La mort de Jack London

Commune republie une série d’articles consacrés à la vie de Jack London sous forme de cinq souvenirs consignés dans notre revue par son ami, le militant Edmondo Peluso, en 1934. Cinquième épisode.

Avec le Talon de Fer, Jack London atteignit le point culminant de sa carrière et de sa puissance littéraires. Le souffle révolutionnaire l’inspira, mais dès que l’écho de 1905 s’éloigna, son talent littéraire s’affaiblit aussi. La nouvelle direction qu’il donna à sa vie contribua à sa chute. Il se remaria.

La discussion et le jugement collectif du cercle intime fut remplacé par le tête à tête avec sa nouvelle femme. Ses amis se dispersèrent. Il se fit toujours plus rare à la section socialiste. Il s’isola et bientôt commença à souffrir de cet isolement. Plus sa popularité et sa gloire d’écrivain s’accroissaient, et avec elles ses formidables honoraires, plus aussi devenait menaçant le plus grave des dangers pour un écrivain : la stérilité.

La stérilité qui amena l’écroulement intellectuel de cet homme jusqu’alors si fécond fut aussi la cause principale de sa disparition prématurée.

Je me suis souvent demandé à qui ou à quoi il fallait imputer la ruine intellectuelle et physique de ce jeune écrivain au cerveau si lucide, à la musculature si puissante.

Jack London en 1904

Pour moi, il n’y a aucun doute, Jack London fut victime du milieu capitaliste. En s’élevant rapidement grâce à son talent et à la faveur de ses écrits devenus très populaires, il devint la proie d’avides hommes d’affaires. La bourgeoisie américaine, en la personne de l’éditeur de Jack London, avait fait de lui en quelque sorte un artisan qu’elle exploitait. En un peu plus de dix ans d’activité littéraire, elle lui fit rendre des millions de profit, dessécha sa flamme d’écrivain révolutionnaire, endigua son élan, et le fit dévier de sa voie. Ses dernières œuvres en sont un témoignage convaincant.

Une part de la responsabilité tombe sur Jack lui-même : il avait poussé trop loin son amour pour l’isolement, et il avait fini par perdre ainsi tout contact avec la masse prolétarienne. Car, en somme, ce n’est pas du fin fond de cette Californie enchanteresse, où la nature comme les hommes semblaient alors vivre dans une paix éternelle, qu’il pouvait puiser par l’effet de son imagination, les sujets de la lutte implacable des classes. Il ne pouvait trouver l’inspiration révolutionnaire qu’au milieu des foules industrielles de l’Est : à New-York, à Chicago, à Pittsburgh, où la guerre sociale atteignait le paroxysme de la sauvagerie. C’est là qu’il eût retrouvé un décuplement de son énergie et de nouvelles armes pour une œuvre féconde. Mais cette juste compréhension du rôle de l’écrivain révolutionnaire lui échappa, dans le tête à tête avec sa nouvelle femme, Charmion, représentant typique de la petite-bourgeoisie américaine, Jack finit par s’enliser définitivement. Sa flamme créatrice qui avait brillé comme un météore, s’éteignit dans une brève trajectoire. L’emploi d’excitants de toute sorte, au lieu d’aviver son esprit, l’éteignit plus rapidement, et son corps d’athlète, aux muscles d’acier, s’affaissa lui aussi à l’âge de quarante ans.

Edmondo Peluso