Nicolas de Staël, le dévorant parti pris des choses

« Je n’oppose pas la figure abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois
abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace ».

Nicolas de Staël, Journal, 1952

Le Musée d’Art Moderne de Paris consacre une splendide exposition (jusqu’au 21 janvier 2024) au peintre français d’origine russe né le 5 janvier 1914 à Saint-Pétersbourg, décédé le 16 mars 1955 à Antibes. Le succès, public et critique, est total. Nicolas de Staël est victime de son succès. Sans jamais chercher à plaire, le peintre plait. Il rassure les frileux effarouchés par l’art abstrait qui savent déceler dans ses paysages la forme d’un arbre, d’une route, d’un mont, les délimitations de la mer et du ciel. Les salles d’attente, les boutiques de décoration regorgent ainsi de ces « posters de Staël » lumineux et hardis, mais lisibles. Ne faisons pas grief à l’artiste de dérives et de malentendus dont il n’est ni responsable ni coupable. Mais notre œil, lassé quoique admiratif, est plus avide de surprises. C’est pourquoi nous n’évoquerons pas ici les aveuglants paysages de Sicile, qui éclaboussent les prunelles de pourpre, de jaune, d’orange et devant lesquels se pressent les visiteurs éblouis par la crudité impitoyable de leurs couleurs brutes et de leur savante architecture. « À force de flamber sa rétine, on finit par voir les ciels verts, la mer en rouge et le sable violet. » explique de Staël. Sans dédaigner ces compositions flamboyantes donc, nos haltes ont élu des « choses » plus modestes.

Dans le premier de ses Essais critiques (1964) intitulé « Le Monde-Objet », Roland Barthes constate dans nombre de tableaux hollandais et singulièrement les natures mortes la saturation de l’espace par les objets et note : « Le souci des peintres hollandais, ce n’est pas de débarrasser l’objet de ses qualités pour libérer son essence, mais bien au contraire d’accumuler les vibrations secondes de l’apparence. » On peut dire rigoureusement l’inverse des tableaux de paysages et de compositions d’objets de Nicolas de Staël. Il va droit à l’essence. Parfois la combinaison de quelques traits (pinceau et encre de Chine, fusain) suffit ; plus souvent la construction d’un étagement, l’échelonnement des strates colorées, l’emboitement des formes, leur « maçonnage », l’épaisseur des couches picturales amoncelées s’avèrent plus complexes. Mais toujours le geste créatif cherche à libérer l’essence des choses. Voilà ce qui saisit le spectateur. La rétrospective présentée chronologiquement impressionne par son ampleur (près de 200 tableaux, dessins, gravures et carnets issus de collections publiques et privées), par la clarté de son parcours, par la diversité des œuvres réunies (variété des supports, des techniques, des formats, des matières, du fusain gommé sur papier aux huiles sur toiles), par la fascinante (re)découverte de tableaux. Point d’exhaustivité dans ces quelques notes de promeneur étonné et plus rarement déçu, pas davantage d’analyse de l’art du peintre. Quelques simples arrêts sur images au gré de la déambulation et des chocs émotionnels. Ainsi du Saladier (1954) qui, posé sur une nappe immaculée, détaché sur un fond noir uniforme, baigne de fraicheur blanche et verte. Voilà l’humble objet du quotidien réduit à son essence même de crudité gorgée d’eau dont on goûte derrière la transparence du verre la craquante verdeur et l’appétissante promesse.

Notons qu’il n’y a dans cette composition picturale aucune abstraction. L‘aspect figuratif s’impose et invite même à imaginer une scène accomplie et à venir :  celle d’un mouvement enjoint aux couverts à salade plongés dans la masse laiteuse et prompts à la soulever, à l’animer telle une mer dansante dont les vagues ondulent à la surface duveteuse. Malgré ce premier exemple, dans la peinture de de Staël il y a bien peu au sens propre à se mettre sous la dent : réduits à l’état de formes gris bleu, trois poires étiques sagement alignées ou quelques autres fruits ridés perdus entre un bougeoir et une cafetière font aussi de de Staël, loin des éclats des tableaux méditerranéens, loin de l’épopée lyrique1 du Parc des Princes (1952), le peintre subtil du « presque rien », cher à Jankélévitch. 

Objets et paysages sont autrement plus coriaces que notre laitue. La correspondance lucide, exigeante, nous apprend beaucoup sur l’appétit du peintre, sur l’appétit de peindre. Découvrant la Provence, il écrit : « Je suis dans un brouillard constant, ne sachant où aller, que faire […] bouffant des paysages à longueur de journée de quoi en avoir une nausée définitive, ému malgré tout chaque fois ». Bouffant. Ne croyons pas le mot dépréciatif. Voyons-y une des clés de son désir insatiable, d’une fringale permanente et que rien ne saurait assouvir. Il y a du Dom Juan dans cette boulimie d’émotions incessamment renouvelées. Il ne désavouerait pas le héros de Molière : « Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose […] d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! […] j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui […] ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ». Remplacez « aimer » par « peindre » et l’ardeur énergique de de Staël s’exprime pleinement. « Respirer, respirer, ne jamais penser au définitif sans l’éphémère. […] Un œil, éperon.  On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu. » écrit de Staël dans une lettre de 1950 à Roger van Gindertael (peintre et critique d’art), à laquelle l’exposition du Grand Palais donne sa juste et éclairante place.

Autre rencontre. Les bouteilles. Leur présence constitue au fil des ans un motif récurrent de la peinture de de Staël. Et dans tous les formats, tableautin ou surface monumentale, preuve s’il en était besoin que le sujet ne détermine pas les dimensions de la toile et que la hiérarchie des genres n’a aucun sens pour lui. Les Bouteilles dans l’atelier de 1953 présentent leur chorégraphie – Staël évoque lui-même des objets qui « dansent » – sur une scène de 2 mètres de haut et 3,50 m de large. Le fusain sur papier La Table à palette du Centre Pompidou (145 x 104 cm) tracé en 1953 laisse flotter un plan ovoïde qui supporte pinceaux et bouteilles entre deux masses de coton gris, nuages sombres roulant dans une matière en fusion froide. S’éclaire dans cette construction onirique et mouvante, fantomatique, d’un détail de l’atelier, la définition confiée au poète Pierre Lecuire : la peinture n’est « ni représentation d’objets, ni couleur, mais ce qui est entre les objets, c’est-à-dire des rapports, ça c’est la peinture, l’entre-deux ». Le dessin noir et blanc peut à l’évidence se rapprocher de l’huile sur toile titrée La Palette (1954) où la même forme ovoïde se détache sur un fond noir uniforme, en apesanteur offrant un soutien équilibré aux flacons, pinceau plat, aplats de couleurs. Cela tient, suspendu. Un imposant (89 cm x116 cm) et mystérieux vaisseau semble projeté dans un nouvel espace pour une aventure picturale nouvelle. 

Plus près du paysage, voici L’Arbre rouge (1953). Irradiante déflagration. On reconnait, presque enfantin, le tronc et son épanchement, le pré d’où il jaillit, la frondaison que composent des blocs parfois ruisselants de coulures comme de sang. L’’emboitement inégal des larges amas de couleurs brique telles des tomettes irrigue les branchages en un système artériel bleuté. Quelle est l’essence de cet arbre retenu ? La rutilante tension. Les masses rouges ploient sous le poids de leur promesse qui reste élévation hors du cadre, ou sous l’effet sempiternel du vent oblique.  Toute la composition – le tapis de l’herbe s’amincissant, la tache bleue au premier plan s’amenuisant, les houles du blanc qui se bousculent – tout se déploie pour ployer.  Ce que révèle l’artiste relève d’un mouvement, certes suspendu, qui loin d’être figé, dit l’inéluctable catastrophe dont on capture l’insaisissable progression. Cependant aucune angoisse ne sourd de la splendeur énergique de l’arbre résistant que le temps veut terrasser. Demeure, triomphante, la fulgurance.

Dernier objet de notre catalogue : le bateau. Les Marines, tantôt peintes sur le motif, tantôt reconstruites dans l’atelier, abondent dans l’œuvre du peintre, au gré de ses nombreuses pérégrinations. Au centre bien souvent, voguent des navires. Marine la nuit (1954) frappe par son étrangeté. Sur une mer étale couleur cyan, un cargo semble posé. Mais la nave va. De minces trainées de blanc suggèrent le sillage et l’eau qui se fend sous l’étrave. La sensation de stagnation s’impose cependant. L’essentiel se joue ailleurs. Laissons la parole ici aux excellentes analyses2 qui accompagnent les œuvres : « Travaillé en masses colorées bleu-vert, sous lesquelles se nichent des rosé-orange, le navire est à la limite de la dislocation, comme si la nuit s’emparait de lui. Comme si, plus encore le travail d’étalement de la couleur, cette recherche d’une qualité picturale particulière, venait l’emporter sur la construction de la forme ». Cette énième recherche picturale, bien plus que les raisons nécessairement débattues du suicide du peintre le 16 mars 1955 disent à nos yeux l’angoisse d’un étouffement, l’obscur travail d’une nuit opaque qui absorbe, engloutit, sous son brouillard bleu.

À cent lieues de cette composition, à quinze années d’intervalle, les mots du peintre ont dit la joie. Ils semblent se bousculer, telles des touches enfiévrées, dans une lettre de de Staël à Pierre Lecuire datée du 3 décembre 1949 : « Alors voilà du bleu, voilà du rouge, du vert, à mille miettes, broyés différemment et tout cela gagne le large muet, bien muet, la jambe lasse, le vent, que voulez-vous, un œil éperon, une densité. »

Comment ne pas trouver dans ces lignes l’écho d’un texte fameux ? 

« Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. (…) On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes aux autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. […] Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit. ». 

Quel écrivain s’adressait ainsi à un peintre admiré ?  C’est Diderot à Chardin (Salon de 1763). Troublante et émouvante correspondance. 

Jean Jordy 

À voir jusqu’au 21 janvier 2024 au Musée d’art moderne de Paris et du 9 février au 9 juin 2024 à la Fondation de l’Hermitage, Lausanne

 

  1. Au lendemain de la découverte d’un match de football en nocturne au Parc des Princes, le 26 mars 1952, de Staël écrit son enthousiasme à René Char : « Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi […] Quelle joie ! René, quelle joie ! »
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  2. Commissaires de l’exposition : Charlotte Barat-Mabille et Pierre Wat ↩︎