrement que dans les catégories du rapport de forces et de l’hégémonie militaire. Le seul révolutionnaire à avoir développé une réflexion un tant soit peu « pacifiste » est Robespierre. Il nous apparaît nécessaire de faire en guise de conclusion la synthèse de cette réflexion.

    Robespierre et la paix

    Nous l’avons vu, Robespierre a été l’inspirateur de la Déclaration de paix au monde de mai 1790 : lors des débats, il refusait que la France se lance dans une guerre qui ferait le malheur des peuples et exigeait en revanche que la France proclame qu’elle avait renoncé à tout esprit de conquête et qu’elle ne se battrait que si elle était attaquée. Il fit ainsi jaillir une idée qu’il reprit sans cesse jusqu’à sa mort, celle de la responsabilité de la France révolutionnaire vis-à-vis des autres peuples.

    Robespierre a dès le départ voulu conjurer le risque de guerre par une politique de prudence : il préconisait que la nation soit prête à se défendre tout en évitant de se lancer dans des aventures militaires susceptibles de mettre en danger l’existence même du nouveau régime. Pour lui, la guerre n’est pas le moteur de la dynamique révolutionnaire et il refuse la guerre de conquête.

    Lors des débats de 1791 et 1792, les propos de Robespierre témoignent d’une prise de conscience aigüe des multiples dangers de la guerre. À qui profite-t-elle ? « La guerre est bonne pour les officiers, les ambitieux, les agioteurs, les ministres, le pouvoir exécutif dont elle augmente l’autorité, la popularité, l’ascendant ; bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés qui gouvernent la France ».

    Il réclame le contrôle des finances publiques, souligne les dangers du « césarisme » et redoute le risque de coup d’État rendu possible par l’ascendant des généraux sur leurs troupes et l’obéissance passive entretenue par l’esprit militaire. Il refuse l’idée d’exporter la Révolution par les armes : « C’est par le progrès de la philosophie et par le spectacle du bonheur de la France que vous étendrez l’empire de notre révolution, et non par la force des armes et par les calamités de la guerre ».

    Une fois la guerre déclarée, Robespierre préconise de transformer la nature de la guerre : « en faire la guerre des peuples contre la tyrannie » ; mais il ne faut pas brusquer les peuples : « on peut aider la liberté, jamais la fonder par l’emploi d’une force étrangère… Ceux qui veulent donner des lois les armes à la main ne paraissent jamais que des étrangers et des conquérants ».

    En 1793, Robespierre plaide pour réussir la guerre défensive, la seule guerre légitime à ses yeux. À partir du printemps 1794, Robespierre n’a de cesse de mettre en garde contre ce qu’il appelle les dangers de la victoire. À la veille de sa mort, le 8 thermidor, il déclare dans un discours prophétique : « La victoire ne fait qu’armer l’ambition, éveiller l’orgueil et creuser de ses mains brillantes le tombeau de la République. Qu’importe que nos armées chassent devant elles les satellites armées des rois, si nous reculons devant les vices destructeurs de la liberté publique ? […] Laissez flotter un moment les rênes de la Révolution, vous verrez le despotisme militaire s’en emparer et le chef des factions renverser la représentation avilie ».

    *

    La Révolution française a posé des jalons sur la question de la Paix. La Déclaration de 1790 a gardé jusqu’à aujourd’hui sa valeur constitutionnelle. Elle a aussi, notamment par la voix de Robespierre, réfléchi à la nature des guerres et s’est posé la question de leur légitimité.

    Mais dans l’ensemble, elle n’a pas été en mesure de se dégager de la culture de guerre, c’est-à-dire de l’idée de conquête et d’hégémonie par la force. Robespierre en a pressenti les dangers mais les années napoléoniennes ont anéanti les réflexions les plus progressistes sur la guerre.

    La réflexion sur la paix, sur les conditions nécessaires à la paix reste embryonnaire ; il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir éclore l’idée de culture de paix – une idée qui remet en cause les fondements de l’ordre social actuel et dont le potentiel est proprement… révolutionnaire !

    Alain Rouy

  • Les Consolantes : dire le drame et vivre vivant

    Les Consolantes : dire le drame et vivre vivant

    Dans sa nouvelle pièce, Les Consolantes, Pauline Susini cherche à « transmettre les matériaux d’une histoire commune », celle des attentats du 13 novembre 2015. Et elle y parvient avec justesse, poésie et intelligence dans un moment de théâtre lumineux et sensible.

    A Paris, la pièce est jouée depuis le 30 janvier et jusqu’au 9 février, au Théâtre 13 (13e) avant une représentation au Kremlin-Bicêtre en mars. Elle a été créee à la scène nationale La Garance, à Cavaillon, le 11 janvier, puis au théâtre de l’Etoile bleue, à Paris, en janvier. Elle est portée par les généreux et talentueux : Noémie Develay-Ressiguier, Sébastien Desjours, Sol Espèche, Nicolas Giret-Famin

    Pour construire ce projet, Pauline Susini a travaillé avec l’Institut du temps présent (laboratoire de recherche IHTP) afin de découvrir ce corpus documentaire d’entretiens intimes. Elle se fonde ainsi sur une série de matériaux individuels pour élaborer une pièce qui rend au collectif cette pluralité de paroles sans jamais tomber dans le spectaculaire ni le tapage. Elle nous révèle ainsi sur scène un vrai travail de création, superbement documenté sans être documentaire. L’écriture est toujours juste dans ce texte qui mêle aux témoignages reproduits des extraits littéraires. Cette hybridation, loin d’apparaître gratuite, permet d’entrelacer, par la richesse de l’écriture, une diversité culturelle de paroles et d’ancrer ce corps collectif vibrant. 

    Que se passe-t-il sur scène ? 

    Une parole émerge, se joue et se confronte, une parole qui ne s’enferme pas dans l’autotélisme de sa propre agonie mais qui se heurte au réel pour tenter d’exister, bancale, outrée, terrifiée parfois mais en reconstruction. Elle travaille l’Histoire, se mêle à la mythologie, à ces images d’une mémoire collective déjà là. Dans ce déjà-là, il s’agit d’apprivoiser le réel, d’apprendre à faire corps, avec soi et avec les autres. 

    Quatre acteurs incroyables incarnent une variété de personnages confrontés à l’expérience de la parole comme issue au fil du temps, ils ne nous perdent jamais mais nous guident dans cette catabase historique : comment cette parole lutte-t-elle contre soi-même pour jaillir ? comment affronte-t-elle une autre parole, celle de l’institution, celle d’un discours médiatique, qui parfois généralise et enferme ? D’un discours qui, cherchant à baliser la possibilité d’un cadre institutionnel qui définisse la justice, fait Histoire mais peut être vécu comme négation de la pure expérience individuelle ? Comment, cette parole individuée représente-t-elle l’expérience de l’énonciation ?

    Énoncer, comme une métaphore du théâtre du réel. Dire « je » dans la confrontation à une injonction qui serait celle de la reconstruction, celle de la « résilience ». Violence du mot posé par un diagnostic médical dans une superbe scène où éructe un malade dont le cœur-corps est marqué, des années après, par le drame. Le travail de Pauline Susini interroge comment supporter le discours et le protocole qui viennent assigner à ce corps meurtri une Histoire autre, déplaçant la reconnaissance d’une subjectivité qui, si elle refuse de s’enliser dans le statut de victime, nie toute volonté de résilience, car elle ne cherche pas à performer le réel mais à considérer sa propre histoire. 

    Dans l’évolution de cette palette de personnages, la pièce permet d’énoncer une parole, de tracer ce qui, de la mémoire et de l’évènement, permet de se raccorder à soi-même. Cette pluralité des jeux est précise et juste : la pièce ne tombe jamais dans le corpus exemplaire, elle n’a rien d’une démonstration didactique. Au contraire, elle explore la possibilité d’une contradiction, elle démasque, à l’endroit de ce qui ne s’épouse pas, la manifestation d’une béance dont la conscience révèle le sensible. Ce théâtre ouvre, de manière assumée et brillante, à la possibilité du déplacement de soi à l’égard d’un statut imposé qui, s’il permet un temps de se reconnaître peut ensuite enfermer l’individu. Il touche à la dimension ontologique de l’émancipation du traumatisme dont il assume, en même temps, la conscience d’une trace historique et d’une marque indélébile. En ce sens, l’héritage mythologique permet à nouveau de rattacher à une mémoire commune mais multiple la possibilité de cette reconnaissance. La matière antique du théâtre a ceci d’éternellement bouillonnant qu’elle dit l’arrière-pays des « tourments de la Cité », elle montre – en acte, sur scène, l’intempestif en nous. 

    A ce titre, Pauline Susini use avec talent des pouvoirs du théâtre. La lumière et la musique accompagnent les changements de scène dans une fluidité pleine d’énergie, art qui surgit comme un sursaut salvateur pour venir en secours, parfois, à cette difficulté de la parole et remettre le corps au cœur même du dispositif. Ce sont des corps qui se donnent et se jouent, aux limites de la souffrance et de la recherche de l’autre. Le travail de lumière est particulièrement riche dans ce dédale orphique d’une parole qui se travaille dans un envers de fête et de fougue. Malgré son sujet, la pièce n’en demeure pas moins lumineuse, gonflant dans une émotion si juste un souffle de vie. Elle reste pour le spectateur une expérience belle et forte, un moment de douceur et de théâtre incroyable. 

    Un des talents de Pauline Susini est de nous tenir au bord du désespoir sans ne jamais céder au pathos. Le tragique est là, il existe, mais n’empêche aucun espoir. Elle brise la possibilité de l’effondrement pour mettre en évidence cette énergie qui interroge l’illusion de la consolation tout en assumant la puissance de la parole. A cet égard nombre de scènes sont incroyables, dont on ne gâchera pas le plaisir de la découverte mais qui mêlent avec une vraie exigence de la scène les registres, et cette imbrication intelligente des registres est si rarement réussie qu’il est essentiel de le souligner. Si on voit la machine, c’est pour mieux la partager avec le plateau, sans artificialité. La métaphore liminaire de la rénovation, qui s’étire tout au long de la pièce dans un décor très intéressant, réussit, sous le poids de l’Histoire, à représenter le souffle de vie, l’élan et l’émoi. Pauline Susini ne s’y trompe pas qui intègre si formidablement le geste même de danse comme pulsion brûlante de notre présence au monde. Seul regret ? Celui de ne pas avoir eu l’audace de monter sur scène se déployer avec ces superbes deux acteurs et ces deux actrices et prendre part à la danse. Le reste est expérience de théâtre et de vie, c’est-à-dire l’essentiel. 

    Rodolphe Perez

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    Texte et mise en scène : Pauline Susini 

    Collaboratrice artistique : Florence Albaret 

    Distribution : Noémie Develay-Ressiguier, Sébastien Desjours, Sol Espèche, Nicolas Giret-Famin
    Régie générale : Camille Faye
    Scénographie : Camille Duchemin
    Création lumière : César Godefroy
    Création sonore : Loic Leroux
    Costumes : Clara Hubert 

  • Being There, quand Omar Victor Diop « s’incruste » chez les Blancs

    Being There, quand Omar Victor Diop « s’incruste » chez les Blancs

    Ne confondons pas ! Being There est le titre original d’un film de Hal Ashby (1959) avec Peter Sellers et Shirley MacLaine sur un scénario de Jerzy Kosinski (auteur de L’Oiseau bariolé, récit secouant), sorti en France sous le titre en la circonstance ironique de Bienvenue Mister Chance. 

    C’est aujourd’hui l’intitulé d’un livre original de photographies, paru chez Textuel, fruit de la collaboration entre deux artistes, Lee Shulman et Omar Victor Diop. Le principe en est simple, le résultat déton(n)ant. Le plasticien Diop, revêtant pour chaque cliché l’habit de circonstance se trouve intégré, incrusté dans quelque cinquante clichés parmi les milliers qui constituent le fonds The Anonymous Project, au cœur de groupes d’américains blancs des années 1950. Banal photobombing, anglicisme dont on affuble un « acte accidentel ou intentionnel consistant à apparaitre sur une photographie, contre la volonté du photographe et à l’insu des photographiés » ? Avatar des facétieuses insertions d’un Average Rob se glissant aux côtés de célébrités, d’Hillary Clinton à Brad Pitt en passant par Spider-Man ? L’intention dans Being There s’avère d’une toute autre nature, artistique et politique, subversive.

    De l’expression BEING THERE, un logiciel de traduction propose trois équivalents : être là / présence / y être. La découverte du projet nous inciterait à préférer « en être ». Être parmi eux, être de ce monde, exister aussi avec eux, à côté d’eux, et peut-être simplement « exister ». Car la présence de ce personnage de couleur – a-t-on désormais le droit d’écrire « noir » sans braver les foudres des associations antiracistes ? – qui s’immisce au milieu des autres, ceux de la société blanche, comme par effraction, souligne surtout une atterrante absence. C’est tout le paradoxe de cette expérience artistique : l’apparition dénonce l’effacement, l’irruption condamne l’exclusion ; l’incrustation dévoile la discrimination. Et de façon ludique, débonnaire, décisive. 

    Lee Shulman né en 1973 à Londres, parisien d’adoption, cinéaste et photographe, a fondé en 2017 The Anonymous Project, un fonds de près d’un million de diapositives Kodachrome, des années 40 jusqu’à l’arrêt de la production dans les années 2000. Cette collection, creuset de mémoire collective, constitue aujourd’hui l’un des plus importants groupements de photographie amateur au monde. Plusieurs expositions et publications en ont manifesté la richesse, sociologique et culturelle.1

    Pour le projet Being There Lee Shulman s’associe à Omar Victor Diop, né en 1980 à Dakar et qui vit et travaille entre Paris et le Sénégal.  Son œuvre combine les arts plastiques, tels la photographie, singulièrement l’autoportrait, le design, le graphisme, la mode et l’écriture.  On peut citer parmi les séries de clichés les plus remarquées Le Studio des Vanités (2013), Liberty (2017), Allegoria (2021), dont on trouvera plusieurs reproductions sur la Toile. Toutes, et ce dès la première Le Futur du beau en 2012, témoignent d’une volonté d’inscrire l’Afrique dans l’Histoire, de faire de son passé une fierté, de son présent un témoignage et un engagement, de son avenir une exigence humaniste.  Leur point commun ? Interroger, questionner les clichés, les normes, les standards.2

    Voici donc des diapositives d’américains (USA) anonymes, appartenant à la classe moyenne blanche privilégiée des années 50, saisis pour des instants de joie collective, des repas de famille, des réunions de collègues, de loisirs et de sports, dans des lieux intimes (salles à manger, salons, jardins fleuris) ou des extérieurs bien identifiables (plage, piscine, bords de routes, green, campus universitaire…). Le photographe amateur originel, sortant de son groupe, a voulu exalter la scène ordinaire en captant des moments heureux : on rit beaucoup, on se déguise, on boit, on mange, on paresse, on nage, on célèbre une fête, une promotion…. Rien n’est plus convenable. Rien n’est plus convenu. Comme le souligne avec humour la préfacière Taous Dahmani, historienne de l’art spécialisée dans la photographie, « les albums de famille sont de formidables mensonges dépeignant une vie naïvement paisible et joyeuse. […] Pourtant, une fois soufflées les bougies délicatement disposées sur le gâteau, une dispute a éclaté entre les parents, au bord du divorce, et nul n’a songé à immortaliser la querelle ». 

    Cette galerie de portraits de famille, de tableaux de genres se rapproche de la geste des USA sublimée par le peintre Norman Rockwell. Ainsi, le titre et le sujet d’un de ses tableaux les plus diffusés A l’abri du besoin (1942) – repas de Thanksgiving généreux – cherchent à magnifier à des fins de propagande l’Amérique idéalisée, telle que le président Franklin Roosevelt l’avait célébrée dans le discours dit des Quatre Libertés du 6 janvier 1941. Là tout n’est qu’ordre et beauté… L’harmonie retrouvée des joies familiales. Oui, mais en gommant, effaçant, niant tous les humains d’une autre couleur de peau. En réaction salutaire à cette autocélébration, en 2018, l’artiste afro-américain Hank Willis Thomas en collaboration avec la photographe Emily Shur réinvente les tableaux de Norman Rockwell et compose un storytelling incluant les exclus, les bannis, les invisibles. Taous Dahmani dans son éclairante présentation inscrit justement la démarche de Being There dans la mouvance de cette modernité ouverte. 

    Les images du tableau de l’’Amérique brossé par The Anonymous Project imposent une réalité historique, culturelle et politique orientée. Banales, familières, inoffensives si l’on veut, mais idéologiques, comme le souligne l’autrice de la présentation : « Non neutres, ces photographies sont des objets actifs de l’appareil idéologique d’Etat qui matérialisent les structures d’oppression – elle est dans la cuisine, il conduit la voiture -, mais aussi, et plus spécifiquement, qui véhiculent l’idée d’une Amérique uniquement et universellement blanche. L’innocent instantané, l’ingénu album produisent des modèles puissants d’apparence sociale, selon lesquels les principales divisions d’ethnicité, de race, de classe et de genre sont présentées comme ‘’naturelles’’ ». L’intelligence du projet artistique Being There est de provoquer, comme benoitement, l’explosion de ces représentations falsifiées. Et là où une idéologie conservatrice affichait sans état d’âme l’exclusion d’une partie de la population d’un pays, Being There opère avec humour et inventivité sa réintégration dans l’humanité. 

    Nous tairons ici, faute de connaissances techniques, le travail considérable effectué par Lee Shulman (sur les couleurs, les lumières, les ombres portées, les contrastes, le grain de la pellicule, le découpage, le shooting, l’incrustation etc…) pour composer, recomposer serait plus exact, la nouvelle scène. Le résultat est sensationnel. On n’y voit que du feu. Et on reste abasourdi par la performance réalisée par Omar Victor Diop.  Il crée pour chacun des clichés élus un nouveau personnage pénétrant indûment dans la scène de théâtre close, au milieu des autres figés par l’instantané. L’exclu s’incruste en empruntant les codes vestimentaires, gestuels, physionomiques et les accessoires (salière, cigarette, lunettes, caméras, pelle, skis, arc, club de golf…) suggérés par la situation. Les reproductions jointes donnent une idée de la réussite esthétique, dramatique, mimétique de ce spécialiste de l’autoportrait dont l’élégance physique n’est pas la moindre qualité. 

    En feuilletant l’album, le lecteur voit ses réactions évoluer. Domine souvent l’amusement et l’entreprise apparait innocemment ludique. Une piscine publique grouille de monde. Dans l’eau. Sur les bords. Sur les bancs. On se prend à chercher : « Où est Charlie ? ». Le voici, voici Omar Victor, hilare, discutant avec un couple, de l’eau jusqu’au torse, racontant une histoire, les bras en mouvement. Et on sourit à cette fable qui sonne comme une espiègle facétie. Nous jouons à ce jeu en continu devant les photos de groupes. Où est-il ? Où ne se cache-t-il pas ? Ici, costume cravate, il pose. Là attablé à l’arrière- plan, il boit au goulot d’une canette.  Ailleurs, chemise blanche, nœud papillon, il feint la surprise d’être « pris sur le vif ». Son immersion dessine une ombre discrète, clandestine, furtive, subreptice. Supportable. Ailleurs il s’impose, face à une fiancée, volant impudemment la place que « l’autre » a commis l’imprudence de quitter le temps du cliché. Sur la chaise vacante, il devient l’homme du couple désormais mixte. Et l’inquiétude sourd. Lui concédera-t-on longtemps la possession de cet espace, de cette posture, de cette imposture ? Le cliché recomposé – comme le couple – présente la possibilité d’une autre réalité, une sur-réalité qui interroge. Les quatre personnages saisis tout sourire lors d’une halte reposante dans la prairie vont-ils sans s’indigner laisser l’effronté occuper le confortable fauteuil pliant abandonné par le photographe inconséquent ? La femme assise sur un plaid à carreaux adossée à sa voiture rouge ne s’offusque-t-elle pas déjà de voir l’intrus, quoique prévenant, lui servir une tasse de café ?  Being There met en scène un scandale latent qui bafoue les fondements mêmes d’une société policée. Et une appréhension naît progressivement que Taous Dahmani, toujours pertinente, exprime par une référence artistique : « […] un sentiment de malaise et d’inconfort s’installe, à la manière du film de Jordan Peele Get Out (2017), et nous commençons à craindre pour l’intégrité des personnages interprétés par Diop. Comme dans ce film d’horreur, nous avons peur pour cet homme noir qui se promène dans le quotidien des habitants de l’Amérique blanche. Est-il, lui, une menace pour la stabilité normative dépeinte, ou sont-ils, eux, une menace pour lui ? ». Bienvenue Mister Diop ? 

    Se poser ces questions est assez dire la force subversive de l’entreprise artistique proposée par Being There. A une période de l’histoire des USA où les suprémacistes blancs ont quelque « chance » de retrouver leur leader à la tête du pays, ce faussement paisible album de photographies dessille nos yeux et incite, à sa manière, joueuse et dépassionnée, à la vigilance et l’engagement. 

    Being There, Omar Victor Diop X The Anonymous Project, Textuel, 29 x 27, 104 pages, 49 €

    Jean Jordy

    1. La Galerie parisienne Binôme représente Lee Shulman
      ↩︎
    2. Les travaux d’Omar Victor Diop sont régulièrement exposés dans la galerie Magnin- A ↩︎
  • La « réalité augmentée » selon Jean-Michel Alberola

    La « réalité augmentée » selon Jean-Michel Alberola

    Le hasard veut qu’à Paris, tandis que se tient l’exposition Mark Rothko à la Fondation Vuitton, s’ouvre à la Galerie Templon une exposition Jean-Michel Alberola qui, en un sens, poursuit en la subvertissant l’entreprise du peintre américain.

    Celui-ci avait porté à son comble la question de la surface picturale en faisant advenir au premier plan les fonds qui, dans ses premiers tableaux, menaçaient d’absorption ses personnages hiératiques, passants, passagers du métro, souvent à demi-cachés par une colonne, un élément d’architecture. Après sa période « mythologique » et d’apparentement surréaliste, Rothko avait travaillé les fonds colorés seuls, la surface du tableau devenant le lieu d’un violent affrontement de ces plages de couleur. Puis, passé par le monochrome noir (où l’acrylique supplantait la peinture à l’huile), il situa son propos dans l’espace avec des tentatives de socialisation de son travail qu’il ne put mener à bout.

    Alberola, qui dit souvent être « arrivé après tout le monde », sort de la contradiction rothkienne en passant par Duchamp et l’art conceptuel. Les surfaces colorées qu’il agence dans ses tableaux, en dialogue manifeste avec ceux de Rothko pour bon nombre d’entre eux dans cette exposition, sont perturbées, « déplacées » par des inscriptions, des figures qui relèvent à la fois du collage, du détournement situationniste et des démarches d’« Art & Language ». Cette opération entretient quelque lien avec ce qu’Alberola considère comme l’acte fondateur de l’art contemporain (c’est-à-dire de rupture avec le modernisme), l’effacement d’un dessin de Willem de Kooning par Rauschenberg en 1953 (Erased de Kooning Drawing – Robert Rauschenberg – 1953) – dont il d’ailleurs a proposé un « relevé ». Le geste de Rauschenberg était lui-même apparenté à celui de Kazimir Malévitch peignant son Carré noir sur fond blanc (1915) par-dessus une de ses propres peintures de style cubiste.

    Avant d’en venir à ce qu’on peut appeler la « méthode » d’Alberola, arrêtons-nous à quelques-uns de ces effets. Le spectateur, visiteur, lecteur – en un sens – de ses peintures et dessins qui vont de la miniature au mural, est confronté, à une exception près, à des figures fragmentaires, des scènes éclatées, des éléments épars sur la surface de la toile, des cadrages partiels. L’exception – d’ailleurs relative –, c’est une scène, réalisée d’après une photographie de reportage (sans doute), d’un homme de dos, maintenu par un agent de police qui nous fait face, et par un autre policier en civil (chapeau), à demi-tourné, dont le bras gauche pèse sur la nuque de l’homme pour le tenir courbé, et dont le bras droit, levé, tient une matraque qui va s’abattre sur le dos de l’homme. Ce tableau, dont le titre est Réalité augmentée (2023), accroché dans la première salle de la galerie, au moment même où s’ouvrait le procès des policiers ayant violenté un jeune homme, Théo, qu’ils interpellaient à Bobigny, donne à l’ensemble de l’exposition sa tonalité politique. Les trois tableaux intitulés La vision des habitants de Watts en 1965 (2023) la poursuivent – et l’anticipent – sur un autre mode, celui du cadrage partiel, en noir, gris et blanc, d’une portion de rue, d’un fragment de bâtiment ou de véhicule automobile. Toutes trois comportent sur les bords haut et bas du cadre les inscriptions : « paupière supérieure », « paupière inférieure », re-marquant ce caractère d’instantané, de vue momentanée d’une réalité. Au sous-sol de la galerie (on y reviendra), dans l’ensemble 1965-1966-1967, l’un des tableaux est tout entier occupé par les émeutes de Watts précédé des marches de Selma à Montgomery suite à l’assassinat d’un militant noir par un policier alors qu’il demandait à s’inscrire sur les listes électorales.

    Les termes de « réalité augmentée » de la première image viennent interroger la scène de tabassage policier comme l’expression elle-même (: « enrichir la réalité en y intégrant et superposant des éléments virtuels ») dès lors qu’elle est confrontée à cette image. L’expression est prise au pied de la lettre (« rendre une chose plus grande, plus considérable, en y joignant une autre chose de même genre », « croître en qualité, en quantité, en intensité »). En d’autres termes : on tape de plus en plus fort.

    C’est une stratégie constante d’Alberola de faire « bouger » le sens, tant iconique que scriptural, par les associations qu’il propose. Faut-il, pour autant, distinguer cette image des autres peintures et dessins ? En dépit de son apparente complétude, elle n’en dissocie pas moins les composants photographiques qui lui ont servi de matériau de base : les deux silhouettes entièrement noires des policiers – hormis l’insigne du képi et le sommet du chapeau, l’un de ses bords et la matraque (souple : on est aux États-Unis manifestement ce qui permet de réfléchir à l’évolution desdits « accessoires de sécurité » jusqu’à la matraque télescopique en vente à partir de 14,99 € chez Armurerie loisir, « livraison en 24h ») – les prive de visage. Bordés d’un léger liseré blanc, les deux policiers s’opposent à l’homme qu’ils maltraitent, seulement délinéé et laissé de la couleur de la feuille de papier. À côté de la tête du policier en tenue, flotte une tache sombre trace d’un autre factionnaire qu’il n’était pas besoin de compléter. Le titre s’inscrit en surimposition d’une forme oblongue tracée en jaune qui suggère celle d’un cercueil. Ce sont là autant de décisions formelles mais qui, par là, donne une forme politique, historique, à un événement.

    Cette distribution d’éléments dissociés d’une image préalable (photographique, picturale ou de bande dessinée) est systématisée dans la plupart des tableaux, y compris quand une figure semble occuper l’espace comme dans ce Vladimir Tatlin III (2023) qui mobilise à la fois ce qu’on a dit de la démarche « post-Rothko » d’Alberola et celle qu’on vient de voir à l’œuvre avec la photographie transposée. L’artiste est parti d’une photographie de Tatline assis, en chapeau, vêtu d’un extraordinaire manteau à gros boutons dont le col lui mange le bas du visage, la main droite gantée et la gauche nue reposent sur ses genoux. Le traitement pictural du manteau, sombre, son emboîtement avec des figures géométriques irrégulières jaune et rose agrandissant ce qui, dans la photographie, était un rideau et la paroi de la pièce fait écho aux pièces assemblées du manteau (pas celui-là) qu’avait conçu Tatline et dont il avait publié la photographie (on y reviendra). La distribution, enfin, de motifs semblables à des papiers découpés, des pastilles qui se superposent à la figure, toutes ces décisions formelles rendent le visage de Tatline fantomatique, comme s’effaçant – ce qui fut son destin mal connu (il quitte le domaine artistique pour l’art utilitaire et conçoit un utopique aéronef individuel, Deltaplane avant la lettre, le letatlin). Dans le dépassement-abolition de la peinture qu’il avait proclamé dès les années 1910 avec ses contre-reliefs (le toucher devant supplanter la vision), Tatline avait lui-même dessiné des objets dont ce qu’il avait appelé un manteau « normal » (normal-odejda), à l’époque où il était directeur d’un département du Musée de la culture matérielle (MKhC). En 1924, il publie un texte programmatique à ce sujet accompagné de deux modèles de vêtements dans le magazine Krasnaïa panorama (Panorama rouge, n°23, p. 19) : ses recherches sont orientées vers un nouveau standard de vêtement conciliant praticité et hygiène, et composé de pièces assemblées substituables les unes aux autres en fonction de la saison et de l’usure. Un principe de fragmentation, d’agencement d’éléments qui fait signe à la pratique de l’image éclatée d’Alberola (La sortie est à l’intérieur, 2023) et que Tatlin appliqua lors de la conception de sa Tour de la IIIe Internationale qui repart d’un seul fragment de la Tour Eiffel en construction, celle d’un des piliers, oblique, dynamique.

    L’objet manteau prend ainsi, à la réflexion, une dimension historique que nourrit encore le fait que l’historien de l’art et conservateur de musée Nikolaï Pounine, premier auteur d’une monographie sur Tatline (1921), quand il fut arrêté et déporté sous Staline (1949 – il meurt en camp en 1953, la même année que Tatline), laissa, accroché dans le logement qu’il occupait avec Anna Akhmatova, un manteau qui se trouve encore de nos jours dans l’appartement-musée de cette dernière à Pétersbourg.

    Ces développements parfois erratiques de la lecture des images d’Alberola relèvent de l’activité que ces œuvres demandent aux spectateurs d’effectuer, selon les chemins qui leur sont propres. « Va chercher ! », telle est l’injonction du promeneur lançant un objet à son chien – et qu’on trouve inscrite sur certains tableaux représentant une balle.

    Pour autant faut-il parler – comme beaucoup de commentateurs – de « rébus » à son propos ? Alberola récuse le mot et nous le suivons : ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

    Il faut dès lors tenter de définir un peu mieux ce que l’artiste appelle sa « méthode » (terme inscrit dans une filiation assumée à Bertolt Brecht). En effet il ne s’agit pas de trouver quelque chose – objet ou sens – qui serait caché (comme dans certaines peintures de Dalí) ou à déchiffrer (comme dans une peinture symbolique). On touche là à la conception très particulière d’Alberola qui est celle des deux images qu’il a peu ou pas explicitée jusqu’à présent. L’image inscrite sur la surface du tableau n’en cache pas une autre mais elle y conduit. La référence à l’icône russe (qui n’est pas une image – icon – telle que nous l’entendons couramment) permet de comprendre cette dualité. L’icône représente (c’est une izobrajénié, une représentation), celle d’une femme et d’un enfant, celle d’un personnage barbu aux deux doigts joints levés, mais elle fait signe vers autre chose, l’image non-visible (obraz) qui, dans la théologie orthodoxe est celle de Dieu (irreprésentable). Cette dualité est reprise et théorisée à longueur de ses écrits par Sergueï Eisenstein non seulement à propos du cinéma mais à celui des autres arts, fussent-ils non iconiques comme la musique ou la poésie. Évidemment, dans cette réappropriation matérialiste, « Dieu est détrôné » – pour reprendre une expression de Kasimir Malévitch –, remplacé par le concept (éventuellement idéologique) ou l’image totale du film, son thème. On trouve d’ailleurs cette même distinction chez Malévitch (qui s’appuie sur les différents mots signifiant le visage et la Face). Le Père Pavel Florensky – mathématicien et théologien qui enseigna quelques temps aux Vkhoutemas aux côtés des Constructivistes –, écrit que « la représentation ne fait que signifier, indiquer, suggérer, faire allusion à l’idée de l’original » (l’idée au sens platonicien). Et cela « quel que soit le principe qui préside à la correspondance entre les points de la représentation et ceux de la chose représentée » (La Perspective inversée, L’Âge d’Homme, 1992 [1919], p.110), ajoute-t-il, en faisant allusion aux traités et gravures de Dürer « sur la manière de mesurer ». Pour lui l’icône n’est qu’une planche avec des couleurs mais « à travers elle » on contemple la Mère de Dieu : « le peintre d’icône me L’a montrée, il ne L’a pas créée, il a ouvert le rideau et Celle qui se tenait derrière est apparue dans sa réalité objective » (p.145).

    Alberola opère à son tour ce qu’on pourrait appeler une « expropriation léniniste » en congédiant la divinité pour conserver le dispositif de la double-image. Quand on a enlevé la narration religieuse, l’histoire de la Vierge, des saints, etc., ce qui reste c’est la surface (la planche et ses couleurs). Un point de vue matérialiste que deux tableaux « rothkiens » couplés, Surface inconnue et Surface connue, thématisent. Tout se passe là : « Je ne crois pas à la profondeur, tout n’est que surface » et celle-ci « qui est configuration, est – connexion absolue » (Walter Benjamin, Fragments, PUF, 2002 [1917], n°17, p.33). Pour lui le problème est que nous ne disposons pas d’instruments de perception suffisamment acérés pour « voir la surface d’un être, d’une situation politique ou d’un événement dans la rue ». Il faut donc regarder longuement, il faut réfléchir, prolonger le tableau, y compris, suggère-t-il, par des lectures, des recherches ultérieures afin de pouvoir atteindre un éclair de sens qui retrouve ce qui s’est imposé à l’artiste lors de la difficile élaboration de cette surface, souvent étalée sur plusieurs années, et qui s’est cristallisée à un moment donné quand la forme a été trouvée.

    Les tableaux réunis au sous-sol de la galerie qui forment un ensemble sous le titre 1965-1966-1967, témoignent plus littéralement et avec plus de ténacité encore de cette démarche qui prend ouvertement un tour archéologique (et dûment tamponnés à ce titre) : une coupe stratigraphique et des objets qui s’y trouvent. L’un des tableaux inscrit cette préoccupation en reliant trois « objets » de 1967 : L’Art de la mémoire de Frances Yates ; Blanche ou l’oubli d’Aragon ; Les fouilles (Caisses de fouilles restaniennes) de Marcel Broothaers (cinq caisses contenant de la sciure de bois, des objets et débris divers en plâtre, en pierre et en os).

    Ces peintures consistent en des feuilles (60 x 80 cm environ) où sont écrits à la main, en diverses couleurs, avec parfois un tracé coloré, parfois un caviardage : des noms, des titres de films, de livres ou de morceaux de musiques, des événements des années 1965-1966-1967. Certains ont des rapports « évidents » (ce qui n’interdit pas d’interroger les tensions entre les éléments associés) : « 1965 Lire Le Capital / Louis Althusser, Etienne / Balibar, Roger Establet, / Pierre Macherey, Jacques / Rancière. / Editions Maspero. / 1966. Centenaire du Capital de Karl Marx. / 1967. Grève des ouvriers /de la Rhodiaceta à Lyon. / Grève des ouvriers / des Chantiers de St. Nazaire. ». Analogiques : « Orson Welles / 1965  119’ / Falstaff / Roberto Rossellini / La prise de pouvoir / par Louis XIV / 1966  90’ / 21.04. 1967 / Coup d’état militaire / en Grèce ». D’autres peuvent paraître moins évidents : « Henri Lefebvre / 1965. La Proclamation /de la Commune. /Gallimard, Coll. “Trente /Journées qui ont fait / la France” / 1965. / Robert Filliou et George Brecht /ouvrent La Cédille qui sourit / à Villefranche s/mer / Centre de Création Permanent /et non Boutique » ; ou encore : « 1966 / The Beatles / 35’ / Revolver. / 1967 / Robert Rauschenberg / Revolver. » 

    « Va chercher ! », lecteur…

    Avec ce vaste ensemble des trois années, Alberola ne fait pas des fouilles aléatoires ni n’énumère de manière additionnelle, il sélectionne les quelques éléments de chaque tableau lentement, recherchant les liens qu’ils peuvent entretenir non pas dans le passé mais dans la perception qu’on peut en avoir aujourd’hui et qui éclaire ce passé. Les éléments se déplacent, bougent, mutent comme le font les couleurs et la composition dans un tableau jusqu’à trouver leur juste agencement qui, dès lors, donne une forme historique au substrat des faits.

    Avec les collages dans la revue de cinéma 1895, cette archéologie prend encore une nouvelle direction. Ce ne sont plus des peintres du passé avec lequel il dialogue et qu’il met en pièces (Poussin, Manet, Matisse, Rothko…), ce sont des photographes amateurs dont ils collectionnent les clichés, bradés dans les vide-greniers ou les marchés aux puces, et qu’il ré-agence en leur donnant un titre, en les associant à un texte, en soulignant d’un trait un élément la photo. Mais en fonction de quels critères ? Là se tient le « coup » magistral qu’il opère : ces petites photographies de famille, quelconques, anonymes sont appréhendées par les mots tracés à leur surface ou sur la feuille qui les reçoit dans l’espace de l’histoire du cinéma. Ces photographies-amateurs font signe à Rossellini, Godard, Ford, Sternberg, Dovjenko, Straub, etc. La double-image est ici évidente : il y a l’image quelconque et il y a l’image filmique à laquelle elle fait penser. Elles sont là toutes deux dans la perception qu’on en a, l’une présente, l’autre absente mais qui habite l’autre. Qu’est-ce que cela suppose ? Que ces amateurs n’ont pas moins un « œil » que les grands créateurs du 7e art, qu’ils ressortissent à ce « communisme du génie » que les Surréalistes appelaient de leurs vœux. Mais aussi que les amateurs ont intériorisé les patterns qu’ont mis en place ces créateurs et qui ont été socialisés.

    Ce vacillement du statut de l’artiste – qu’avait récusé les avant-gardes des années 1910-1920 avant que le marché de l’art ne les replace, quoi qu’ils veuillent et disent sur leur « piédestal » –, se retrouve dans les tableaux intitulés Le Roi de rien, portraits d’un homme assis, face à nous, mais qui a les pieds nus.

    (Les Rois de Rien et les années 1965-1966-1967,Galerie Templon, 20, rue du Grenier Saint-Lazare, Paris 3e, jusqu’au 24 février 2024 ; J-M. Alberola participe à l’exposition « Lacan, l’exposition » au Centre Pompidou-Metz jusqu’au 27 mai 2024 ; le n°100 de 1895 revue d’histoire du cinéma avec 50 collages d’Alberola est en vente à la galerie Templon ; il exposera ensuite à la Galerie Maïa Muller, 19 rue Chapon Paris 3e),

    François Albera

  • Sortons les parents d’élèves de l’école publique !

    Sortons les parents d’élèves de l’école publique !

    La querelle des « deux écoles » a été relancée par les déclarations particulièrement maladroites de la nouvelle ministre de l’éducation nationale Amélie Castéra-Oudéa. Dans cette tribune, le militant communiste Matthieu Eches pointe les dangers que font courir à l’école publique les interventions et parasitages de plus en plus fréquents des parents d’élèves — et notamment à l’encontre d’une valeur aujourd’hui mal défendue par la gauche : la liberté.

    Une tribune de l’écrivain et professeur de lettres Grégory Le Floch publiée récemment dans L’Obs) relance le débat sur place des parents à l’école. Son auteur témoigne des difficultés qu’il rencontre lorsqu’il aborde en cours des thématiques telles que le trouble amoureux ou la sexualité face à des élèves qui se font les hérauts d’un nouvel ordre moral.  

    Inquiète et en recherche de sens, notre société semble être pour partie malade de ses désirs. Pourtant, comment être libre si l’on ne peut se connecter à sa capacité à les exprimer ? À générer des excès, à accepter ses transgressions ? Ou au moins s’interroger sur celles-ci ?  

    En France, l’école repose sur un projet philosophique : celui d’émanciper l’être humain, de lui transmettre un esprit critique, de faire des enfants des citoyens en dehors de toute influence extérieure, en particulier religieuse.  

    Il convient de défendre le principe de l’école de la République. Cela veut dire que le ressenti ou les aspirations des jeunes ne doivent pas primer. Il faut leur donner des outils intellectuels pour s’émanciper de l’air du temps… Et de leurs parents.  

    Force est de constater que les parents ont une place grandissante au sein de l’école publique. Elle s’exprime avec les logiciels de devoirs en ligne ou les retraits d’enfants de cours d’EPS et de SVT. 

    On laisse désormais croire aux parents qu’ils ont leur mot à dire sur ce qu’il se passe à l’école. Cette voie, qui se construit sur la baisse constante des moyens du service public de l’éducation, est mauvaise. Les enfants doivent apprendre à avoir une vie d’individu hors du regard de leurs parents.   

    À ce titre, l’école est l’institution qui les aide à devenir des individus, détachés des parents et de la famille. C’est le seul chemin pour être libre dans une société démocratique.  

    Si les parents ont tout à fait le droit d’enseigner leurs valeurs à leurs enfants, ils n’ont pas le droit de faire en sorte que leurs enfants ne connaissent que leurs valeurs.   

    Ici la liberté fondamentale des élèves réside précisément dans la possibilité de critiquer et de remettre en cause les enseignements qu’ils ont reçus de leur famille. Si, par exemple, leurs parents ont une vision du monde construite à partir de la religion, leurs enfants doivent, en grandissant, apprendre à la questionner.  

    Depuis plusieurs années l’autorité des enseignants est remise en cause. Les écoles deviennent des prestataires de services soumis aux exigences de parents qui se comportent comme des clients. Ce veto parental est une autre forme de privatisation de l’école.   

    Prenons l’exemple des formes désirs sexuels et amoureux : si les écoles aujourd’hui ne peuvent pas faire savoir aux élèves qu’il y a plusieurs façons d’aimer et de désirer, si elles ne peuvent pas affirmer que l’hétérosexualité n’est pas la seule orientation possible et que les personnes trans existent, comment faire disparaître l’homophobie ?   

    Trop souvent, par peur de certains parents, on laisse les enfants LGBT désarmés. Et on laisse également de côté tous les enfants hétérosexuels qui ont le droit de choisir d’autres visions du monde que celles de leurs parents.  

    Depuis le soutien de Michel Foucault à la révolution islamique iranienne, une partie de la gauche s’est fourvoyée dans des complaisances avec des théories qui vont à l’encontre du progrès et de la raison.  

    Le camp progressiste, en se concentrant sur la conquête de droits sociaux, a laissé libre place à certaines appropriations illicites de signifiants essentiels : en premier lieu celui de liberté. C’est au nom de la liberté que les parents prennent de plus en plus de place à l’école publique. C’est au nom de la liberté d’expression que l’extrême droite déverse sa haine sur les plateaux TV.   

    Lutter contre la mise à mort de l’Education Nationale, c’est aussi mettre fin à ce braconnage symbolique. Il faut le combattre pied à pied.   

    À l’heure des révélations sur le lycée Stanislas qui endoctrine des enfants à coup d’idées anti-IVG et homophobes, l’une des batailles culturelles les plus urgentes pour défendre le principe de l’école publique consiste à reconquérir l’idée de liberté. Elle a trop longtemps été dévoyée par ceux qui prétendent défendre face à elle « l’école libre ».  

    Matthieu Eches

  • Poèmes pour une mère défunte

    Poèmes pour une mère défunte

    Un Poème pour la nuit de Jean-Michel Platier n’appartient pas au genre littéraire du Tombeau, déploration funèbre et monumentale. Et pour cause, la défunte ici célébrée, mère de l’auteur, est restituée dans toute son énergie vitale. On la voit, on l’entend, on la découvre.

    Quand je regarde ma maman nue
    Prendre sa douche dans l’annexe de ciment
    Raccroché au balcon des souvenirs
    Je regarde ce corps d’où je viens

    Tel est l’incipit de ce long poème de Jean-Michel Platier dédié à sa mère Josiane Platier, née Crocci, le 6 avril 1937 et morte le 20 septembre 2022.

    À 12 ans, la petite fille sera marquée à vie par la mort accidentelle de son grand frère et surtout par la terrible sentence de sa grand-mère qui l’accompagne :
    « J’aurais préféré que ce fut toi ».
    Cette parole qui brise toute confiance absolue en soi, cette blessure insensée faite par sa proche parentèle, Josiane les portera dans son toujours, jour après jour. Un malheur assurément.
    « Alors maman est morte quelque part
    Condamnée à la maladie à vie
    »
    Or, si le fils avoue que cette condamnation engendra pour lui-même, dès la naissance si difficile, une destinée fragile, les vers du recueil témoignent qu’il en alla autrement pour sa génitrice. L’enfant Josiane qui échappa aux Malgré-nous Ukrainiens durant la guerre puis qui, devenue jeune fille, travailla en usine, sera cette femme prompte à
    Ne pas plier
    Ni se soumette
    Ne pas croire
    À l’enfer ou au paradis

    Une femme solaire qui éclaire de sa présence ce « long poème pour la nuit ». Femme irréductiblement féminine, énergie première, femme d’entre les femmes. Et de quelle façon !
    Ne pouvant vivre dans l’illusion
    Tu prenais à pleines mains
    Le Temps présent

    Femme remarquable dont les portraits photographiés saisissent le lecteur, y compris ou plus exactement surtout, les photos de groupe où on la reconnaît dans l’instant tellement elle rayonne et tranche.

    Qu’on ne s’y trompe pas, une icône d’Alexander Lopatkine est là qui rappelle la maternité. Délivrance pour l’un et l’autre après une laborieuse parturition annonciatrice des rapports mère-fils.
    Comment ne pas comprendre que le fils soit, tout en pudeur, devenu poète en raison de ce constat qu’il adresse dans ce magnifique et long poème d’amour à sa mère ?


    Tous ces silences
    Entre nous
    Auront été notre langue
    Notre chant de résistance

    Valère Staraselski

    Un poème pour la nuit, Jean Michel Platier, Bérénice Nouvelles Editions.
    Signalons du même auteur Wagon virgule train, le miroir de Marina chez le même éditeur, 132 pages, 20 euros.

  • Éducation : il faut réévaluer l’esprit scientifique

    Éducation : il faut réévaluer l’esprit scientifique

    À l’heure où le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal, qui avait promis de relever le niveau scolaire des jeunes Français, est nommé Premier ministre, le philosophe Jean-Michel Galano estime que la culture scientifique doit être remise au centre des enjeux éducatifs.

    Reculs dans les classements PISA, effondrement du niveau des élèves dans les matières scientifiques, désaffection aux concours de recrutement dans ces disciplines, fuite des doctorants de hauts niveau à l’étranger ; la crise de l’enseignement et de la culture scientifique est là, indéniable, et documentée depuis des décennies.

    Cet affaissement a eu des répercussions dans tous les secteurs de l’éducation, car avec lui ce sont les valeurs de rigueur, d’observation, de précision, de responsabilité par rapport à ce qu’on dit et à ce qu’on fait, qui ont marqué le pas. Même les disciplines sportives en ont pâti : je me rappelle la réponse ce collègue d’éducation physique auprès duquel je m’étonnais, un peu naïvement, qu’il reproche à certains élèves un « manque de précision dans le travail » : « Oui, le sport ce n’est pas seulement ni même fondamentalement une dépense d’énergie, c’est aussi la gestion de cette dépense et plus encore, par ce moyen, la construction d’une autonomie personnelle. » 

    Construction, le mot était dit. L’approche critique des contenus d’enseignement tels que la tradition nous les a livrés est évidemment nécessaire : pour autant, elle ne suffit pas. Auguste Comte, qui parlait peut-être, à la cantonade, aussi de la formation des hommes, soulignait que les instruments de démolition, qui ont leur utilité, ne sont pas en mesure de construire quoi que ce soit. Et il appelait l’âge métaphysique, destructeur de l’âge théologique qui l’a précédé et voué à être dépassé à son tour par l’âge positif « le règne du prétoire ».

    Le prétoire, nous y sommes : tout ne serait qu’une question de discours, à « faire passer » voire à « muscler », de « libération de la parole », tenue pour porteuse non seulement de sens mais de vérité, l’énonciation devenant critère de vérité.  L’affranchissement à l’égard de toute norme de retenue, de pudeur et même de rationalité est mis sur le même plan que le courage de briser la loi du silence. Mais dans les faits, c’est le « buzz » qui advient. Et l’on a vu au moment su débat moisi sur l’identité nationale institué par Sarkozy en 2008 à quel point la soi-disant « lutte contre les non-dits » avait entraîné une libération de la parole raciste, désormais décomplexée, libération suivie d’actes.

    De fait, le relâchement de l’attention, de l’esprit d’observation, du recul critique et de la rigueur dans l’expression ouvre grand les portes à toutes les crédulités. C’est sur ce terreau que prospèrent les démagogues et les populistes de tous bords.

    Comment s’étonner que la laïcité soit attaquée de tous les côtés quand on lui a ôté ce qui en faisait la force, à savoir la formation du sens critique contre toute autorité quelle qu’elle soit ?

    Car la raison, c’est le contraire de l’autorité. Seule la raison, dans son activité constituante, nous permet de comprendre la réalité pour éventuellement la transformer, au lieu de la subir. Les mythes, les religions, les histoires qu’on se raconte sont des interprétations du monde et des événements. Elles peuvent avoir du charme. Elles ont toujours de la cohérence. Elles sont un système de réponses. Elles désamorcent l’esprit critique. N’est-ce pas là qu’il faut chercher le fameux « opium du peuple » ?

    Réévaluer l’esprit scientifique, c’est d’abord préférer le travail au laisser-aller, refuser de se laisser manipuler, que ce soit par les modes ou par toutes les formes de démagogies. Et cela pose évidemment la question de la formation, car comme le disait Marx « l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué ».

    Jean-Michel Galano

  • Nicolas de Staël, le dévorant parti pris des choses

    Nicolas de Staël, le dévorant parti pris des choses

    « Je n’oppose pas la figure abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois
    abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace ».

    Nicolas de Staël, Journal, 1952

    Le Musée d’Art Moderne de Paris consacre une splendide exposition (jusqu’au 21 janvier 2024) au peintre français d’origine russe né le 5 janvier 1914 à Saint-Pétersbourg, décédé le 16 mars 1955 à Antibes. Le succès, public et critique, est total. Nicolas de Staël est victime de son succès. Sans jamais chercher à plaire, le peintre plait. Il rassure les frileux effarouchés par l’art abstrait qui savent déceler dans ses paysages la forme d’un arbre, d’une route, d’un mont, les délimitations de la mer et du ciel. Les salles d’attente, les boutiques de décoration regorgent ainsi de ces « posters de Staël » lumineux et hardis, mais lisibles. Ne faisons pas grief à l’artiste de dérives et de malentendus dont il n’est ni responsable ni coupable. Mais notre œil, lassé quoique admiratif, est plus avide de surprises. C’est pourquoi nous n’évoquerons pas ici les aveuglants paysages de Sicile, qui éclaboussent les prunelles de pourpre, de jaune, d’orange et devant lesquels se pressent les visiteurs éblouis par la crudité impitoyable de leurs couleurs brutes et de leur savante architecture. « À force de flamber sa rétine, on finit par voir les ciels verts, la mer en rouge et le sable violet. » explique de Staël. Sans dédaigner ces compositions flamboyantes donc, nos haltes ont élu des « choses » plus modestes.

    Dans le premier de ses Essais critiques (1964) intitulé « Le Monde-Objet », Roland Barthes constate dans nombre de tableaux hollandais et singulièrement les natures mortes la saturation de l’espace par les objets et note : « Le souci des peintres hollandais, ce n’est pas de débarrasser l’objet de ses qualités pour libérer son essence, mais bien au contraire d’accumuler les vibrations secondes de l’apparence. » On peut dire rigoureusement l’inverse des tableaux de paysages et de compositions d’objets de Nicolas de Staël. Il va droit à l’essence. Parfois la combinaison de quelques traits (pinceau et encre de Chine, fusain) suffit ; plus souvent la construction d’un étagement, l’échelonnement des strates colorées, l’emboitement des formes, leur « maçonnage », l’épaisseur des couches picturales amoncelées s’avèrent plus complexes. Mais toujours le geste créatif cherche à libérer l’essence des choses. Voilà ce qui saisit le spectateur. La rétrospective présentée chronologiquement impressionne par son ampleur (près de 200 tableaux, dessins, gravures et carnets issus de collections publiques et privées), par la clarté de son parcours, par la diversité des œuvres réunies (variété des supports, des techniques, des formats, des matières, du fusain gommé sur papier aux huiles sur toiles), par la fascinante (re)découverte de tableaux. Point d’exhaustivité dans ces quelques notes de promeneur étonné et plus rarement déçu, pas davantage d’analyse de l’art du peintre. Quelques simples arrêts sur images au gré de la déambulation et des chocs émotionnels. Ainsi du Saladier (1954) qui, posé sur une nappe immaculée, détaché sur un fond noir uniforme, baigne de fraicheur blanche et verte. Voilà l’humble objet du quotidien réduit à son essence même de crudité gorgée d’eau dont on goûte derrière la transparence du verre la craquante verdeur et l’appétissante promesse.

    Notons qu’il n’y a dans cette composition picturale aucune abstraction. L‘aspect figuratif s’impose et invite même à imaginer une scène accomplie et à venir :  celle d’un mouvement enjoint aux couverts à salade plongés dans la masse laiteuse et prompts à la soulever, à l’animer telle une mer dansante dont les vagues ondulent à la surface duveteuse. Malgré ce premier exemple, dans la peinture de de Staël il y a bien peu au sens propre à se mettre sous la dent : réduits à l’état de formes gris bleu, trois poires étiques sagement alignées ou quelques autres fruits ridés perdus entre un bougeoir et une cafetière font aussi de de Staël, loin des éclats des tableaux méditerranéens, loin de l’épopée lyrique1 du Parc des Princes (1952), le peintre subtil du « presque rien », cher à Jankélévitch. 

    Objets et paysages sont autrement plus coriaces que notre laitue. La correspondance lucide, exigeante, nous apprend beaucoup sur l’appétit du peintre, sur l’appétit de peindre. Découvrant la Provence, il écrit : « Je suis dans un brouillard constant, ne sachant où aller, que faire […] bouffant des paysages à longueur de journée de quoi en avoir une nausée définitive, ému malgré tout chaque fois ». Bouffant. Ne croyons pas le mot dépréciatif. Voyons-y une des clés de son désir insatiable, d’une fringale permanente et que rien ne saurait assouvir. Il y a du Dom Juan dans cette boulimie d’émotions incessamment renouvelées. Il ne désavouerait pas le héros de Molière : « Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose […] d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! […] j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui […] ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ». Remplacez « aimer » par « peindre » et l’ardeur énergique de de Staël s’exprime pleinement. « Respirer, respirer, ne jamais penser au définitif sans l’éphémère. […] Un œil, éperon.  On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu. » écrit de Staël dans une lettre de 1950 à Roger van Gindertael (peintre et critique d’art), à laquelle l’exposition du Grand Palais donne sa juste et éclairante place.

    Autre rencontre. Les bouteilles. Leur présence constitue au fil des ans un motif récurrent de la peinture de de Staël. Et dans tous les formats, tableautin ou surface monumentale, preuve s’il en était besoin que le sujet ne détermine pas les dimensions de la toile et que la hiérarchie des genres n’a aucun sens pour lui. Les Bouteilles dans l’atelier de 1953 présentent leur chorégraphie – Staël évoque lui-même des objets qui « dansent » – sur une scène de 2 mètres de haut et 3,50 m de large. Le fusain sur papier La Table à palette du Centre Pompidou (145 x 104 cm) tracé en 1953 laisse flotter un plan ovoïde qui supporte pinceaux et bouteilles entre deux masses de coton gris, nuages sombres roulant dans une matière en fusion froide. S’éclaire dans cette construction onirique et mouvante, fantomatique, d’un détail de l’atelier, la définition confiée au poète Pierre Lecuire : la peinture n’est « ni représentation d’objets, ni couleur, mais ce qui est entre les objets, c’est-à-dire des rapports, ça c’est la peinture, l’entre-deux ». Le dessin noir et blanc peut à l’évidence se rapprocher de l’huile sur toile titrée La Palette (1954) où la même forme ovoïde se détache sur un fond noir uniforme, en apesanteur offrant un soutien équilibré aux flacons, pinceau plat, aplats de couleurs. Cela tient, suspendu. Un imposant (89 cm x116 cm) et mystérieux vaisseau semble projeté dans un nouvel espace pour une aventure picturale nouvelle. 

    Plus près du paysage, voici L’Arbre rouge (1953). Irradiante déflagration. On reconnait, presque enfantin, le tronc et son épanchement, le pré d’où il jaillit, la frondaison que composent des blocs parfois ruisselants de coulures comme de sang. L’’emboitement inégal des larges amas de couleurs brique telles des tomettes irrigue les branchages en un système artériel bleuté. Quelle est l’essence de cet arbre retenu ? La rutilante tension. Les masses rouges ploient sous le poids de leur promesse qui reste élévation hors du cadre, ou sous l’effet sempiternel du vent oblique.  Toute la composition – le tapis de l’herbe s’amincissant, la tache bleue au premier plan s’amenuisant, les houles du blanc qui se bousculent – tout se déploie pour ployer.  Ce que révèle l’artiste relève d’un mouvement, certes suspendu, qui loin d’être figé, dit l’inéluctable catastrophe dont on capture l’insaisissable progression. Cependant aucune angoisse ne sourd de la splendeur énergique de l’arbre résistant que le temps veut terrasser. Demeure, triomphante, la fulgurance.

    Dernier objet de notre catalogue : le bateau. Les Marines, tantôt peintes sur le motif, tantôt reconstruites dans l’atelier, abondent dans l’œuvre du peintre, au gré de ses nombreuses pérégrinations. Au centre bien souvent, voguent des navires. Marine la nuit (1954) frappe par son étrangeté. Sur une mer étale couleur cyan, un cargo semble posé. Mais la nave va. De minces trainées de blanc suggèrent le sillage et l’eau qui se fend sous l’étrave. La sensation de stagnation s’impose cependant. L’essentiel se joue ailleurs. Laissons la parole ici aux excellentes analyses2 qui accompagnent les œuvres : « Travaillé en masses colorées bleu-vert, sous lesquelles se nichent des rosé-orange, le navire est à la limite de la dislocation, comme si la nuit s’emparait de lui. Comme si, plus encore le travail d’étalement de la couleur, cette recherche d’une qualité picturale particulière, venait l’emporter sur la construction de la forme ». Cette énième recherche picturale, bien plus que les raisons nécessairement débattues du suicide du peintre le 16 mars 1955 disent à nos yeux l’angoisse d’un étouffement, l’obscur travail d’une nuit opaque qui absorbe, engloutit, sous son brouillard bleu.

    À cent lieues de cette composition, à quinze années d’intervalle, les mots du peintre ont dit la joie. Ils semblent se bousculer, telles des touches enfiévrées, dans une lettre de de Staël à Pierre Lecuire datée du 3 décembre 1949 : « Alors voilà du bleu, voilà du rouge, du vert, à mille miettes, broyés différemment et tout cela gagne le large muet, bien muet, la jambe lasse, le vent, que voulez-vous, un œil éperon, une densité. »

    Comment ne pas trouver dans ces lignes l’écho d’un texte fameux ? 

    « Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. (…) On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes aux autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. […] Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit. ». 

    Quel écrivain s’adressait ainsi à un peintre admiré ?  C’est Diderot à Chardin (Salon de 1763). Troublante et émouvante correspondance. 

    Jean Jordy 

    À voir jusqu’au 21 janvier 2024 au Musée d’art moderne de Paris et du 9 février au 9 juin 2024 à la Fondation de l’Hermitage, Lausanne

     

    1. Au lendemain de la découverte d’un match de football en nocturne au Parc des Princes, le 26 mars 1952, de Staël écrit son enthousiasme à René Char : « Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi […] Quelle joie ! René, quelle joie ! »
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    2. Commissaires de l’exposition : Charlotte Barat-Mabille et Pierre Wat ↩︎