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Jean Genet par Nauzyciel, un fantasme d’indiscernabilité
La pièce « Les Paravents », de Jean Genet, est jouée dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel à Rennes au Théâtre national de Bretagne depuis le 29 septembre et jusqu’au 7 octobre, avant de partir en tournée. Elle sera donnée au Théâtre de l’Odéon, où tout avait commencé, du 29 mai au 19 juin 2024.
« Vivre le Mal de telle façon que vous ne soyez pas récupéré par des forces sociales qui symbolisent le Bien. Je ne voulais pas dire vivre le Mal jusqu’à ma propre mort mais de telle façon que je serais conduit à me réfugier, si je devais me réfugier quelque part, seulement dans le Mal et nulle part ailleurs, jamais dans le Bien. »
Jean Genet, Entretien publié par Playboy en janvier 1964.
« Désirer c’est délirer d’une certaine manière. (…) On ne délire pas sur son père et sa mère, on délire sur tout à fait autre chose, et c’est là qu’est le secret du délire, on délire sur le monde entier. On délire sur l’histoire, la géographie, les tribus, les déserts, les peuples, les races, les climats. (…) Le désir est géographico-politique. (…) On délire le monde, on ne délire pas sa petite famille. »
Gilles Deleuze, Abécédaire, D comme Désir, tourné en 1988 et 1989, diffusé par Arte en 1995.
« Chez Genet il n’y a pas d’affirmation qui ne soit également transposée du même coup avec un certain fantasme. Il n’y a pas de langage de dénonciation qui fasse la distinction entre cette transposition et la vérité, il n’y a pas de choses objectives et subjectives très bien séparées les unes des autres. Elles sont toujours les unes avec les autres. »
René Schérer, Entretien publié par Lundimatin en février 2021.
Les Paravents, dernière œuvre théâtrale de Jean Genet, dont il avait commencé l’écriture en 1961, fut jouée pour la première fois en 1966 au théâtre de l’Odéon, mise en scène par Roger Blin, sept ans après Les Nègres. Les représentations étaient attaquées par des paras, des regroupements d’anciens combattants et par l’organisation d’extrême-droite Occident. Patrick Devedjian et Alain Madelin faisaient parti des assaillants, et Daniel Cohn-Bendit du service d’ordre dirigé par l’UNEF qui protégeait le théâtre. En 1966, au plus fort de la polémique, Genet affirmait que « les Français découvriraient [dans Les Paravents] ce qui ne s’y trouve pas mais qu’ils croiraient y trouver : le problème de la guerre d’Algérie. ».
Quatre ans seulement après l’indépendance, les lieux de la pièce sont difficiles à situer. Les seuls endroits nommés ne se trouvent pas en Algérie, mais au Liban et au Maroc. Quelques temps plus tard, Genet déclare que dans Les Paravents,« tout est vrai et rien n’est vrai ». Plus tard encore, il désignera cette œuvre comme une « méditation sur la guerre d’Algérie ». En 2023, dans la version mise en scène par Arthur Nauzyciel, la pièce se déroule dans un espace unique, symbolisé par un escalier blanc, imposant, lisse, propre, à l’architecture proprement fasciste. Démesuré et contraignant, l’escalier monumental est le support des montées et des descentes, des ascensions et des désescalades, toutes au cœur du texte de la pièce.
Les Paravents de Jean Genet mise en scène Arthur Nauzyciel / © Philippe Chancel
Les personnages, une centaine dans le texte, une soixantaine dans la version mise en scène par Arthur Nauzyciel, font l’histoire sans la maîtriser. Aucun personnage n’est valorisé, et il ne s’agit pas de s’identifier en tant que spectateur. La cohérence entre les scènes n’est pas apparente, les humains aboient ou caquettent, les objets sont des êtres vivants, le ciel est sous la terre. Si les colonisés sont objectivement victimes d’oppression, et leur lutte légitime, ce statut ne saurait se confondre avec la perfection morale. L’oppression cause la résistance mais aussi l’avilissement des personnages courbant l’échine.Le genre et le désir sexuel passent dans les couleurs des uniformes, l’homoérotisme anime les rapports entre les soldats, mais aussi entre colons et colonisés. Le désir est aussi celui de la traîtrise, la mort et la pourriture en toile de fond. Comme souvent chez Genet, la légitimité est troublée par le désir, les fantasmes se mêlent à l’histoire. L’un des personnages, Leila, décide d’être la plus laide de toutes les femmes, et son compagnon, Said, refuse de soutenir la lutte contre le colonialisme. Il y préfère la révolte individuelle. Comme Genet, Said est désigné comme « voleur » et « vagabond ». Romain Gy, l’un des acteurs de la pièce, remarque à juste titre que la plupart des autres œuvres de Genet, et notamment le Journal du voleur, sont contenues dans Les Paravents.
Le royaume des vivants communique avec celui des morts. Le rapport de l’intérieur à l’extérieur est symbolisé par un cadre dans la première des deux parties de l’œuvre. Dans la seconde, les personnages passent par une fente, métaphore de la mort ou de la renaissance, et peut-être de la violence inhérente à la vie, que Jean Genet opposait à la brutalité de l’État dans une tribune publiée en 1977 en soutien à la Fraction armée rouge. Genet a souvent répété que le théâtre se rapproche du cimetière, qu’on se rend au théâtre comme on se promène entre les tombes. La mort est omniprésente. Parmi les défunts, seuls Said et Leila, présentés comme des traîtres en raison de leur désir de rejoindre l’Europe, ne réapparaissent pas dans la région des morts.
Les Paravents sont une pièce en seize tableaux où, en guise de distanciation, les métalepses se succèdent, références à la narration ou adresses au public. Aujourd’hui, soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, sa mise en scène par Nauzyciel passe de l’implicite à l’explicite. Après l’entracte, dans une vidéo projetée à l’intérieur du cadre, nous voyons un ancien appelé en Algérie lire les lettres qu’il écrivait à l’époque. Le jeune homme découvrait un climat, des paysages, une culture. Il explicitait l’objectif militaire de terrifier la population, et racontait les exécutions sommaires, nombreuses.
Pourtant, le texte de la pièce renvoie au caractère atemporel de la narration, et l’impérialisme dénoncé est autant français que romain. Jean Genet ne voulait pas que le jeu des acteurs colle au réel. Il préférait le maquillage et l’outrance à l’emploi de comédiens arabes. Aujourd’hui, Arthur Nauzyciel fait incarner les colons et les colonisés sans prendre en compte l’origine véritable des comédiens. En 1983, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, les personnages étaient séparés dans les trois derniers tableaux de la pièce. Trente ans plus tard, dans la version de Nauzyciel, ils sont tous rassemblés, dans un symbole de réconciliation, ou un fantasme d’indiscernabilité.
Vivian Petit
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Le rire noir de Sade
Au moment où la BNF expose le manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome, il paraît pertinent de réfléchir sur le rire chez Sade qui se révèle grinçant et interroge tous les aspects de la noirceur. Du rire libertin, irréligieux, au rire cruel, féroce et sardonique, Sade, romancier et philosophe, décline un panel nuancé d’émotions. Le rire devient à la fois instrument de pouvoir, séparant ceux qui ont le droit de rire et ceux à qui cela est interdit, et instrument de torture. Autour du rire, victime et bourreau entament une nouvelle danse.
Rompant avec la tradition académique qui considère le rire comme ayant partie liée avec la joie – tel que le signale le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie (1765) : « émotion subite de l’âme qui paraît aussitôt sur le visage, quand on est surpris agréablement par quelque chose qui cause un sentiment de joie1 » – le rire noir de Sade s’affiche comme la face cachée, le continent sombre, de l’univers comique, en ce sens qu’il met en scène le bourreau et sa victime, que le rire désunit dans une déliaison mortelle. Momus le dieu railleur, fils de Nyx, la Nuit, et de l’Erèbe, les Ténèbres, affine alors chez Sade sa proximité avec son frère Thanatos, la Mort, jusqu’à un « rire et mourir » particulièrement déshumanisé.
L’expression « rire noir » n’est pas de Sade mais a été choisie pour représenter cet état ultime du rire, avant Baudelaire et le rire romantique : le rire absolu. Absolu dans la mesure où, dépouillé de toute joie, il perd son aspect positif et n’indique aucune complicité, aucune – même – humanité. Cette déshérence avec l’humanité est typiquement sadienne et le rire participe à cette entreprise misanthrope.
Précisons qu’il ne s’agit pas d’humour noir, sorte de refuge cynique de la désespérance, de dernière dignité au moment fatal, ni du rire dit « jaune » forcé, gêné, de complaisance, non, cet aspect-là du rire chez Sade affirme sa force et sa puissance, noires comme un tableau de Soulages, et va chercher du côté d’Annie Le Brun, fascinée par le noir, de Sade à Victor Hugo2.
On trouve des rires noirs en Turquie3, au Kenya4, ou en absurdie, dans la littérature argotique (où l’expression est antiphrastique : « ne pas rire du tout5 »), ou pour qualifier des rires auxquels on ne sait donner un nom6.
Chez Sade, le rire noir constitue une frontière : entre ceux qui rient, qui peuvent rire et ceux qui ne le peuvent pas, ceux à qui le rire est interdit et ceux qu’on force à rire. Notons que l’étude du rire chez Sade, dans sa globalité, dessine subtilement d’autres territoires, moins connus, moins saillants, distribue les rôles, attribue les fonctions dramatiques et se révèle un marqueur sûr des personnages, indépendamment des genres et du genre.
Le premier rire noir est celui des libertins, jeté à la face de leurs victimes. Nous l’appelons le « rire-réponse ». « Des rires furent ma seule réponse » est une tournure récurrente dans la geste de Justine7 pour signifier la solitude de l’héroïne et l’absence de dialogue. Répondre par un rire équivaut à ne pas répondre. Le rire ainsi employé devient un instrument de cruauté pour la victime, généralement suppliante. Rire permet par conséquent d’asseoir sa domination sans même la nommer, sans se donner de peine, sans faire de longs discours. Rire revient à parler pour signifier qu’on ne parle pas, qu’on refuse l’aumône de la parole à son interlocuteur. C’est un acte anti-charitable comme les affectionnent les libertins sadiens. Il est d’une autre nature que le rire de supériorité qui surgit lorsque quelqu’un tombe, ce rire de chute involontaire dont parle Bergson, qui nous saisit par l’inattendu du geste, l’incongruité d’une situation8. Chez Sade le rire est conscient de l’autre et le détruit9.
Si le rire-réponse est avant tout d’ordre psychologique, le rire éclate également devant la souffrance physique que le bourreau provoque chez sa victime. Et les femmes ne sont pas en reste, ainsi de Clairwill, compagne de Juliette :
revenant aux fesses, elle les mordit en quatre différents endroits, ce que la jeune fille n’endura pas sans des bonds et des haut-le-corps qui divertissaient fort mon amie, et qui excitaient en elle de ces rires méchants, tenant bien plus à la férocité qu’à la joie.10
On note, sans pouvoir ici approfondir davantage, une gradation dans la noirceur des rires libertins : ainsi le vice laisse apparaître une joie « maligne » et le rire-réponse se mue parfois en rire cruel, voire féroce. Mais le bourreau n’est pas seul à rire.
Instrument de puissance, le rire fascine le libertin et se met au service de ses expérimentations. Ainsi, cet état du corps, cette réaction physiologique, réponse à une émotion, le criminel sadien se fait fort de l’obtenir de force, comme il le fait des larmes ou même du sperme de ses victimes. Faire rire devient alors l’égal de faire jouir ou faire pleurer. Les libertins se repaissent évidemment des larmes de leurs victimes, elles les excitent, et on pense, par analogie, à Néron voyant pleurer Junie, caché derrière une tenture, dans la tragédie de Racine Britannicus11. Les larmes également rassurent : elles confirment leur pouvoir de nuire. Mais ces exigeants seigneurs de la luxure exigent en outre du sperme. Cette exigence s’éloigne de la douleur, de la preuve de souffrance que sont les larmes. La semence d’un vertueux a du prix pour le libertin, l’émission contrainte et forcée les ravit, comme si elle ôtait un peu de pureté à celui qui l’émet, comme si le vice se glissait dans la vertu, à laquelle Sade semble ne pas croire ou contre laquelle il s’acharne. Arriver à faire décharger un homme, qu’on menace de mort, sur le corps de sa femme, un fiancé jouir de sa fiancée dûment suppliciée auparavant, sous peine de périr également, ravit le libertin12 : l’acte sexuel s’affirme avec force comme dépourvu de tout sentiment, le plaisir comme éloigné du désir, simple commotion nerveuse, et l’amour ne vaut pas la peine qu’on en écrive des romans. Idem pour le rire. L’exploit en est même plus fort. Réussir à faire jouir qui ne veut pas, qui s’horrifie est une chose, réussir à faire rire au sommet de la terreur ou du désespoir en est un autre. Mais le corps est machine et c’est ce que Sade entend nous démontrer : on peut ainsi exciter les ris, comme on excite sexuellement quelqu’un, comme on excite les larmes et provoque le pathos. Tout ce qui est dans le corps et en peut sortir est un don précieux pour le dominant. Mais tout s’obtient par sollicitation nerveuse du corps et, en ce sens, il ne saurait s’agir d’un vrai rire, comme le soulignera Stendhal :
on rit lorsqu’on a le côté chatouillé. L’effet physique est un signe ; il n’est signe de rien, quand il est provoqué physiquement. On voit bâiller, on bâille ; souvent on rit de voir rire, particulièrement les jeunes filles. On dit que les femmes pleurent de voir pleurer, exemple : les funérailles en Écosse.13
Si ce rire-là n’est « signe de rien », il est motivé par le spectacle d’un ou plusieurs rieurs : c’est ce qu’on appelle un rire par contamination. Chez Sade, ce rire provoqué, expérimental, est qualifié de sardonique : un rire qui n’a que l’apparence du rire. Justine en fera les frais.
Nous dirons simplement que notre malheureuse aventurière trouva, dans le cabinet qui lui était destiné un meuble de torture, en usage parmi les bourreaux d’Italie. Fixée sur le croupion au haut de cette infernale machine, ses quatre membres étaient attachés en l’air, et son corps pesant sur cette partie chatouilleuse et faible que soutenait le fatal instrument, lui occasionnait, au moyen de ce poids, une douleur si violente, qu’il en résultait un rire sardonique, extrêmement curieux à examiner. On n’imagine pas le plaisir qu’eut Victor de faire établir là, par celui qui l’aidait, la triste et malheureuse Justine.14
Une autre occurrence révèle encore mieux l’aspect terrifiant et deshumanisant de l’expérience.
L’inquisiteur Torquemada faisait tenailler les patients devant lui, sur les parties les plus charnues de leur corps ; il les faisait placer sur un pieu préparé, où l’on ne s’appuie que sur le croupion : affreuse attitude, d’où il résulte de si singulières convulsions, que l’on meurt d’un rire spasmodique très extraordinaire à examiner.15
Ce rire douloureux et provoqué, ce rictus plus que ris, se trouve être le seul rire autorisé aux victimes des œuvres noires de Sade, comme l’exprime clairement le règlement de Silling dans la première œuvre « extrême », les Cent vingt Journées de Sodome : « Le moindre rire, ou le moindre manque d’attention, ou de respect et de soumission, dans les parties de débauche, sera une des fautes les plus graves et les plus cruellement punies16 ».
Si le noir du rire de Sade existe bien et offre une grille de lecture intéressante, cet aspect coexiste cependant avec d’autres formes tout aussi passionnantes à étudier et symptomatiques de l’œuvre : rire de joie, de moquerie, rire spirituel, de badinage, rire de complicité. C’est ainsi que Sade se révèle franchement comique (dans ses pièces, comédies ou contes), diablement ironique (partout, dans tous les genres), d’une impertinence voltairienne, satirique, dès que passe l’ombre d’un censeur, l’éclair d’une robe (de prêtre ou de juge) et jubilatoire lorsque la verve de ses personnages féminins éclate ou que les libertins devisent en compagnie. Le rire est une porte d’entrée à ne pas négliger dans l’univers sadien qui, sans en occulter aucune autre part (violence, cruauté, horreur), l’allège, l’affine tout en l’englobant.
Lire Sade nécessite ainsi une grande ouverture d’esprit, comme l’auteur lui-même en fait preuve, et réclame un sens de la nuance : il ne convient ni d’en faire à tout prix une idole masculiniste (pauvres hommes au contraire, comme ils sont maltraités chez Sade ! ridicules ! impuissants ! nigauds ! peu enviables ! il suffit de lire), sur laquelle tirer à boulets rouges au point de l’exclure des lectures recommandables, ni en proposer a contrario une relecture féministe à tout prix, effaçant ou corrigeant le déplaisant, sanctifiant Sade le mal-aimé. C’est un female gaze de bon aloi que la lecture de Sade requiert. Et si on aurait tort de ne voir en Sade qu’un horrible croquemitaine, un barbe-bleue glabre, aveugle et chauve et de le ranger trop rapidement dans la catégorie des nuisibles (aux femmes), c’est qu’une autre lecture que la lecture myope d’un féminisme radical et peu sensible17 est utile : moins que la lutte des sexes, c’est de lutte des classes qu’il faut parler, comme le rappelle l’incipit des Cent vingt Journées de Sodome : « Ce serait à tort qu’on imaginerait que la rôture seule s’était occupée de cette maltôte : elle avait à sa tête de très grands seigneurs. »18 Le rire signale avant tout le dominant, homme ou femme. Mais il révèle également l’étroite dépendance du bourreau et de sa victime : la voir moralement trébucher, physiquement souffrir provoque le rire et la jouissance du bourreau mais, a contrario le rire lui est interdit : seule la torture l’autorise.
C’est cette danse fascinante entre les êtres que Sade nous offre autour du rire.
Isabelle Goncalves
- Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1765, vol. XIV, p. 299.
↩︎ - Les Arcs-en ciel du noir : Victor Hugo, Paris, Gallimard, 2011 ; Soudain un bloc d’abime, Sade, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1986.
↩︎ - Murat Özyasar, Rire noir, Paris, Editions Galaade, 2017.
↩︎ - Llewelyn Powys, Rire noir, Rennes, Les Perséides, 2012.
↩︎ - C’est ainsi que la reprend la littérature contemporaine, voir Francois Barcelo, Rire noir, Montréal, XYZ, coll. « Etoiles variables », 2004.
↩︎ - Ainsi Sade et Frédéric Ciriez ont le rire noir en partage
↩︎ - Il existe en effet trois versions distinctes de l’histoire de Justine : un conte tout d’abord, Les Infortunes de la vertu (1787), où Justine se nomme Thérèse, un roman publié anonymement, Justine ou les Malheurs de la vertu (1791), et une somme pornographique, La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu (1797).
↩︎ - Bergson, Henri, Le Rire. Essai sur la signification du comique (1900), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1ère éd. 1940, 7ème édition 1993.
↩︎ - « Et la tremblante Justine pleurait, demandait grâce, et n’obtenait de ses bourreaux que des mépris et des éclats de rire », La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu in Sade, Œuvres, éd. de Michel Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1995, p. 516.
↩︎ - Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice, in Sade, Œuvres, op.cit., t. III, 1998, pp. 433-434.
↩︎ - Acte II, sc. 2.
↩︎ - « Je n’aurais jamais cru, je l’avoue, que cette entreprise fût possible ; la terreur, le chagrin, l’inquiétude, les larmes, l’état affreux enfin de ces deux amants pouvait-il leur permettre l’amour ! Ici s’opéra, sans doute, un des plus grands miracles de la nature, et son énergie triompha de tous les maux de son imagination : Dormon, emporté, foutit sa maîtresse », Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice, op.cit., p. 501.
↩︎ - Stendhal, Molière, Shakespeare, la Comédie et le Rire, Paris, éd. Henri Martineau, Le Divan, 1935, p. 295.
↩︎ - La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, op.cit., p. 920.
↩︎ - Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice, op.cit., p. 897.
↩︎ - Les Cent Vingt Journées de Sodome, in Sade, Œuvres, op.cit., t. I, 1990, p. 64.
↩︎ - La lecture d’Andréa Dorkwin est en ce sens édifiante, voir Andréa Dorkwin, Pornographie, les hommes s’approprient les femmes, Herblay-sur-Seine, Editions Libre, coll. « Femmes en lutte », 2022, Pornography : Men Possessing Women, New- York, Putnam, 1981, 1ère édition.
↩︎ - Les Cent Vingt Journées de Sodome, op.cit., p. 15. ↩︎
- Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1765, vol. XIV, p. 299.
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À voir : Femme, Vie, Liberté – Une révolution iranienne
Arte s’apprête à diffuser Femme, Vie, Liberté – Une révolution iranienne, documentaire de Claire Billet et Mohamad Hosseini. L’œuvre est montée à partir de vidéos de manifestations glanées sur les réseaux sociaux, mais aussi d’images filmées clandestinement par une équipe de tournage iranienne au péril de la vie de ses membres. Aux témoignages d’opposants en exil, s’ajoutent ceux de jeunes Iraniens qui ont pris la rue ces derniers mois, dont ceux qui habitent encore l’Iran s’expriment masqués ou de dos. Ils racontent que le mouvement de révolte avait d’abord concerné la pauvreté et la corruption, qu’il avait commencé en 2019 et qu’il fut interrompu par le covid. Puis, en septembre 2022, à la mort de Mahsa Amini, tuée par la police des mœurs après son interpellation pour « port de vêtements inappropriés », beaucoup de jeunes femmes ont ressenti une proximité ou considéré qu’elles auraient pu subir le même sort. Nombre d’entre elles ont alors décidé de retirer leur voile, voire de le brûler en public, ce qui dans le contexte, précisent-elles, n’est « pas un geste contre la religion mais contre le gouvernement religieux ». De plus, des femmes issues de milieux traditionnels et portant le voile rejoignent aussi les cortèges.
Aux cris de « Femme-Vie-Liberté » s’ajoute le slogan « À bas le dictateur », visant l’ayatollah Khamenei. Rapidement, 400 manifestants sont tués par la police, 20 000 incarcérés, et sept jeunes hommes sont pendus pour leur participation aux révoltes, et leurs familles sont elles aussi menacées. Comme on le voit à l’écran, dans les lycées, en représailles à la destruction de portraits des ayatollahs, des soutiens du régime lancent des attaques chimiques. Dans les semaines qui suivent la mort de Mahsa Amini, le mouvement s’intensifie, et il est rejoint par des étudiants, des commerçants et des ouvriers, dans un pays dont la moitié des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté. La peur ne disparaît pas, mais elle est surmontée par la colère et l’envie de révolte, comme en témoignent les bassidjis (miliciens des Gardiens de la révolution), choqués que les manifestants ne reculent plus lorsqu’ils les attaquent. Les dissensions au sein du régime rendent optimistes certains des intervenants. Les dernières minutes du documentaire font cependant état d’un essoufflement, ou d’une adaptation de la contestation à une temporalité plus longue, en attente d’une nouvelle intensification.
Ce samedi 16 septembre, date anniversaire de la mort de Mahsa Amini, les organisations kurdes d’Iran appelaient à la grève générale. Aussi, dans Téhéran et toutes les grandes villes du pays, les rues étaient bouclées par les bassidjis pour empêcher tout rassemblement. Plusieurs personnes ont été arrêtées.
Jean Baudry
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Penser la situation iranienne avec Mansoor Hekmat
Il y a tout juste un an, l’arrestation de Mahsa Amini par la Police des mœurs de Téhéran pour non-respect du port du voile embrasait l’Iran. À sa mort, les cris de « Femmes ! Vie ! Liberté ! » ont retenti dans tout le pays malgré la répression meurtrière du régime militaro-théocratique. En sympathie avec cette révolte, Jean Baudry dresse ici le portrait de Mansoor Hekmat (1951-2002), figure singulière du mouvement communiste iranien, opposant à la dictature islamiste et à l’imposition du port du voile aux Iraniennes.
Mansoor Hekmat est né en 1951 à Téhéran. Au début des années 1970, réalisant à Londres une thèse sous la direction de Ben Fine, économiste anglais, il développe une critique des conceptions du marxisme propagées par l’URSS et la République populaire de Chine. Il considère que ces deux régimes relèvent de formes de capitalisme étatique, et que la bourgeoisie qui possédait des terres et des entreprises y a simplement été remplacée par une bureaucratie, qui s’enrichit en dirigeant une économie administrée. Hekmat avance que les régimes stalinien et maoïste n’agissent pas à partir des principes de la lutte des classes, mais qu’ils mettent en œuvre une planification étatique visant essentiellement l’accroissement de la productivité. Au cours des décennies suivantes, il continuera de prôner un « retour à Marx » et d’affirmer qu’aucun État se revendiquant communiste ou socialiste ne peut être considéré comme tel.
En 1978, de retour en Iran, Mansoor Hekmat est témoin de la vague d’émeutes et de grèves massives contre le régime monarchique des Pahlavi. C’est dans ce contexte qu’il participe à la fondation de l’Union des militants communistes d’Iran. Les membres de l’organisation s’appuient sur les thèses sur la révolution iranienne et le rôle du prolétariat qu’ils viennent de publier au nom du Cercle marxiste pour l’émancipation ouvrière. Ils observent que l’Iran est dépourvu d’une économie propre, et que le pays est absolument dépendant des Etats-Unis auxquels il exporte son pétrole. Dans ce contexte, les rédacteurs des thèses considèrent comme impossible l’avènement en Iran d’une démocratie libérale basée sur l’indépendance nationale, et ils invalident l’idée d’une « révolution par étape ». Ils analysent l’accroissement des inégalités imputable aux réformes libérales menée par le Shah et l’exode rural qui a fait suite aux réformes agraires. En conséquence, l’Union des militants communistes d’Iran défend l’idée d’une révolution ouvrière et urbaine.
À partir de 1979, dans l’Iran révolutionnaire, face à la répression, les travailleurs s’organisent en assemblées et en conseils ouvriers. Marqué par cette expérience, Mansoor Hekmat ne cessera de prôner la lutte directe et indépendante de toutes les bureaucraties, y compris syndicales. Il considère que les syndicats sont utilisés en Europe « pour contrôler les protestations ouvrières, prévenir la radicalisation des travailleurs, imposer des compromis dans les négociations collectives et les assujettir aux mesures d’austérité ainsi qu’à la hausse du chômage ». En Iran, il attribue à la dictature le fait qu’aucune organisation syndicale n’a pu se développer.
Le mouvement ouvrier, qui se structure en conseils et en assemblées générales, devient rapidement politique. Pourtant, à la révolution contre le Shah, succède une contre-révolution islamiste. Tout en condamnant les représentants de l’ancien régime, les Tribunaux révolutionnaires et les Pasdaran menacent rapidement ceux qui, en poursuivant les grèves et les manifestations, tentent de mener la révolution à son terme. Pendant un an, des conseils ouvriers et des assemblées générales continuent de se réunir, des grèves perdurent, et le pouvoir se trouve dans l’incapacité de toutes les réprimer. A partir de 1980, l’invasion de l’Iran par l’Irak contribue à refermer la séquence révolutionnaire. Mansoor Hekmat dénonce l’agression irakienne tout en refusant les discours nationalistes. Le 20 juin 1981, la proclamation de la République islamique par l’ayatollah Khomeini marque l’intensification de la répression. Vingt ans plus tard, interviewé par Radio international, Mansoor Hekmat racontera : « Les partis politiques fleurissaient, les livres de Marx et Lénine étaient en vente partout, les organisations communistes publiaient des journaux, des conseils ouvriers se constituaient, différentes organisations de femmes étaient formées, et la vague des protestation continuait de monter, jusqu’au coup d’État islamiste contre-révolutionnaire qui eut lieu le 20 juin 1981. Ils ont agressé et exécuté entre 300 et 500 personnes par jour à la prison d’Evin et, à travers tout le pays, fermé les journaux et écrasé l’opposition. (…) La liste des exécutions par le gouvernement islamiste était en fait basée sur la liste de ceux qui avaient été emprisonnés sous la monarchie. Une personne qui avait été condamnée à deux mois de prison par le gouvernement du Shah était exécutée par le régime islamique. Ils ont attaqué et assassiné exactement les mêmes gens que ceux que le régime du Shah voulait réprimer sans pouvoir le faire. »
Les membres de l’Union des militants communistes d’Iran se réfugient au Kurdistan et se rapprochent de Komala, organisation maoïste kurde de masse qui y mène une lutte armée. Mansoor Hekmat critique ceux qui voudraient expliquer la relative popularité de Khomeini par l’attitude supposée d’un peuple spontanément superstitieux et réactionnaire. Il préfère insister sur les responsabilités d’organisations politiques qui ont contribué à propager des illusions. Il critique notamment le Front national iranien, héritier de Mossadegh, coupable d’avoir répandu le mythe d’une bourgeoisie nationale progressiste prête à défendre l’indépendance et les libertés politiques. Sa critique concerne également le Tudeh, organisation communiste alignée sur l’URSS, dont le nom peut être traduit par « Parti des masses d’Iran » et qui a, en 1979, apporté un soutien critique à Khomeini. Le Tudeh considérait que l’exercice du pouvoir par Khomeini permettrait d’émanciper l’Iran de la tutelle américaine, comme première étape avant la démocratisation et le progrès social. Plus tard, plus de 5 000 membres et sympathisants du Tudeh seront arrêtés et exécutés.
En 1983, au Kurdistan iranien, les militants de l’Union des militants communistes d’Iran et ceux de Komala fondent ensemble le Parti communiste d’Iran. Ils luttent contre l’obligation du port du voile qui vient d’être instaurée, quand une partie de la gauche iranienne considère cette question comme secondaire au moment où elle est confrontée à une répression intense et massive. Des militants avec qui Mansoor Hekmat avait fondé l’Union des militant communistes d’Iran sont assassinés. Mehdi Mirshahzadeh, arrêté en 1982 puis torturé, est finalement exécuté en 1984. En 1991, Hekmat, alors en rupture avec le mouvement nationaliste kurde, fonde le Parti communiste ouvrier d’Iran. Il contribuera aussi à la création de son équivalent en Irak. Tout en considérant l’appellation « communiste ouvrier » comme un pléonasme, le choix de ce nom permet de placer la lutte sociale au centre de toute considération. Comme en témoignent les écrits théoriques du Parti, l’organisation refuse de considérer l’action politique comme un domaine propre, et semble parfois résumer la lutte aux rapports de classe.
Pour autant, tout en défendant l’objectif d’une révolution, avec comme horizon l’édification d’une société communiste, Pour un monde meilleur, le programme que Mansoor Hekmat co-rédige en 1994, comporte un ensemble de mesures visant l’établissement d’un État de droit en Iran. Le programme comprend l’interdiction de la torture, l’abolition de la peine de mort, le respect de la présomption d’innocence, le contrôle de la détention et l’encadrement de la garde à vue. Le PCOI est lié à l’Organisation de libération des femmes et à plusieurs mouvements de jeunesse. Il affirme des principes laïcs et même antireligieux, prône l’égalité entre les hommes et les femmes, se prononce pour la décriminalisation de l’usage des drogues, pour la légalisation de l’avortement, et il s’oppose à la répression de tout rapport sexuel entre adultes consentants.
Plus surprenant, dans son programme, le PCOI semble associer le développement technique et économique à l’adoption de certaines spécificités culturelles issues de l’Occident. Il prône par exemple l’enseignement de l’anglais dès le plus jeune âge, mais aussi l’adoption du calendrier grégorien et la substitution de l’alphabet latin au farsi. L’argument mis en avant est la nécessité d’ « en finir avec la séparation de la société iranienne du progrès scientifique, industriel et culturel dans le monde actuel ». Le programme stipule aussi que les week-ends devraient être pris « le samedi et le dimanche (au lieu du vendredi actuel) pour se conformer à la norme courante dans le monde, notamment dans les pays industriellement avancés ». Nombre de membres du PCOI vivent en exil, et certaines des revendications qu’ils avancent en Europe peuvent laisser pantois. En 1998, Rahe Kargar, l’Organisation des Travailleurs Révolutionnaires d’Iran, leur reproche d’appeler à la répression des musulmans et de participer à leur stigmatisation en menant campagne en Suède pour l’interdiction du port du voile par des jeunes filles mineures. Sans peur de l’amalgame, Mansoor Hekmat et le comité suédois du Parti communiste ouvrier d’Iran répondent que leur revendication d’interdiction du voile vise à « immuniser la Suède contre le terrorisme islamique ». Aussi, dans certains textes de cette période, Mansoor Hekmat verse parfois dans un schématisme excessif, citant peu de faits concrets à l’appui de son analyse des rapports sociaux et des dynamiques politiques.
Ses écrits les plus notables concernent la révolution iranienne de 1978-1979. Ils répondent au double objectif de défendre l’expérience révolutionnaire tout en analysant les causes de son échec. Mansoor Hekmat affirme notamment : « Il est dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Il doit être ajouté, cependant, que l’histoire qui est écrite par les vaincus est encore plus fausse et venimeuse, puisque cette dernière n’est rien de plus que la version écrite par les vainqueurs mais accompagnée de deuil, de soumission et d’auto-tromperie. (…) Dans l’histoire à la fois des vainqueurs et des vaincus, la révolution de 1979 est un pas vers la montée de l’Islam et de l’islamisme ainsi que la cause de la situation actuelle en Iran. Dans l’Histoire réelle, cependant, la révolution de 1979 a été un mouvement pour la liberté et la prospérité, mouvement qui a été brisé. »
Face aux réécritures de l’histoire, au traumatisme de la contre-révolution iranienne comme à la morosité qui, à cette époque, traverse la gauche dans le monde, Hekmat rappelle qu’en 1979 en Iran, « la population avait raison de rejeter la monarchie et la discrimination, l’inégalité, l’oppression et la dégradation qui allait avec et s’est soulevée en protestant. Elle avait raison de ne pas vouloir un roi, la Savak (la police secrète), les tortionnaires et les chambres de torture à la fin du vingtième siècle. Elle avait raison de prendre les armes contre une armée qui la massacrait dès le plus petit signe de protestation. La révolution de 1979 était un acte pour la liberté, la justice et la dignité humaine. »
Hekmat refuse d’expliquer la victoire des partisans de la théocratie par l’importance du « réseau de mosquées » et « l’essaim de petits mollahs ». Il insiste sur la responsabilité des classes supérieures et de l’Occident dans la prise de pouvoir de Khomeini. Ainsi, écrit-il : « Les forces mêmes qui soutenaient le régime du Shah et qui entraînaient la Savak jusqu’au dernier jour ont poussé les islamistes au-devant de la révolution de 1979 (…). Des milliers de personnes – des diplomates occidentaux aux attachés militaires en passant par les journalistes honorables du monde démocratique – ont travaillé avec ardeur pendant des mois jusqu’à ce qu’une tradition réactionnaire, isolée, marginale et pourrissante soit transformée en une ‘‘direction révolutionnaire’’ et en une alternative de gouvernement pour la société urbanisée et récemment industrialisée de l’Iran de 1979. M.Khomeini n’est pas venu de Najaf ou de Qom à la tête de mollahs montés sur des ânes mais de Paris et en avion. »
Mansoor Hekmat meurt d’un cancer en 2002, à Londres, où il avait trouvé refuge. Dans certains de ses derniers textes, il tente d’analyser la recrudescence des attentats islamistes dans le monde et l’intensification des guerres menées par les Etats-Unis.
Buste de la sépulture de Mansoor Hekmat, cimetière de Highgate à Londres Un an après sa mort, en juillet 2003, des manifestations massives ont lieu en Iran. Le PCOI y bénéficie d’une visibilité importante en adoptant comme slogan : « Vive la liberté ! Vive l’égalité ! À bas la République islamique ! ». Les années suivantes, en Iran comme à l’étranger, le parti continue d’osciller entre la référence léniniste, des slogans d’ultra-gauche appelant à mettre en place des conseils ouvriers et des campagnes de défense des droits humains. Peu après, l’organisation connaît une scission, impulsée par des militants qui considèrent que les mots d’ordre les plus radicaux empêchent le parti d’élargir son audience. Aujourd’hui, en Iran, son influence semble limitée à quelques cercles intellectuels. À l’international, les membres du PCOI ont été actifs en 2010 dans la campagne contre l’exécution de Sakineh Mohammadi Ashtiani, Iranienne condamnée à mort pour « adultère » et « complicité de meurtre contre son mari ». Aussi, chaque année, à l’occasion de de la Conférence internationale du travail qui se tient à Genève, le PCOI se mobilise pour tenter de faire exclure la République islamique de l’OIT.
Aujourd’hui, un an après la mort de Mahsa Amini, jeune femme kurde passée à tabac par la police des mœurs suite à son arrestation pour « port de vêtements inappropriés », c’est contre le contrôle des corps, la dictature religieuse et la répression de masse que des Iraniennes et des Iraniens se soulèvent au nom d’une certaine idée de la liberté, de la vérité et de la justice. Comme l’explique l’anthropologue Chowra Makaremi, la ligne de partage ne se situe pas entre les femmes vêtues d’un voile et celles qui n’en portent pas, mais entre d’une part un régime qui maintient cette obligation, et d’autre part les personnes qui refusent que la loi soit inscrite dans le corps des femmes et qui, par conséquent, veulent la fin de la République islamique. En outre, une Iranienne précise à l’auteur de ces lignes qu’en 2022 et 2023, dans le sillage des manifestations scandant « Femmes ! Vie ! Liberté ! » et « Mort au dictateur », nombre de femmes ne demandent pas uniquement aux hommes de les soutenir, mais appellent chacun à lutter pour ses propres droits.
Face à la révolte en cours, la répression est féroce. D’après l’État iranien lui-même, plus de 15 000 manifestants ont été placés en détention dès les premières semaines du soulèvement, et les arrestations n’ont pas cessé depuis. Selon Amnesty International, « un million de femmes photographiées et identifiées alors qu’elles ne portaient pas de voile dans leur voiture, ont reçu, selon les autorités, des SMS d’avertissement les prévenant que leur véhicule risquait de leur être confisqué. Des milliers de menaces ont déjà été mises à exécution. Des centaines d’entreprises ont été fermées de force pour ne pas avoir fait respecter les lois sur le port obligatoire du voile. D’innombrables femmes se sont vu refuser l’accès à l’éducation, aux services bancaires et aux transports publics. »
Aussi, « au cours des cinq premiers mois de l’année 2023, cinq personnes ont été exécutées en lien avec des manifestations, un homme pour « adultère » parce qu’il a eu des relations sexuelles consenties avec une femme mariée, et deux utilisateurs de réseaux sociaux pour « apostasie » et « outrage au prophète de l’Islam » notamment. » Dans le même temps, cent soixante treize personnes ont été exécutées pour des infractions liées à la législation sur les stupéfiants. La majorité des condamnés à mort sont issus des couches les plus pauvres de la population, dans l’incapacité de se renseigner sur leurs droits comme de bénéficier d’une assistance juridique indépendante. Le nombre d’exécutions est nettement supérieur à celui que connaissait l’Iran avant la révolte, et il peut être relié à une volonté d’effrayer la population.
Enfin, Amnesty International a recueilli et publié des images montrant les tombes dégradées de Mahsa Amini et de vingt victimes originaires de dix-sept villes. Aujourd’hui, date anniversaire du début du soulèvement, et alors que plus de cinq cent personnes ont été tuées dans les manifestations, Amnesty International appelle à ce que les familles puissent rendre hommage à leurs défunts.
Jean Baudry
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Nicole Dreyfus, une vie pour les droits de l’homme
Dès sa petite enfance, Nicole Dreyfus a entendu parler d’erreurs judiciaires. Descendante d’Alfred Dreyfus, ses parents lui relatent les combats du capitaine pour obtenir justice face au complot judiciaire dont il était victime. Cette expérience familiale pousse Nicole à faire du droit.
Mais la défaite de 1940 et le statut des juifs dans la France de Pétain empêchent la jeune fille d’accéder aux études de droit. Elle trouve refuge avec sa mère à Monaco puis en Suisse. Après-guerre, Nicole peut enfin s’inscrire à la faculté de droit et obtient brillamment sa licence. En 1946, la voilà avocate inscrite au barreau de Paris. Dans la capitale, elle s’intéresse au militantisme politique et prend en 1949 sa carte au PCF. Pour elle, il s’agit du seul parti « qui ouvrait vraiment l’avenir, un avenir favorable à la classe ouvrière ». Elle se rend disponible pour ses camarades et devient rapidement une militante reconnue. En tant qu’avocate, elle est sollicitée par les adhérents du parti, elle se retrouve à défendre des anciens résistants ayant gardé les armes, des mineurs poursuivis pendant les grèves de 1947 ou encore des anticolonialistes luttant contre la guerre d’Indochine. Particulièrement douée, Nicole est même choisie pour défendre les dirigeants du parti communiste dans une fausse affaire de complot en mai 1952.
Mais son travail d’avocate militante ne se limite pas à la France. Nicole Dreyfus est internationaliste. Elle va défendre ses camarades partout dans le monde. La guerre d’indépendance en Algérie la fait connaître au-delà des frontières. Elle prend la défense de militants du FLN (Front de libération nationale) et du PCA (Parti communiste algérien) accusés de terrorisme et de résistance armée. Par son action, elle sauve la vie de nombreux détenus. Mais la justice coloniale est impitoyable et Nicole ne réussit pas toujours à garder en vie les accusés qu’elle représente. En mars 1957, quatre militants défendus par elle sont condamnés à mort.
Elle raconte : « La salle criait À mort ! , aussi bien à leur encontre qu’à l’égard du défenseur que j’étais. Charles Lederman, présent à Alger pour plaider dans une autre affaire, a estimé que j’étais personnellement en danger et m’a fait rentrer aussitôt en France. »
Partie d’Algérie, elle est encore sur tous les fronts, elle défend des indépendantistes québécois, des syndicalistes sénégalais, des victimes de l’apartheid en Afrique du Sud…
Quelques mois avant sa mort en 2010, Nicole Dreyfus revient sur les souvenirs marquants de sa vie et écrit cette phrase qui résonne cruellement dans un monde où elle n’est plus :
« Être dreyfusard aujourd’hui, c’est être avide de vérité et de justice et ne pas supporter les discriminations, quelles qu’elles soient. C’est lutter contre toute forme de discrimination, d’une façon essentielle, y compris contre celles qui touchent des peuples tout entiers et les réduit à la misère. »
Victor Laby
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Mathieu Bellahsen, un psychiatre en lutte contre la contention
Mathieu Bellahsen est psychiatre. Pendant dix ans, il a contribué à faire vivre, en tant que chef de service à l’hôpital d’Asnières-sur-Seine, une expérience inspirée de la psychothérapie institutionnelle. Grâce au lien entre les patients et les soignants, à l’existence de clubs thérapeutiques, de groupes d’entraide mutuelle et de médias communs, des limites étaient mises au pouvoir des soignants comme à celui de l’administration. Les contentions étaient prohibées et le recours aux chambres d’isolement limité.
En 2020, au début de la crise sanitaire, cette expérience fut mise à mal. Sur décision administrative, les patients n’étaient pas seulement enjoints à s’isoler dans leur chambre comme n’importe quel citoyen, mais enfermés de l’extérieur. Mathieu Bellahsen dénonçait la confusion entre confinement sanitaire et isolement psychiatrique. Il remettait en cause le mythe de l’irresponsabilité des patients de la psychiatrie, qui pour certains étaient hospitalisés de leur plein gré et capables de respecter les mesures relatives au confinement. Il alertait la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, qui confirmait ses observations. Peu après, des témoignages anonymes accusaient Mathieu Bellahsen de harcèlement, et sa chefferie de service lui était retirée. Dans un tract, le syndicat Sud Santé écrivait : « Les reproches à l’encontre de ce médecin, mis en avant par la direction, seraient des conflits dans son service liés au travail et antérieurs à la saisie de la CGLPL [contrôleuse générale des lieux de privation de liberté]. Mais à l’évidence ce qui a entraîné le courroux et l’acharnement de la direction est bien qu’il ait défendu les patient·es contre un abus de pouvoir bureaucratique, conduisant à une dérive grave qui devait être dénoncée. »
Dans ce contexte, Mathieu Bellahsen et l’ensemble de ses collègues psychiatres ont fini par quitter le service. Il travaille aujourd’hui dans une association chargée de l’écoute de la souffrance étudiante. Dans Abolir la contention, qu’il vient de faire paraître aux éditions Libertalia, il affirme que l’ouvrage ne pourrait exister s’il exerçait encore « une responsabilité clinique et thérapeutique directe avec des personnes hospitalisées. De ce livre, elles feraient les frais, dans leurs chairs ; mécanique de la répression hospitalière. »
Dans Abolir la contention, nous entendons plusieurs voix. En préambule, nous lisons les témoignages de personnes marquées par le fait d’avoir été attachées à leur lit. Nous imaginons les traumatismes, les flashbacks, la réminiscence d’un viol subi, la douleur de ne pas pouvoir contrôler son propre corps. Souvent, l’expérience débouche sur la honte d’être renvoyé au stéréotype du fou. La défiance envers les soignants est parfois une conséquence. Plus loin, le psychiatre s’appuie sur son expérience, il raconte comment il a pu entrer en communication avec des patients délirants. Il fait l’histoire de la psychiatrie, de ses ouvertures et de ses renfermements, il analyse les discours et les représentations qui forment aujourd’hui une culture de l’entrave.
Mathieu Bellahsen rappelle que 22 personnes sont mortes du fait des contentions en Allemagne entre 1997 et 2010 (11 par strangulation, 8 par compression thoracique et 3 pour être restées trop longtemps tête en bas). Selon une étude datant de 2022, aux Etats-Unis, 79 enfants sont morts ces 26 dernières années pour les mêmes raisons. Pourtant, il n’existe pas de fatalité, et l’usage contemporain des ceintures fixant la taille à un matelas, des sangles servant à attacher les chevilles et les poignets, tout cela résulte de conditions historiques. Avant d’être le nom d’un système de contention, Pinel est celui d’un médecin né en 1745, qui, en affirmant après la Révolution française que les fous pouvaient être soignés, a contribué à faire évoluer les asiles. Il est aujourd’hui considéré comme un précurseur de la psychiatrie. Selon Mathieu Bellahsen, « le mythe de ‘‘Pinel déchaînant les aliénés’’ indique une brèche dans la culture dominante au moment de la Révolution française. »
Au vingtième siècle, à partir des années 1960, le développement de la psychiatrie de secteur a permis que de multiples initiatives apparaissent dans les communautés de soin : associatives, culturelles, artistiques, de travail. Après mai 68, la psychiatrie française a pu s’émanciper de la neurologie. La psyché n’était plus réduite à des mécanismes cérébraux, pas plus que le patient n’était confondu avec son diagnostic. Les psychiatres progressistes insistaient sur le fait qu’il ne peut exister de soin sans relation, sans consentement, aussi délirante puisse être la personne soignée.
À l’ouverture des hôpitaux à partir des années 1970, à la critique du système asilaire, a succédé au tournant du millénaire, dans le sillage des discours sécuritaires et de la réorganisation néo-libérale des hôpitaux, le retour des contentions. L’imaginaire sécuritaire est global, et Mathieu Bellahsen dresse un parallèle entre l’évolution de la psychiatrie et la construction de murs aux quatre coins de la planète. Alors qu’on n’en comptait que six dans le monde en 1989, ce sont aujourd’hui une soixantaine de murs sécuritaires qui séparent les populations. En psychiatrie, les hôpitaux ouverts sont aujourd’hui l’exception : « Les murs créent une distance physique redoublée d’une distance ‘‘sociale’’ et psychique. Les professionnels peuvent regarder à travers le hublot de la chambre d’isolement ou l’écran de télésurveillance, ils peuvent entendre les cris en passant à côté de la chambre ou par un dispositif de transmission audio, parfois, ils peuvent parler par l’interphone sans même se déplacer. Les personnes isolées voire attachées entendent une voix venant du plafond qui, trop souvent, leur dit ‘‘calmez-vous’’, ‘‘on arrive’’, sans arriver vraiment. Un effet d’emmurement des relations humaines est là, légitimant un nouvel apartheid psychiatrique entre ‘‘eux, elles’’ et ‘‘nous’’. »
Pour Mathieu Bellahsen, en psychiatrie, « l’étau se resserre entre des discours qui se veulent ouverts sur la déstigmatisation et l’inclusion des usagers, et une pathologisation, un contrôle, bien réels, des faits et gestes des personnes les plus en souffrance. » Puis, plus loin : « Pendant dix ans, grâce à un collectif de soins, j’ai pu me passer de contention mécanique au sein d’un secteur de psychiatrie adulte, comme 15 % des services de ce pays. Mais aujourd’hui, la défiance se porte sur les lieux de soins et les équipes qui font ou tentent de faire sans contention mécanique. Ils sont mis en accusation. Ils ne seraient ni réalistes ni ‘‘pragmatiques’’. Ces équipes ne recevraient pas les mêmes patients que les autres. Elles mettraient en danger les professionnels, elles feraient de l’idéologie, ‘‘de la politique’’. La même rhétorique a cours pour les pratiques de prescriptions médicamenteuses raisonnées. Pour inverser la charge de la preuve, les arguments fleurissent. »
Face aux dénonciations des violences psychiatriques, se développent une culture de la contention, un entraînement à soumettre les corps et une description du patient comme, au choix, passif ou dangereux. Aussi, les lois encadrant l’usage de la contention ont accompagné le recours à cette pratique. Encadrer une action « n’est en rien synonyme de la limiter ou de s’en passer. C’est même souvent l’inverse qui se produit : encadrer peut légitimer. » En outre, la contention est dorénavant définie comme un soin. Mathieu Bellahsen observe qu’il a fallu pour cela redéfinir l’acte de soigner. Il fait l’histoire de cette évolution, de « l’obligation de soin » faite aux toxicomanes dès les années 70 aux « injonctions thérapeutiques » prononcées à partir de 1998 par les tribunaux pour les auteurs d’infractions sexuelles, aujourd’hui étendues à l’outrage à agent en état d’ébriété, à la conduite en état d’ébriété, etc. En parallèle, la numérisation facilite la surveillance, assurée via la montre qui alerte des perturbations du sommeil, ou par un neuroleptique connecté informant d’une non prise du médicament. Pourtant, comme l’observe Mathieu Bellahsen, se soumettre à une forme de contrôle, être présent dans un lieu, faire signer une attestation, prendre des médicaments parce qu’on y est contraint, rien de cela ne constitue une relation de soin.
La culture de l’entrave met à distance les corps, réduit l’empathie envers les patients et naturalise les troubles psychiques. Mathieu Bellahsen écrit notamment : « Une des croyances entretenant cette essentialisation touche au délire et aux hallucinations. Ils ne signifieraient rien, ils seraient la résultante d’un cerveau dysfonctionnel avec des déficits cognitifs, neuronaux, cérébraux, génétiques, des déséquilibres en neurotransmetteurs. Les soins seraient là pour stopper le délire, diminuer puis arrêter les hallucinations. Les dernières thérapeutiques médicamenteuses sont d’ailleurs qualifiées ‘‘d’antipsychotiques’’ après avoir été parées de vertus ‘‘antidélirantes’’ et ‘‘anti-hallucinatoires’’. En ciblant le fonctionnement psychotique et ses symptômes, cette croyance occulte le travail central de la personne et des professionnels qui l’accompagnent : donner du sens au délire et aux hallucinations. »
En même temps que la psychiatrie souffre d’une vision quantitative et se trouve réduite à des « actes », la vie psychique est résumée au fonctionnement d’un organe. Le cerveau est le lieu d’un nouveau savoir, et sa gestion un enjeu de pouvoir. Pourtant, « en dépit des promesses messianiques sur la future découverte des zones du cerveau et des gènes responsables des troubles psychiatriques, aucune n’a pour le moment transformé concrètement et en profondeur la prise en charge des personnes.»
En conclusion de son livre, Mathieu Bellahsen mentionne des exemples alternatifs, des formes de soin psychique dans lesquels la contention a été abolie ou limitée. En 1932, en Islande, le docteur Helgi Tómasson brûlait dans un four menottes, camisoles et contentions physiques. Il envoyait la dernière paire de menottes au Parlement islandais, tout en demandant une augmentation des moyens alloués aux hôpitaux. L’abolition des contentions était par la suite entérinée, et le nombre de soignants augmentait. Mathieu Bellahsen nuance cependant cette corrélation, en précisant qu’en Islande, c’est seulement pendant les 24 premières heures de l’hospitalisation qu’un soignant est chargé à temps complet de veiller sur un patient.
En Norvège, un hôpital d’Oslo a mené une expérimentation de 2012 à 2017. L’usage des contentions mécaniques a été réduit de 85 %, et, lorsqu’elles semblaient tout de même nécessaires aux soignants, la durée de leur usage a été raccourcie. La suppression du matériel de contention mécanique a rendu nécessaire une nouvelle formation des équipes, ainsi que la mise en place de temps de réunion et d’échange. Les violences des patients contre le personnel ou contre eux-mêmes n’ont pas augmenté, pas plus que les coûts de fonctionnement de l’hôpital.
L’argument du manque de moyens, souvent invoqué par des soignants pour expliquer voire justifier l’augmentation du recours à la contention, est mentionné pour la première fois aux deux tiers du livre. Si, à rebours de la politique actuelle, l’augmentation des moyens et des effectifs dans les hôpitaux est nécessaire, elle ne saurait être suffisante. Différentes conceptions du soin s’affrontent. À propos des expériences d’abolition ou de limitation du recours à la contention, « historiquement, les pays à la pointe du recensement se trouvent en Europe du Nord (Suède, Norvège, Finlande, Danemark). Ces équipes sont issues de pays qui se posent des questions plus générales que celle de la contention, notamment la décroissance médicamenteuse (Norvège) et l’ouverture à des accompagnements plus relationnels que chimiques (open dialogue). »
Dans les dernières pages de l’ouvrage, Mathieu Bellahsen résume et défend quelques principes : l’évaluation des méthodes aujourd’hui utilisées, la lutte contre les stéréotypes concernant la folie, la défense de contre-pouvoirs face aux autorités médicales et administratives, la possibilité de faire vivre une pluralité d’expériences, d’institutions et de formes de soin. En France, l’actuelle réforme des autorisations en psychiatrie vise à empêcher le séjour de personnes hospitalisées sous contrainte dans les hôpitaux qui ont choisi de ne pas mettre en place de chambres d’isolement. Face à la répression ou à la marginalisation des collectifs de soin qui tentent de résister aux logiques sécuritaires et managériales, Mathieu Bellahsen insiste sur la nécessité de défendre les îlots de résistance, et d’œuvrer à leur mise en réseau. Il mentionne notamment le site internet Une si belle folie, le collectif pour la liberté d’expression des autistes, le groupe d’entraide mutuelle l’Antre 2, les associations HumaPsy, Zinzin Zine et Comme des fous, le collectif Soinsoin de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le collectif Psypsy situé à Faux-la-Montagne (sur le plateau des Mille vaches). Comme il l’écrit lui-même en conclusion : « Instituer à partir des paroles contraires et contrariées, des pratiques minoritaires, antivalidistes, tel est l’enjeu des psychiatries critiques à venir. »
Vivian Petit
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Le baiser de Rubiales : anatomie d’une victimisation
La septième saison #MeToo commence sur des chapeaux de roues – histoire peut-être de faire oublier quelques déconvenues de l’été, par exemple que Kevin Spacey a été totalement innocenté par un tribunal britannique.
On pourra donc suivre, bien sûr, les désormais ordinaires – et peut-être plus aussi excitantes, à force – dénonciations de « puissants ». À se mettre sous la dent pour commencer : le cinéaste Philippe Garrel, dont Mediapart tente laborieusement de démontrer, selon son mode opératoire habituel, qu’il est un simili Weinstein. Un Weinstein à la petite semaine à vrai dire, mais n’insultons pas l’avenir, et gardons-nous de décourager les bonnes volontés victimo-« féministes » ; d’autres accusatrices pourraient se joindre au troupeau des premières délatrices. Lesquelles se livrent le plus obligeamment du monde à l’exercice que l’officine spécialisée attend d’elles : poser en victimes trop longtemps « silenciées ». Le scénario est bien rodé. Routine.
Il y a eu aussi la Mostra de Venise où, enfer et damnation !, ont été invités les décrétés « violeurs » Luc Besson, Woody Allen, Roman Polanski. Sans surprise, les diverses associations dont c’est le fonds de commerce ont vociféré, généreusement relayées par la presse. Citons simplement l’un des hors d’œuvres : le numéro de Franc-Tireur du 30 août, qui nous gratifie, après une couverture qui se veut spirituelle façon Libé [1], d’un article signé Caroline Fourest, Tristane Banon, et Paloma Clément-Picos pathétiquement faible et, concernant en particulier Polanski, journalistiquement douteux et clairement empreint de détestation. Et en guise de dessert, l’article torve d’Auréliano Tonet, paru dans Le Monde, qui ne craint pas d’évoquer, s’agissant de Luc Besson, une « opération de blanchiment » – le non-lieu dont il a bénéficié étant considéré comme une preuve d’impunité –, et pour ce qui est de Polanski, l’ombre du « lobby juif ». Bien sûr ce n’est pas dit en ces termes. Mais son producteur est un « juif pratiquant », croit bon de préciser au début d’un paragraphe l’auteur de l’article, alors évidemment… Le « Syndicat [2] » vous dis-je, pour financer le criminel. Pour ce qui est du troisième monstre, Woody Allen, l’article se termine sur les propos qu’il a tenus quand on l’a interrogé sur la grande affaire qui depuis près de trois semaines défraie la chronique – enfin du nouveau, et très sérieux on vous le dit : LE baiser.
Le baiser ? Le « pico » – pas exactement un langoureux roulage de pelle, que l’on sache, juste un petit baiser rapide sur les lèvres – que dans l’enthousiasme de la victoire de l’équipe féminine de football espagnole devenue championne du monde à Sydney, le président de la fédération Luis Rubiales a soudain « infligé » à l’attaquante Jennifer Hermoso. Qu’a osé dire Woody Allen ? « C’est difficile d’imaginer qu’une personne puisse perdre son travail pour un baiser en public. Il ne l’a pas violée, c’était juste un baiser avec une amie. Quel mal y a-t-il à cela ? ». Déclaration hautement scandaleuse, n’est-ce pas. Car Luis Rubiales, « c’est le vieux monde sexiste dans ce qu’il a de pire… face au monde #MeToo dans ce qu’il a de meilleur », selon Tristane Banon, se réjouissant, dans le numéro de Franc-Tireur cité plus haut, de sa « mort professionnelle » enfin « actée ». « Viva la muerte (sociale, seulement), abajo la inteligencia ! »… Et Tristane Banon, décidément fleur bleue enduite de moraline, de nous expliquer que « le baiser est porteur d’une symbolique qui le rend terriblement intime », qu’il est réservé à « l’amour vrai », car il est « la frontière du sentiment ». Comme c’est mignon, et joliment édifiant… Tout droit sorti, dirait-on, de ce guide à l’usage du fiancé et du jeune mari (dont j’ai oublié le titre) jadis édité par des ecclésiastiques que j’avais, si on me permet cette confidence, déniché dans la bibliothèque de mes grands-parents. L’ouvrage pieux spécifiait que le baiser en effet était réservé à « l’amour vrai », et aussi que tant qu’on était seulement fiancé, il fallait surtout veiller à le donner « la bouche fermée ». Remercions Tristane Banon de nous rappeler aujourd’hui d’aussi sains principes, à remettre dare-dare à l’honneur. En prime et pour bien fixer les vraies valeurs, plongeons-nous illico, faute de manuels dévots sous la main, dans la lecture des romans érotico-sentimentaux de la collection Harlequin.
Mais dans le contexte précis de cette victoire de coupe du monde, il paraît fortement tiré par les cheveux, et d’une mauvaise foi activiste caractérisée d’interpréter le pico incriminé, donné au vu et au su de tous dans l’euphorie générale, comme un baiser de nature sexuelle. Comme l’a très justement fait remarquer Woody Allen, il n’a pas embrassé la footballeuse – certes surprise par l’impétuosité plutôt bon enfant de Rubiales – de force dans une ruelle sombre. Ni même, ajouterons-nous, tout tremblant de désir dans l’escalier d’une cave, comme Antoine Doisnel dans Baisers Volés (oups !, que n’a-t-on expédié François Truffaut, éminent suppôt de la « culture du viol », à l’île du Diable tant qu’il en était encore temps !)
Tristane Banon et le chœur des offusqués – les stupidement sincères, les cyniquement soucieux de montrer patte #MeToo – savent-ils d’ailleurs que les militants d’Act up avaient pour habitude de se saluer par un tel pico (consenti ou pas vraiment, on a le droit de ne pas trop aimer ça [3]), et de faire de même avec leurs camarades et amis sans préjudice de leur appartenance au mouvement, cela hors de toute connotation amoureuse ou même sexuelle ? Ce baiser criminalisé à hauts cris est un malheureux « bisou », en effet sur la bouche. Hélas, la bouche sacrée d’une femme, autant dire d’une victime systémique du continuum des VSS [4].
Rappellerons-nous aussi à la meute épuratrice la tradition du baiser fraternel socialiste, rendue célèbre par Leonid Brejnev embrassant fougueusement sur la bouche – nettement plus appuyé qu’un pico ! – le dirigeant d’un pays frère Erich Honecker, vassal mais néanmoins camarade, lors du trentième anniversaire de la RDA ? Et aussi par Gorbatchev bisoutant le même, sur la bouche toujours, peu de temps avant la chute du Mur ? Le vieux monde me direz-vous. Que nenni ! Plus près de nous en effet, Pablo Iglesias, leader du parti Podemos, a gratifié avec enthousiasme du même signe d’affection – un peu surprenant il est vrai, l’habitude s’est perdue – son allié politique l’indépendantiste Xavier Domenech. Le pico exubérant de Rubiales s’apparenterait plutôt à ce genre de manifestation. Son geste supposément abominable mais tout simplement expansif – c’est-à-dire insupportablement machiste pour les rigidités et la haine recuite des #MeToo-féministes –, marque simplement que dans une bataille (ici sportive), ou face à un succès réjouissant, on est avant tout des alliés. Car face à une victoire sportive de cette ampleur, les joueuses, ainsi que leur entraîneur et le sélectionneur – des supérieurs hiérarchiques certes – forment une seule et même équipe : des camarades.
Le baiser que fantasme Tristane Banon, en digne midinette de la Révolution #MeToo, est le baiser sexuel, forcément ; le baiser « avec la langue », comme disent les pré-ados. Faut-il vraiment aussi préciser à notre oie blanche et pure (euh…), au risque de passer pour gravement dépravée, que quant à l’érotisme, baiser compris – et bien que ce ne soit pas le sujet ici –, si brûlant soit-il, il n’est pas nécessairement lié aux « sentiments » et à « l’amour vrai » ? Peu importe. Pour ridicule qu’il soit, le billet de Tristane Banon n’en est pas moins emblématique, il traduit parfaitement le #MeToo conformisme général.
Donc, LE pico intempestif de Luis Rubiales. Autant dire : rien. Voilà la grande affaire #MeToo de cette rentrée en fanfare. On veut du neuf ? Hot et bien croustillant ? En voilà. Pas très consistant ? On fera comme si. Oui, oui. Ça peut fonctionner.
« L’Espagne de Torquemada plutôt que celle, rieuse, de Cervantes »
Sabine Prokhoris
Car depuis ce geste qu’un élémentaire bon sens, y compris féministe, jugera inoffensif et prêtant plutôt à sourire qu’à geindre, geste cependant unanimement et vertueusement honni, on a quasiment oublié que l’équipe espagnole – « présidée » par Luis Rubiales et sélectionnée par Jorge Vilda, tous deux éjectés, le second par contagion, une purge est une purge – a gagné un grand championnat. Mais chaque jour a fait monter plus haut l’indigeste mayonnaise #MeToo. Comme un seul homme dûment déconstruit, tous ont emboîté le pas aux footballeuses, qui se sont mises en grève illimitée pour obtenir l’éviction du délinquant. On épargnera au lecteur la fastidieuse recension des commentaires outrés et outranciers, depuis ceux des pontes de la Fifa jusqu’à ceux des politiques, Pedro Sanchez en tête – l’Espagne de Torquemada plutôt que celle, rieuse, de Cervantes –, et la pluie de sanctions (ou saumâtres règlements de comptes qui ne disent pas leur nom) qui s’est ensuivie.
Nous nous contenterons de quelques très brèves remarques.
Car cette affaire met en lumière, de façon flagrante comme jamais, un ressort remarquable de la dynamique #MeToo : la victimisation forcée. En l’occurrence, on a pu en suivre jour après jour le processus, jusqu’à la plainte – enfin ! – déposée le 6 septembre par Jennifer Hermoso.
Partons de la consternante déclaration d’Annie Sugier, présidente de la Ligue du Droit International des Femmes, qu’on connaît mieux inspirée en inlassable pourfendeuse du hijab dans le sport. Elle s’est en effet immédiatement fendue du triste communiqué suivant : « Championne du Monde, l’équipe nationale espagnole féminine est devenue championne d’un MeToo du football et sans doute du sport en général ». Il n’échappera à personne qu’il s’agit là d’une injonction implicite. Reléguant au second plan la sportive de haut niveau, un destin plus grandiose est désormais acté : le devenir-« championne d’un MeToo du sport » dont il s’agira de porter au plus haut les couleurs. Une tâche, une vocation, voire une identité neuve ; qui obligent.
Convertie de gré ou de force, la ci-devant championne de football ayant prononcé ses vœux de championne #MeToo accomplira à la lettre le programme signifié par le communiqué d’Annie Sugier. L’évolution de ses déclarations et de son comportement sont à cet égard stupéfiants. Après avoir commencé par dire, en souriant à ses co-équipières, toutes hilares (et Jennifer Hermoso l’est tout autant) que bon, ça ne lui avait « pas plu, hein ? », puis dédramatisé la polémique naissante en faisant savoir par la voix de la fédération qu’il s’agissait d’un « geste naturel d’affection et de gratitude » et « totalement spontané en raison de l’immense joie que procure la victoire en Coupe du monde », voilà que quelques jours plus tard, au vu du scandale mondial en train d’enfler, la désormais nouvelle héroïne de #MeToo a modifié du tout au tout sa version de l’incident, la rendant ainsi plus conforme aux attentes : « Je me suis sentie vulnérable et victime d’une agression, d’un acte impulsif et sexiste, déplacé et sans aucun consentement de ma part. » Voilà qui sonnait mieux… Les footballeuses que l’on a pu voir exploser de rire autour de ce pico sont comme il se doit revenues à la raison #MeToo, et solidairement outragées, ont exigé (et obtenu) la tête de Rubiales. Le Parquet espagnol a ouvert une enquête pour agression sexuelle, et peut aujourd’hui engager des poursuites contre l’entraîneur, maintenant que la joueuse s’est enfin décidée à déposer plainte : vertu d’obéissance et mission accomplie. Les nonnes #MeToo ont gagné (en revanche Rubiales n’a pas encore revêtu le cilice et la cagoule expiatoire qui siéent aux pénitents… On verra lors de la procession du vendredi Saint, qui sait ?).
Alors baiser forcé, et agression sexuelle ? Vraiment ? Victimisation forcée en tout cas, et très visiblement obligatoire, dont chaque étape a rendu plus sainte la footballeuse, réduite à n’être plus que la marionnette du « genre opprimé », de plus en plus docilement soumise à des diktats #MeToo mondialement relayés. Que pouvait-elle faire d’autre, il faut dire, sans devenir traître à la Cause, et à son tour paria aux yeux du monde ? Il fallait bien qu’elle se résolût à piétiner, sans regrets visibles, sa réaction initiale qui a juste pris la chose pour ce qu’elle était : rien d’un grand drame. Il lui aura fallu un peu plus de quinze jours. Quinze longs jours au cours desquels tous auront pu jouir en direct, étape par étape, un vrai feuilleton, de ce qu’on pourrait décrire comme un spectaculaire viol de conscience, applaudi par la foule. Nul ne saura si elle a vraiment aimé ça… Aimé être le fer de lance d’un lynchage médiatique et professsionnel.
Un cas d’école, d’autant plus que l’incident qui a déclenché cette très sinistre farce est, nous l’avons souligné plus haut, ridiculement insignifiant. À ceci près que l’absurde et dangereuse loi espagnole du « solo si es si » permet qu’un quasi rien devienne une énorme affaire – à condition que ce quasi rien puisse être qualifié d’acte de nature sexuelle, ce qui en l’occurrence est abusif, on l’a vu, mais inévitable en régime #MeToo. Car cette loi prétendument féministe a abouti à gommer – explicitement – la distinction entre agression sexuelle et crime sexuel : entre un baiser volé ou une main aux fesses et un viol, puisque ce qui compte est le consentement explicite à un acte de nature sexuelle, quel qu’il soit. Les 120 000 femmes victimes de viols de guerre systématiques au Tigré apprécieront, de même que toutes les victimes de viols caractérisés. Loi qui, soit dit en passant, a permis que soient libérés de prison de façon anticipée des violeurs patentés. Qu’importe, si un pico joyeux, irréfléchi sûrement, mais c’est tout,est sévèrement puni ? Le féminisme, veut-on croire, est sauf… Tel est le brave new world de #MeToo.
Sabine Prokhoris
[1] Surmontant un montage photo du visage des trois proscrits sur le modèle Wanted !, ce gros titre « Ça l’affiche mâle » (Ha ! Ha ! Ha !), et la question benoîtement « neutre » : « Fallait-il inviter Woody Allen Luc Besson, Roman Polanski à la Mostra de Venise ? ».
[2] Le « Syndicat » a été le grand fantasme des anti-dreyfusards. Ses membres étaient censés financer le soutien à Dreyfus, selon une thèse proche de celle du « complot juif » développée par Édouard Drumont dans La France juive paru en 1886.
[3] De même que l’on n’apprécie pas forcément le rite de la bise, nombreux sont ceux qui ont rendu grâces aux gestes barrière pendant le Covid, qui les en a dispensés.
[4] L’acronyme de rigueur dans la novlangue #MeToo pour désigner, comme en un infrangible syntagme, les violences-sexistes-et-sexuelles.
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Le Ring à Beyreuth : lyrisme somptueux et naufrage scénique assumé
Bayreuth. Il est triste de dire : passons sur l’interprétation musicale hors-norme. Je n’avais jamais entendu un Ring aussi accompli. Direction fine du jeune Pietari Inkinen, qui fuit les effets faciles et tonitruants. L’Alberich saisissant de Olafur Sigurdarson, le Siegmund à la voix mordorée qu’il sait détimbrer de façon bouleversante de Klaus Florian Vogt (on tombe amoureux), la Brünhilde sans faille de Catherine Forster (qui chantait Isolde en parallèle !). La cantatrice anglaise trouve la force, au bout de son parcours d’obstacles, de murmurer le « Ruhe, Ruhe » de la scène finale, d’une façon pour moi inédite. Mais voilà : la Regietheater a encore frappé.
Et cette fois-ci, ce n’est plus de la démythification, c’est une forme de détestation qui s’exprime. Valentin Schwartz a tout simplement réécrit l’histoire sans se soucier des écarts entre le dire et le faire. Se livrer à un tel palimpseste sur une œuvre déjà aussi complexe et obscure que Le Ring est voué à l’échec (et après on dit : l’opéra est élitiste !).
Cette gymnastique pour nous montrer quoi ? Que les bourgeois Siegfried et Brünhilde forment, par exemple, un couple dysfonctionnel, ce qui nuit à l’équilibre de leur petite fille (qui n’existe pas chez Wagner). Pudeur soudaine ? Siegmund et Sieglinde, les jumeaux bâtards de Wotan censés enfanter le héros Siegfried dans leur passion incestueuse ne le feront pas. Sieglinde, traînant en savates et en peignoir éponge pendouillant, accueille son frère, plantée près de sa planche à repasser, et enceinte jusqu’aux dents de Hundig. Adieu tragique de la lignée et transgression effrénée de tous les cadres.
Bref, Valentin Schwartz fait partie de ceux qui « promènent les chefs-d’œuvre sur leur épaule comme un sac à dos », comme l’écrivait Marguerite Yourcenar. J’ai parlé de détestation. Il faut aller la chercher aussi dans ce qui nous est donné à voir ! L’acmé de l’œuvre, le dernier acte du Crépuscule des Dieux (un concentré de ce que Wagner a peut-être écrit de plus exaltant et de plus « populaire ») se déroule au fond d’une piscine vide et crasseuse (symbole = le Rhin épuisé, aurait dit Gide). Siegfried ne chasse pas : assis sur une glacière et buvant force bières, il tente de pêcher dans une petite mare boueuse, sans succès évidemment (symbole). Arrivent les invités du mariage de l’acte précédent qui vomissent sans retenue et à qui mieux mieux dans la piscine (symbole : je déteste cette œuvre). Siegfried zigouillé, avec son inédite gamine pour le veiller, arrive la malheureuse Brünhilde parée, sur sa chemise de nuit en pilou rose beurk, de tous les merveilleux accessoires qui ont traîné au long du cycle : vieilles baskets, ray-ban, cuir de hells, canne anglaise cassée (la lance de Wotan), et un mystérieux sac en plastique d’où elle extraira la tête sanguinolente du figurant censé incarner Grane, son cheval de Walkyrie… on se vide un bidon d’essence sur la tête (déjà vu dans le précédent Ring) et descendent des cintres de beaux néons des cuisines de jadis : l’embrasement du monde !
Autre exemple : il fallait bien tourner en dérision le grand geste d’opéra qu’est la chevauchée des Walkyries. Elle a lieu dans une clinique de chirurgie esthétique. Ces dames, en Chanel et couvertes de bandes velpeau, comparent leurs implants mammaires… dont la démesure est souvent due à la nature ! Il faut « rapprocher les personnages du spectateur » : c’est le mantra répété jusqu’à plus soif par la Regietheater, au rebours de toute une tradition qui va d’Aristote à Brecht.
Le mythe dans son immobilité parle de lui-même : il fait partie de notre psyché. Il ne s’agit pas, bien sûr, de lâcher sur scène des chanteurs vêtus de strings en fourrure et équipés de casques ailés. C’est paresse de détruire le mythe pour ne surtout pas avoir à l’affronter. Ces jeunes metteurs en scène semblent découvrir, au bout de deux siècles, que Dieu est mort. Mais ce qu’ils n’entendent pas, c’est que le vide laissé par cette désertion est encore une vertigineuse angoisse métaphysique… et non le fond d’une piscine.
Vigor Caillet
Crédits photographiques: © Enrico Nawrath
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« L’amour », histoire d’un couple par François Bégaudeau
L’amour est sobre. Il dure une vie, rencontre seulement des péripéties mineures. Les relations difficiles, tumultueuses, conflictuelles, traversées par les voyages, les adultères, les tentatives de meurtre et la vaisselle qui vole sont omniprésentes en littérature. L’amour qui court sur les décennies et unit les personnes ordinaires est autant rare en fiction que banale dans le réel.
Les rencontres improbables entre personnes de milieu sociaux opposés forment aussi de belles histoires. Bégaudeau en a parfois fait son sujet. En guerre s’ouvre sur une description des déplacements de personnages que tout éloigne. La possibilité de la rencontre est alors l’enjeu du roman. Dans Entre les murs et Ma cruauté, qui se déroulent respectivement dans un collège et une université, la violence sociale est aussi celle de la hiérarchie des rapports au langage, des différences de capital culturel, de l’implicite nécessaire à la communication.
Dans L’amour, Jeanne et Jacques Moreau, Vendéens, habitants du Maine-et-Loire, appartiennent à la même classe moyenne. Le langage est commun, le discours indirect libre, les péripéties minimes, le temps resserré et l’enfant unique. Jeanne et Jacques se rencontrent au début de l’âge adulte. « Ils demandent si ça va, ils disent qu’ils font aller » « Elle n’aime pas les bracelets en acier mais sur lui ça va. »
L’amour est un roman du déterminisme. Les personnages sont jeunes et les choses arrivent « comme par hasard », « mais maintenant qu’on y est, il est trop tard pour reculer ». La situation « tourne au baiser ». D’autres destins avancent, en parallèle, parfois plus tumultueux. De loin, on est témoin de quelques violences conjugales, on est choqué, on réagit, puis on n’en parle plus.
Jeanne et Jacques ne gênent personne, et leurs sentiments sont sincères. A l’inverse, « le jour où le chasseur se tue dans un accident rien moins que tragique, la baronne croit mourir de désespoir comme les violons l’indiquent. » Les Moreau n’ont pas conscience de jouer un rôle. La drague est codifiée, les expressions toutes faites, le ton professionnel.
Devenus parents, ils n’ont plus que des couples d’amis. « Les sorties personnelles se font rares », puis « les sorties tout court ». Le temps passe, et il se passe des marqueurs temporels. Nous sommes à la fin de la guerre d’Indochine, au téléphone portable à touche, à la « compta » qui « rend chèvre », aux victoires de Lewis Hamilton, au fils qui s’éloigne bientôt de « ses renps ».
Le temps passe, les noms changent, et, pour Jeanne, la salle omnisports est encore un gymnase. Jeanne et Jacques sont éprouvés par le décès du chien, puis celui des parents, et il faudra bientôt renouveler la concession. Ils ont récupéré le buffet des parents. Il dénote dans l’appartement, mais on ne peut pas tout bazarder non plus. Jacques énerve Jeanne à ne rien dire. Il est énervé quand elle lui demande à quoi il pense. Les examens de Jeanne sont inquiétants, mais la tumeur peut encore être traitée. Puis, dans quelques pages, tous deux ne diront plus rien.
Vivian Petit