-
La crise de l’opéra : le Crépuscule des Dieux ?
A l’heure printanière où les principales maisons d’opéras française s’apprêtent à dévoiler leur prochaine saison, à la suite de nombreuses prises de position et d’alertes signées par les directeurs de salle, les artistes, singulièrement les chanteurs, les professionnels et les observateurs, il convient que Commune se fasse l’écho du danger de disparition que court le genre musical unique qu’est l’opéra.
Silence, on coupe !
L’opéra traverse une crise profonde. Bien des salles de théâtre lyrique français sont contraintes de réduire la voilure pour affronter des difficultés financières et annulent des représentations, des spectacles, des projets. Dans un entretien au Monde, en février, Loïc Lachenal, directeur de l’Opéra de Rouen faisait état pour la saison en cours et à venir de 26 productions d’opéras annulées dans toute la France et plus de 120 représentations déprogrammées, ce qui correspond à l’équivalent de la saison de deux structures. De nombreux postes d’intermittents sont en danger et on commence à dénombrer les musiciens, les chanteurs, les techniciens qui craignent pour leur emploi à très courte échéance ou qui renoncent à leur passion. Face à cette situation, quelle position adopter ?
Elle s’impose pour nous. Parodiant Térence, chacun de nous doit dire : « Je suis homme et rien de ce qui est culturel ne m’est étranger ». Que des collectivités territoriales fassent des coupes claires dans leurs budgets culturels est un crime contre l’esprit. Qu’elles s’abritent idéologiquement sur le constat contestable que l’opéra est un divertissement du passé, dépassé, réservé à une élite intellectuelle, fermé aux plus démunis et aux jeunes relève de l’absurdité. Service public, l’opéra est dépositaire et défenseur d’une part essentielle du patrimoine national et universel.
Beaucoup d’argent pour peu de gens, prétendent les contempteurs d’un loisir affublé de l’étiquette infamante de bourgeois. Qui ne voit qu’un tel discours – on ne saurait parler de raisonnement – ouvre grand la porte aux censeurs, aux révisionnistes de tout acabit, aux coupeurs de têtes pensantes, au rétrécissement à très court terme de la culture multiple et diversifiée. En ces temps de soulèvement populaire pour lutter contre une loi injuste et une gouvernance obtuse, en cette période d’inflation, de perte de pouvoir d’achat, de souffrance sociale, courir au secours de l’opéra peut être senti comme une provocation sans compassion.
Mais tout se tient. C’est du même mal que souffre l’opéra : enchérissement des coûts de production, des dépenses contraintes (électricité, chauffage), augmentation nécessaire des salaires, appel en masse aux contrats courts. C’est le même prétendu remède qu’appliquent les autorités : taille dans les dépenses, licenciements, suppressions.
Économiquement, l’opéra fait vivre des milliers de gens, génère de l’argent : 2 millions de billets vendus par an pour des spectacles lyriques. Et contrairement à une idée répandue, même si majoritairement le public est plutôt âgé, il existe une proportion de jeunes enthousiastes. L’âge moyen du spectateur est ainsi plus jeune qu’on ne l’imagine : 51 ans en moyenne (46 ans pour l’Opéra de Paris). Les moins de 30 ans représentent près de 20% du nombre total de spectateurs. Les opéras en région représentent un poids économique chiffré à 414 millions d’euros an niveau national. Les retombées économiques sont de l’ordre de 168 M€. Ces chiffres issus d’une étude datant de 2017 conduite Les Forces Musicales, syndicat professionnel des employeurs du spectacle vivant, crise du COVID aidant – n’ont guère varié depuis.
Autre cliché auquel il faut tordre le cou : la cucuterie des productions. Les mises en scène au contraire brillent par leur audace, – jugées même excessives, leur inventivité, leur prouesse technique, leur exigence artistique, le déploiement des moyens conçus par des artistes cultivés, mis en place par des techniciens hors pair, interprétés avec une excellence orchestrale et vocale que le passé a rarement atteinte. Culturellement, l’opéra, art de la scène vivant, art total, demeure ainsi une prodigieuse machine à rêves, à émotions, à communion.
Soyons clairs : monter un opéra coûte cher, très cher. Raboter, raboter encore, raboter toujours – dans les décors, dans les costumes, dans les éclairages, dans la technologie, dans les salaires – serait un signe de mépris, une insulte à l’intelligence et à l’exigence des spectateurs avides d’art. L’opéra est une entreprise culturelle coûteuse, ouverte à un nombre trop limité de spectateurs, en raison même du prix des billets. Il ne sera jamais une entreprise rentable, sauf à doubler ou tripler le prix d’accès. Dès lors, la seule question qui s’impose est celle-ci : la France veut-elle, peut-elle se passer de l’opéra ?
Beaucoup ont déjà répondu par l’affirmative, mais sans oser l’assumer. On comptabilise environ un quart de représentations et de spectacles d’opéras en moins sur le territoire par rapport au début du siècle. Ces amputations se font en catimini, à bas bruit, sans que s’en émeuvent outre mesure les pouvoirs publics, ou sans qu’ils luttent pour enrayer cette glissade. Les maisons d’opéras, conscientes depuis longtemps du danger, ont fait des efforts, pour mutualiser les coûts et les productions, mis en place des projets et notamment les projets participatifs avec un public renouvelé, fait appel largement, mais sans doute insuffisamment encore au mécénat. Elles ont construit des partenariats avec les DRAC et l’Education nationale pour former un nouveau public de jeunes. Elles diffusent via le cinéma ou des plateformes d’accès gratuit ou peu cher des représentations de qualité en direct ou en différé. Les salles d’opéras s’ouvrent aux récitals, aux conférences, aux rencontres avec les artistes et les techniciens, à des séances de répétition gratuites, à la programmation d’opéras pour enfants.
Ces initiatives ne doivent pas faire oublier l’essentiel : la mission ultime et fondamentale d’une maison d’opéra est de produire des spectacles, avec une exigence artistique du plus haut niveau. Et on ne fait pas bien avec un petit moins. Nous ne croyons pas les discours de ceux qui, refusant une nouvelle fois de considérer que l’argent est le nerf de la guerre, rejettent sur le changement des pratiques culturelles le discrédit dont souffrirait l’opéra. Il est évident que les maisons d’opéra doivent, en montant de nouvelles productions, non seulement songer à leur coût, mais surtout à leur amortissement : les coproductions doivent se multiplier sans tomber dans le piège d’un nivellement et d’un affadissement pour complaire à la part la plus conservatrice du public, et les metteurs en scène doivent songer pour faciliter la location des spectacles à leur dispositif scénique plus « transportable », plus « adaptable ». Chaque maison lyrique doit probablement envisager dans son fonctionnement singulier quelque aménagement.
Mais c’est à la marge. L’Etat doit prendre toute sa part. Parmi les propositions évoquées par les professionnels – acteurs essentiels du débat pour cerner le mal et proposer des remèdes -, il faut retenir celles avancées par le Syndicat professionnel des producteurs, festivals, ensembles, diffuseurs indépendants de musique (PROFEDIM). Ils réclament dans une pétition : « un rééquilibrage du budget du ministère de la Culture par redéploiement des crédits consacrés au Pass Culture pour compenser le besoin urgent de financement ». Le même appel souhaite par ailleurs une coordination entre les collectivités territoriales et l’Etat, dépassant les clivages politiques, pour assurer la pérennité des structures et des équipes. Ces demandes dépassent le seul problème de la crise de l’opéra. Mais elles lancent quelques pistes bienvenues.
La survie de l’opéra dépend avant tout du politique et de la place qu’il octroie à la culture. « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude » écrivait Camus. L’enjeu, évidemment politique, est bien là.
Jean Jordy
-
49·3, le « coup d’État » continue
François Mitterrand avait été lucide quand il avait dénoncé, dans un livre intitulé Le coup d’État permanent, le caractère potentiellement autoritaire et antidémocratique des institutions dont De Gaulle venait de doter la V° République. Il y voyait, avec raison, la pérennisation du coup d’Etat de 1958. Qu’il se soit par après moulé lui-même dans ces institutions est un de ces bégaiements de l’histoire dont Marx disait qu’ils sont le passage de la tragédie à la farce. Et la farce décidément se prolonge, sans plus faire rire personne.
Le 49·3 fait partie de ces quelques articles censés servir de garde-fou en cas de conflit grave entre l’exécutif et le législatif, essentiellement pour éviter la paralysie des institutions. Pour certains constitutionnalistes, tel en est « l’esprit ». Mais le moindre professionnel du droit, de la finance ou de la comptabilité sait parfaitement à quoi s’en tenir quant à la supériorité de « la lettre », qui se prête à toutes les interprétations et donc à toutes les manipulations.
Il y en a des exemples fameux et même glorieux : c’est ainsi que l’habeas corpus, qui à l’origine désignait une simple modalité de présentation au juge d’un prévenu, est devenu au fil des interprétations une garantie des droits individuels. Mais ce qui l’emporte, et de loin, ce sont les finasseries et les arguties juridiques, l’exploitation des vides et des ambiguïtés pour contourner la législation en vigueur, tout en prétendant cyniquement la respecter « à la lettre ».
Tous ceux qui s’emploient à justifier le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites insistent sur le caractère « légal » du moyen employé, sous-entendant que tout ce qui est légal est de ce fait légitime. Mais quel peuple, sinon un peuple imaginaire, sacralise la loi au point de s’incliner religieusement devant le moindre de ses articles ?
C’est justement parce que le peuple français est un peuple politique, héritier et continuateur d’une longue histoire de luttes et de contestations, qu’il est si difficile à manipuler. La soi-disant pédagogie et les opérations de communication n’ont servi qu’à l’exaspérer un peu plus. « Pour qui nous prend-on, à la fin ? »
Et à la fin, il n’y a plus que la violence, la répression et l’espoir un peu fou que moyennant le sacrifice éventuel d’un quelconque fusible, le mouvement social s’effilochera. C’est se tromper lourdement sur ce que nous a appris l’histoire. On ne gouverne pas longtemps impunément contre l’opinion publique.
Jean-Michel Galano
Photo credit: origine1 on VisualHunt.com
-
Chasse aux migrants : Macron et Sunak main dans la main
Le gouvernement conservateur de Rishi Sunak a décidé de franchir une nouvelle étape dans la guerre déjà féroce qu’il mène contre les migrants désireux de s’installer sur son sol. Foulant aux pieds la convention de Genève qui stipule qu’une mesure d’expulsion doit être individualisée et ne saurait en aucun cas s’appliquer à un groupe, il vient de faire passer une loi aux termes de laquelle quiconque serait entré sir le territoire britannique « dans des petits bateaux » (sic : comprendre, des barques ou des embarcations de fortune) s’en verrait expulsé et interdit à vie d’y revenir. Et comme la frontière est à Calais, une pression nouvelle a été mise sur le gouvernement français. L’image largement diffusée outre-Manche de Sunak et Macron partageant le même parapluie n’en serait que plus savoureuse, si ce n’était pas d’êtres humains qu’il est question.
Manifestation devant le Parlement, ce lundi 13 mars, exigeant que les conservateurs cessent leurs attaques contre les réfugiés fuyant la guerre. Pour ceux qui auraient réussi à passer au travers des mailles du filet côté français, il est prévu côté britannique une période d’internement en centre de rétention, au terme de laquelle les migrants seraient soit renvoyés dans leur pays d’origine, soit expulsé vers le Rwanda, qui a accepté de signer avec la Grande-Bretagne une convention en ce sens.
De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer cette atteinte sans précédent aux droits humains, notamment en France celle de la défenseur des droits Claire Hédron. En Grande-Bretagne, le talentueux polémiste Jonathan Pie relève la similitude entre la rhétorique du pouvoir, qui parle d’ « invasion » et en appelle au « patriotisme » avec celle qui avait cours dans l’Europe des années 1930.
Il est d’autant plus regrettable que quelques belles âmes s’en soient prises personnellement au Premier Ministre et à la ministre de l’intérieur Suella Braverman, leur reprochant non pas tant leur politique que de trahir leurs origines indiennes. Les deux intéressés n’ont pas manqué de faire observer que le racisme en la matière était plutôt le fait de leurs accusateurs…
Jean-Michel Galano
Photographie Simon Walker via Flick
-
Le billet de Jérôme Leroy – Macron, chauffard de la Vème
Les Français vont devenir des champions de droit constitutionnel. Ce n’était pas forcément l’idée. L’idée, au départ, c’était de partir à la retraite à 62 ans et de faire voler en éclat une réforme scélérate. Descendre en masse dans la rue, manif après manif, grève après grève, et de faire reculer Macron et son coup d’état sur nos existences, son putsch sur nos fatigues, pour satisfaire le monde d’où il vient, celui de la finance pour qui la maximisation des profits considère la vie des gens comme une variable d’ajustement.
C’est ce qui s’est passé depuis le 19 janvier.
Dans un système démocratique normal, surtout face à une intersyndicale unie comme jamais y compris entre les deux vieux frères ennemis de la CGT et de la CFDT, à un moment, on se met autour d’une table. Mais les Français ont surtout appris qu’ils vivaient dans la Vème république qui se révèle chaque jour un peu plus perverse et antidémocratique.
Pour aller vite, cette constitution permet à l’exécutif de se passer du législatif. Il est tout à fait possible à un président élu en plus par défaut contre Marine Le Pen plus que par adhésion, de gouverner sans vraiment rendre compte au Parlement (on a eu un débat sur l’Ukraine, par exemple ?) où il ne dispose que d’une majorité relative qui elle-même se fissure.
Ce n’était pas la peine de renverser une monarchie pour retrouver depuis 1958 un roi de France élu tous les sept ans, puis tous les cinq ans. Avant le quinquennat, il y avait encore la possibilité de freiner les agités du bocal avec la cohabitation mais désormais, on donne à l’Elu, après chaque élection, les clefs du pouvoirs dans la boite à gant (coucou Frédéric Dard !), il prend le volant et il va où il veut, comme il veut pendant 5 ans. Il peut écraser les passants, faire des doigts d’honneur aux radars, accélérer à la sortie des écoles, on n’a pas le droit de l’arrêter. Et même si les passagers sur le siège arrière ont mal au cœur, le chauffeur ne s’arrêtera pas. Il s’en moque qu’on vomisse. Il est pressé d’arriver. Il ne sent plus rien. D’ailleurs, ce n’est plus un chauffeur, avec Macron, c’est un chauffard. Un chauffard ivre de son narcissisme, qui n’écoute plus personne.
Son code de la route, c’est la Vème république. Il est dans son droit. Tout ce qu’il fait est illégitime, mais ce n’est pas illégal. Rouler en Vème autorise tous les excès de vitesse, tous les dépassements dangereux, tous les franchissements de ligne blanche.
On connaissait l’article 49-3, qui permet de faire passer un texte sans vote. Ivre également, Elisabeth Borne, la copilote, l’a déjà utilisé à répétition. Une véritable addiction. Penser à créer pour elle un genre d’association des utilisateurs anonymes du 49-3 sur le modèle des alcooliques du même nom. « Bonjour, je m’appelle Elisabeth, je me shoote au 49-3 depuis un an et j’ai honte. »
On a appris aussi que l’article 47-1 permettait de raccourcir un débat à quelques jours quelle que soit l’importance de la loi et on a découvert au Sénat que le 44-3 autorisait des vote bloqués. Ce n’est plus une constitution, c’est le temple des Aventuriers de l’Arche Perdue, avec un piège mortel à chaque tournant.
Quand on conduit aussi mal, à la fin, ça finit par un accident de la route : radicalisation des manifestants façon Gilets Jaunes qui eux ont obtenu 17 milliards en le faisant trembler de trouille ou, bien pire, vengeance dans les urnes avec le RN en embuscade.
Il paraît que le cauchemar de Macron est d’être dans l’histoire le dernier président avant Marine Le Pen. En même temps, quand on a refusé de donner des consignes entre un candidat NUPES et un candidat RN lors des législatives et quand on retrouve tous ses réflexes autocratiques et technocratiques pour faire passer une loi dont personne ne veut, il ne faudra pas s’étonner de rester comme le fourrier de l’extrême-droite.
Mais à ce moment là, notre chauffard national sera loin, il donnera des conférences comme Blair ou Sarkozy, des conférences bien payées par ses vrais patrons, ceux qui lui avaient demandé de mettre l’exception française aux normes libérales.
Quitte, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, à avoir pour ça transformé la France en une démocratie illibérale, façon Orban ou Erdogan.
Jérôme Leroy
-
Pierre Dharréville : «Un État sans préoccupation démocratique peut alimenter d’excellentes catastrophes…»
Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision de l’État. Cette notion est-elle toujours pertinente ?
Voici la contribution du député PCF Pierre Dharréville, vice-président de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée Nationale.Les morsures du capitalisme sont toujours plus puissantes. Ses appétits dévorants et insensés sont en train d’affecter gravement l’humanité et la planète.
Depuis plus de quarante ans, une offensive néolibérale sans cesse renouvelée et approfondie a affaibli la puissance publique, l’Etat, et au fond, la démocratie. Les forces de l’argent ont repris la main en installant son credo : « There is no alternative ». Sans cesse bousculé par le catalyseur des institutions et des politiques européennes, l’Etat s’en est trouvé transformé, adoptant la logique libérale, promouvant lui-même le modèle de la concurrence à tout crin et créant les conditions de son propre affaiblissement, conduisant à la mise à mal de l’intérêt général.
L’impuissance publique a été décidée et organisée par la casse des entreprises publiques, des services publics et de la fonction publique. Nous en subissons les effets dans tous les domaines et à chaque projet de loi, il est question de s’en remettre encore un peu plus au marché. C’est le cas en matière énergétique, de formation professionnelle, de santé… jusque dans le coeur des missions stratégiques de l’Etat où l’on a installé des cabinets de conseil à gogo. La non-réponse aux besoins et le creusement des inégalités font le lit d’une crise de sens dévastatrice qui se manifeste inévitablement dans le travail des agentes et des agents et les difficultés de recrutement émergentes. En somme, si l’on veut schématiser, puisque la raison d’être même de l’Etat a été mise en cause et qu’il n’est plus en capacité de faire la démonstration de son efficacité, nous sommes en face d’un gouffre vertigineux. Une coupure s’est opérée entre l’Etat et les citoyens qui font face à des services publics qui se dégradent, voire s’invisibilisent, leur apportant de moins en moins de réponses, qui leur semblent étrangers, alors qu’ils devraient les considérer comme leurs. Ils se heurtent à « l’Administration ». Une administration trop souvent gestionnaire et bureaucratique, n’ayant que trop peu les moyens d’être soucieuse de service, d’accompagnement, de démocratie et des citoyens. Une puissance publique prise dans les filets de la technocratie néolibérale qui fait chaque jour la démonstration que rien n’est possible hormis de continuer dans la même direction. Et pourtant… ! La pandémie a rappelé le rôle majeur que doit jouer un Etat, en même temps que son affaiblissement (voir la situation de l’hôpital, par exemple) et ses errances (voir les impasses de la santé publique, par exemple).
Car il ne faudrait pas pour autant laisser à penser qu’il y eut un âge d’or et que l’Etat soit, dans l’absolu, toujours et en tous lieux, exempt de tous reproches. Nous devons discuter la fonction de l’Etat, sa forme, sa place… Un État sans démocratie et sans préoccupation démocratique peut alimenter d’excellentes catastrophes…
Face à la privatisation et à la marchandisation de tout, qui conduit à déshumaniser nos sociétés, il est urgent d’enclencher de nouvelles dynamiques, pour une reconquête de la puissance publique conçue comme une puissance commune, centrée sur la recherche de l’intérêt général et la garantie de droits fondamentaux. Il s’agit de retrouver du pouvoir sur le quotidien et sur le cours des choses. Cela commence par la fin de la perpétuelle cure d’austérité imposée à la fonction publique, mais il convient de procéder à la construction réfléchie d’un nouvel élan pour lui redonner sens. Cela ne sera pas sans la définition d’une ambition de notre temps. Face à la dématérialisation massive et à la numérisation des rapports de production et des rapports sociaux, nous avons besoin en même temps d’un état présent et d’une puissance publique numérique. Face à la dictature du temps court, nous avons un Etat stratège : cette nécessité apparaît clairement dans bien des domaines, que ce soit celui de la transition énergétique, de la santé, ou de l’industrie. Il ne saurait s’agir d’un Etat vertical, en surplomb, qui imposerait des actions, mais bien d’un outil vivant, instrument des citoyens, capable de répondre à leurs aspirations et de construire avec eux des solutions.
L’une des pistes à creuser se situe autour de la protection et de la promotion des bien sur communs. Face à l’individualisation des rapports sociaux décuplée par les logiques néolibérales, nous devons construire du commun. Il y a urgence à réaffirmer que certaines choses essentielles ne peuvent être laissées aux mains du marché si on veut en garantir le caractère commun. Les biens communs peuvent être protégés, gérés, inventés sous différentes formes et l’Etat doit intégrer cet enjeu et cette variété de formes dans sa vision de la société. La protection, la promotion, la gestion de ces biens peut être un puissant vecteur de démocratisation, de justice, d’appropriation collective et sociale.
Qu’entend on par « communs » ou par « biens communs » ? La réponse à cette question, débattue par des philosophes et des praticiens doit aussi se faire dans la vie. Mais nous voyons biens que ces biens communs peuvent être de nature très différente, depuis la planète ou même l’espace, jusqu’à la maison de quartier, en passant par des ressources naturelles, outils de production répondant à des besoins fondamentaux, ou des inventions sociales ou scientifiques qui méritent d’être partagées. L’Etat traditionnel lui-même peut être bousculé par ces interrogations, il peut aussi en être renouvelé. Démocratiser nos institutions est un enjeu fondamental et inséparable de l’exigence de leur redonner de la force.
Pierre Dharréville, député communiste des Bouches-du-Rhône
-
Le dernier souffle ou ce défi contemporain : regarder la mort en face
Régis Debray est un homme curieux dans les deux sens du mot.
C’est un homme curieux au sens où, par sa liberté, il échappe à toutes les classifications. Progressiste nostalgique (dans son récent Exil à domicile), révolutionnaire scrogneugneu, homme d’action et homme de plume, conseiller du Prince et rebelle, écrivain polygraphe, il assume ses contradictions et ses erreurs. C’est un homme curieux au sens aussi où il s’intéresse à tout – et il a parfois un temps d’avance : sur les médias, sur les frontières, sur l’affaissement de nos sociétés, réduites à la marchandise et au spectacle.
Sa curiosité pousse ici cet octogénaire à faire, non sans humour noir, une visite anticipée dans ce qui est son prochain moment, ce qu’on appelle par euphémisme “la fin de vie”, ce qui se nomme en français la mort…
Dans ce dernier livre, Régis Debray a la sagesse de donner alors très vite la parole à son ami le docteur Claude Grange, “médecin de l’inguérissable”, qui a déjà écrit sur la question et qui travaille depuis longtemps dans les soins palliatifs. Le médecin retrace d’abord son itinéraire et ce qui l’a conduit à s’occuper des mourants. Claude Grange s’est trouvé confronté à la mort par un drame familial, puis par un voyage bouleversant au Rwanda. Et il a retenu ce mot terrible d’un vieil Africain, qui a été pour lui comme un déclic : “Grange, que faites-vous de vos vieux? Vous les enfermez dans des boîtes.” Secoué, le médecin décide de se consacrer en France aux patients qui sont en train de mourir.
Il peut dès lors témoigner, de manière sereine et émouvante, de nombreuses fins de vie auxquelles il a été confronté : patient qui feint de se nourrir pour faire plaisir à son épouse mais qui ne peut avaler une bouchée et qui recrache la nourriture dès que sa compagne à le dos tourné. Vieille Bretonne métastasée qui veut rentrer chez elle et manger des huîtres en famille avant de mourir – et qui s’échappe de l’hôpital avec la complicité du corps médical. Corps médical qui reçoit peu après une carte postale représentant un plateau d’huîtres avec cette inscription au dos :”Elle a pu manger ses huîtres Fines de claire numéro 3 avant de nous quitter, heureuse d’avoir retrouvé sa Bretagne. Merci pour tout.”
Jusqu’au bout la vie peut aussi avoir du goût. C’est sur la base de son expérience que le docteur Grange s’est forgé quelques convictions simples qu’il propose avec modestie, justesse et nuance – et qui sont de précieux témoignages dans les débats actuels sur “la fin de vie”.
D’abord, dans les EHPAD, c’est la structure de rentabilité qu’il faut remettre en question, non la bonne volonté des soignantes et des soignants souvent admirables. Plus généralement, c’est le regard contemporain sur une humanité qui n’est plus productive, qui apparaît comme un poids, qui n’est plus physiquement réconfortante, qu’il faudrait interroger dans nos sociétés. “Une société se jugerait presque à la place qu’elle accorde à ses morts.”
S’en débarrasser clandestinement, c’est l’indignité d’un manquement à une élémentaire solidarité humaine. Claude Grange n’élude alors aucune question. Les anciennes interrogations : faut-il dire la vérité au malade ? Oui, avec délicatesse et prudence, si le mourant demande instamment cette vérité et qu’elle peut mieux le soutenir que les silences et les mensonges (réclamés souvent par la famille – “C’est avec la famille que les choses sont difficiles”). Une mourante assène fermement ce mot : “Ma petite-fille, quand tu seras à ma place, tu décideras.”
Faut-il refuser les derniers moments à la maison, avec assistance médicale? Non, dit le docteur Grange, si c’est le vœu du mourant, ce qui est souvent le cas, et que c’est praticable pour les proches, souvent rétifs. Faut-il accepter, quitte à revoir la législation, le principe de l’euthanasie légalisée et du “suicide assisté”? C’est là où le docteur Grange, faisant fond sur son expérience, émet de courageuses réserves. Certes l’hôpital a longtemps vécu en ignorant les douleurs et la souffrance du désespoir devant l’inéluctable. Certes l’hôpital s’est enfermé dans l’idée du tout ou rien, de la guérison à tout prix, du spectre de la mort comme étant toujours un échec. Mais il faut savoir entendre les appels à mourir aujourd’hui qui sont la plupart du temps, selon le docteur Grange, d’abord des appels à l’aide.
Accompagner la mort, ce n’est pas la donner – qu’on se réfère à la loi ou au serment d’Hippocrate. Une sédation provisoire pour prévenir les douleurs, oui, dit le médecin ; une dose létale, non. Ce n’est pas la vocation de l’hôpital et c’est la porte ouverte à bien des dérives.
Et Claude Grange se réfère à son expérience : presque tous les patients qu’il a accompagnés, s’ils se sentaient écoutés, soutenus et soulagés de leurs douleurs, ne demandaient plus à mourir et pouvaient même s’éteindre paisiblement. Ce sont les développements des soins palliatifs, dignes de ce nom, fussent-ils coûteux et difficiles à présenter, qui constituent une urgence pour lui, non la législation sur l’euthanasie. C’est la formule citée de Léonetti : “Laisser mourir, oui ; faire mourir, non”.
Mais Claude Grange n’escamote pas le problème de “l’acharnement thérapeutique” et tous les enjeux de la question. Il peut s’agir d’un problème religieux – mais, dit-il, il se passe en fin de vie ce qu’il se passe dans la société : 5 % seulement des agonisants demandent le service religieux que réclament souvent leurs familles… (chez les chrétiens, ce “sacrement des malades” qui a également euphémisé ici “l’extrême onction” d’autrefois…).Il s’agit aussi d’un problème politique. Mais n’y a-t-il pas un jeu de rôles à feindre d’être “de gauche” et progressiste en prônant la liberté de mourir “dans la dignité”, et à jouer la partition “de droite” et de la tradition en présentant la vie comme “sacrée”?
Ne fuyant pas les débats sociaux, Claude Grange souligne d’abord l’évidence : la relation entre le début et la fin de vie. C’est ici la force des femmes. L’accouchement de la naissance trouve son écho final dans l’accouchement de la mort. Comme elles donnent la vie, les femmes – infirmières, aide-soignantes, gardes à domicile – sont celles qui accompagnent le plus souvent les mourants… là où les hommes médecins, obstinés, restent dans l’obsession souvent vaine de guérir les malades…
Et Régis Debray dans ce livre? Il assure le rôle de passeur. Dans une préface, il annonce la nécessité du propos. On lui pardonnera une erreur de référence littéraire (commise avant lui par Claude Grange). Homme pressé, Régis Debray cite lui aussi approximativement une maxime de La Rochefoucauld : “Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement”… qu’il renvoie négligemment à “la sagesse des nations”.
Mais l’essentiel reste que Régis Debray n’ait rien perdu de sa pugnacité. Dans sa postface, il dénonce l’ordre politique, social et économique qui se débarrasse cyniquement des mourants non rentables. Il frappe des antithèses mémorables : autrefois on montrait la mort, on cachait le sexe ; aujourd’hui on montre le sexe, on cache la mort. Il relie la censure contemporaine à la désagrégation du corps social : “La nouvelle solitude des morts renvoie tôt ou tard à la nôtre, privés que nous sommes d’aventures à poursuivre, d’élans à reprendre.”
Réunissant bilan de médecin et méditation de penseur, ce petit livre apparaît donc comme un témoignage essentiel aujourd’hui – que Marguerite Yourcenar, faisant parler Hadrien, aurait ainsi résumé : un viatique qui peut nous aider aujourd’hui à entrer dans la mort, celle de nos proches et même la nôtre, “les yeux ouverts”.
Romain Lancrey-Javal
-
État : reconquérir et non abolir, par Valère Staraselski
Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision de l’État. Cette notion est-elle toujours pertinente ?
Voici la contribution de l’écrivain et essayiste Valère Staraselski.« Il n’y a que la force de l’Etat qui fasse la liberté de ses membres »
Jean-Jacques Rousseau
Souvenons-nous d’Aragon, dans les années soixante du siècle dernier : « J’ai été de ces braves gens qui ont cru dur comme fer qu’il suffisait de changer le système de distribution des biens pour que disparaissent les vols, les assassinats, les malheurs de l’amour, que sais-je ? Je n’exagère pas. J’ai pensé ainsi, moi comme d’autres… ». (1) Parmi les autres, il y a bien sûr Lénine. En 1917, le dirigeant bolchévique écrivait dans L’Etat et la révolution : « Seul le communisme rend l’Etat absolument superflu, car il n’y a alors personne à mater, « personne » dans le sens d’aucune classe … Nous ne sommes pas des utopistes et nous ne nions pas que des excès individuels soient possibles et inévitables ; nous ne nions pas non plus qu’il soit nécessaire de réprimer ces excès. Mais point n’est besoin pour cela d’une machine spéciale, d’un appareil spécial de répression, le peuple armé se chargera lui-même de cette besogne…. Ensuite, nous savons que la cause sociale profonde des excès qui constituent une violation des règles de la vie en société, c’est l’exploitation des masses vouées, au besoin, à la misère. Cette principale cause une fois écartée, les excès commenceront infailliblement à s’éteindre. Avec quelle rapidité et quelle gradation, nous l’ignorons ; mais nous savons qu’ils s’éteindront. Et avec, eux l’Etat s’éteindra à son tour. »
Or, dans Malaise dans la civilisation, semblablement aux créateurs des idéologies religieuses quelques siècles plus tôt et pour ne s’en tenir, mais pas seulement, qu’à l’action régulatrice et coercitive de l’Etat, Freud avait compris ce que Lénine lui-même, devant les problèmes rencontrés par le nouveau pouvoir, finira par reconnaître en 1922, après la révolution, dans son ultime article, Mieux vaut moins mais mieux qui est consacré à « rénover notre appareil d’Etat », le « perfectionner » ! Il y propose même « d’envoyer quelques personnes averties et consciencieuses » en voyage d’étude sur ce sujet en Allemagne ou en Angleterre, ou encore en Amérique ou au Canada.
Déjà avec Marx, il y a une dichotomie entre d’un côté la nécessité du recours à l’Etat pour obtenir la réglementation de la durée du travail, jugée comme un objectif majeur et de l’autre, la perspective pour un futur plus ou moins éloigné d’extinction de l’Etat…
Après Antonio Gramsci – fondateur du Parti communiste italien – pour qui « l’Etat entendu comme forme concrète de la société humaine ne sera pas supprimé. La société en tant que telle est une pure abstraction » ou encore et plus précisément pour qui « Il n’existe pas de société sinon dans un Etat, source de tout droit et de tout devoir » (2), Domenico Losurdo s’est attaqué à ce qui fut et est encore considéré comme un monument dans la culture marxiste, la théorie de l’extinction de l’Etat. Théorie exposée et radicalisée dans l’ouvrage de Lénine L’état et la révolution, qui sera un des livres de chevet du mouvement communiste au cours du 20ème siècle.
Losurdo s’attache d’abord à montrer la complexité, plus grande qu’il n’y paraît si l’on s’en tient aux citations les plus classiques, de la pensée de Marx voire d’Engels sur la question. A ce sujet, il cite leur avertissement sur le danger que l’anti-autoritarisme « se transforme en communisme de caserne ». Considérant, comme Gramsci, que la fonction de garantie et d’assurance de l’Etat, évoquée ponctuellement par Marx et Engels et exercée à un moment donné au profit d’une classe dominante, reste une nécessité dans une société sans classe, Losurdo émet la thèse selon laquelle c’est sous la double pression des libéraux – en leur concédant une vision idyllique des Etats-Unis, où l’Etat était réduit à sa plus simple expression – et des anarchistes – Bakounine prône « la suppression de tout droit juridique légal et son remplacement par le fait révolutionnaire » – , que Marx et Engels ont forgé le concept d’extinction de l’Etat. Et ce, essentiellement pour parer l’accusation d’étatisme. Rappelons que Gramsci considère que « dans la dialectique des idées, c’est l’anarchisme qui continue le libéralisme, non le socialisme, car toute la tradition libérale est contre l’Etat ».
Losurdo ne considère pas cette conception de l’Etat comme l’erreur fatale source de tous les maux ultérieurs. Il explique au contraire son poids « redoublé » dans le mouvement communiste par la guerre, l’ampleur inouïe de ses atrocités et la haine de l’Etat qu’elle a pu engendrer. Citant Bakounine, pour qui la représentation est comme Saturne qui « représentait ses propres enfants à mesure qu’il les dévorait », il juge qu’« au cours de la Première Guerre mondiale, même les états libéraux ou libéral-démocratiques fonctionnent effectivement de la manière décrite par le philosophe anarchiste, étant donné qu’ils immolent tranquillement des millions d’hommes et de représentés dans un gigantesque rite sacrificiel ». Dans ce contexte de « monstrueuse oppression des masses laborieuses par l’Etat, qui transformait les pays avancés en bagnes militaires », rêver rétrospectivement d’un Lénine rectifiant ses théories ou d’un « gramscisme » supplantant le « léninisme » et corrigeant, en pensant mieux l’Etat, la trajectoire de l’histoire, est donc une vision idéaliste, coupée du mouvement historique. (3)
Du point de vue chronologique, l’article que signe David Alcaud pour le volume Notions de l’Encyclopedia Universalis rappelle « la substitution des théories contractualistes à la théorie du droit divin (Hobbes, Locke, Rousseau) qui font de l’Etat une création consentie pour promouvoir un ordre politique plus juste. » Et designaler queFriedrich Hegel développera dans Principes de la philosophie du droit (1831), « une théorie de l’Etat présenté comme le seul acteur capable de réconcilier l’intérêt particulier et l’intérêt général de la société civile en permettant à l’individu d’accéder à l’universel et d’échapper ainsi à sa condition. »
Si « les dérives autoritaires, fascistes et totalitaires du XXe siècle ont montré le potentiel liberticide de l’Etat », pour David Alcaud, « le développement très progressif du modèle de l’Etat-nation libéral et démocratique, scellant l’adhésion des citoyens à un ensemble de valeurs communes constitutives du « vouloir être ensemble » de Renan, continue à créer une représentation d’un Etat légitime et redistributeur, œuvrant pour l’intérêt général et chargé d’affaiblir la domination d’une classe sur une autre. » Et d’ajouter : « La valorisation du « service public » garantit à l’administration publique une capacité d’action dans la vie sociale. L’Etat interventionniste, qui se transforme en Etat providence, s’impose comme la représentation légitime du pouvoir politique, malgré la critique marxiste de l’Etat qui le dénonce comme une nouvelle superstructure chargée d’entretenir une domination de classe. » (4)
Clarification faite et eu égard aux enjeux pressants de notre monde, l’Etat auquel ou pour lequel il convient, me semble-t-il, de travailler est forcément un « travail en cours », fruit de multiples expériences, propositions et engagements continus. De manière essentielle, il est humaniste et progressiste car il s’apparente, pour reprendre la formule de Gramsci, àun « Etat du travail et de la solidarité ». (5) Il est, dit avec raison Isabelle Garo, une « forme de réappropriation de la politique elle-même, qui prend acte de sa dimension juridique » (6) dès lors que cette politique « relève d’un projet anticapitaliste résolu ». (7)
Non, on ne peut plus réduire l’Etat à un appareil de violence et d’oppression au service d’une classe. Depuis Octobre 17, il y a eu des avancées et des conquis pour les travailleurs. La preuve en sont les coups de boutoir du capitalisme mondialisé qui tente depuis les années 1980 de détruire ce qu’il y a de communisme dans l’Etat afin de le mettre entièrement au service d’une économie prédatrice, financiarisée, destructrice et de plus en plus guerrière, d’une société consumériste et déresponsabilisée. En la matière, l’urgence est de sortir d’une vision, en quelque sorte, de subordination à l’existant pour au contraire investir et s’approprier les pouvoirs publics concentrés dans l’Etat. Et ce, au service du « travail et de la solidarité », de l’intérêt général. De gagner du communisme. A commencer par la citoyenneté à l’intérieur des entreprises, c’est-à-dire que la voix des salariés pèsent autant que celles des actionnaires dans les décisions concernant l’activité et les buts de l’entreprise.
La responsabilité veut que l’Etat soit envisagé pour ce qu’il est : un instrument politique et juridique. Pour les progressistes, le reconnaître et agir en conséquence est un projet en soi.
Valère Staraselski
Dernier ouvrage paru Le Parlement des cigognes.
(1) Blanche ou l’oubli (1967).
(2) Cité dans Gramsci, du libéralisme au communisme critique, Domenico Losurdo, pp 159 et 169.
(3) Gramsci, du libéralisme au communisme critique, Domenico Losurdo, pp 167 et 161.
(4) Notions Encyclopedia Universalis (2004)
(5) Ordino Nuovo, cité dans Gramsci, du libéralisme au communisme critique, Domenico Losurdo, p159.
(6) « Le communisme comme stratégie ».
(7) Entretien avec Pierre Chaillan dans L’Humanité.
-
L’État, notre Léviathan, par Éric Marty
Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision de l’État. Cette notion est-elle toujours pertinente ?
Voici la contribution de l’écrivain et essayiste Éric Marty.« Dieu joue tous les jours pendant quelques heures avec Léviathan »
Œdipe.
Cherchons notre Œdipe….
Ne jamais oublier qu’une fois Œdipe détrôné du Royaume de Thèbes, une autre conception du pouvoir gouverna l’État de Thèbes en la personne de Créon : le bureaucrate totalitaire, celui pour qui la Loi est l’absolu politique, celui qui condamne Antigone à être enterrée vivante dans une caverne et y mourir parce qu’elle a réclamé que son frère Polynice ait droit à une tombe. D’une certaine manière, Créon est le Kant qu’invoquait Eichmann, lors du procès de Jérusalem, pour justifier son rôle dans les crimes nazis; ce Kant ramené à une obéissance formelle à la Loi vidée de tout contenu, ne se justifiant que par elle-même, excluant d’être dépendante d’un « Bien » extérieur, se validant dans et par sa perfection formelle, seule susceptible fonder son autorité. Le conformisme kantien, anticipé donc par Créon, est ce qui s’oppose à l’aventurier Œdipe, dont le pouvoir est diminué, amputé par une culpabilité originaire. Œdipe, le chef de l’État coupable, originairement coupable, et dont la culpabilité contamine l’État et le pays, avec la peste comme symptôme.
Ainsi, n’y a-t-il pas un seul Anti-Œdipe, pas seulement celui de Deleuze-Guattari, le schizo, le corps sans organes, le bègue, saisi dans le devenir-animal. Il y en a un autre. L’autre Anti-Œdipe, le seul peut-être, ce serait Créon, le paranoïaque, l’homme d’État, entièrement pris dans la volonté d’exercer le pouvoir de manière totale, d’en jouir, et d’en faire jouir son peuple, y compris dans et par la souffrance : surveillance, arbitraire, domestication, unanimité, délation, obéissance. Celui qui s’est débarrassé de la culpabilité de gouverner, et qui donc désormais n’a plus de limite à son pouvoir.
Cet autre Anti-Œdipe, c’est Léviathan. Ou du moins une des figures possibles de Léviathan.
Créon est celui qui élimine réellement Œdipe de la sphère du pouvoir. Avec lui, désormais, l’homme d’État ne sera plus suspecté, la peste ne sera plus une maladie indigène, intérieure, territoriale. Elle sera une maladie venue de pays lointains, une maladie étrangère que le chef d’État n’a pas à endosser.
Hobbes.
Le coup de génie de Hobbes (1588-1679) n’est peut-être pas son livre, mais le titre de son livre : Léviathan et l’étrange vignette qu’il a choisie pour la couverture, ce monarque monstrueux dont le corps est composé d’une myriade d’humains, et qui domine le monde de sa stature. Léviathan n’est pas un concept (le concept de l’État). Et d’ailleurs dans son livre, Hobbes n’y fait pratiquement plus allusion. Le Léviathan n’est pas non plus une référence à une réalité politique vécue, ou si peu. L’Angleterre n’a jamais vraiment été le territoire de Léviathan, c’est-à-dire du pouvoir étatique pris dans l’hybris de la toute-puissance. Le coup de génie donc de Hobbes, c’est le caractère structurellement imaginaire de ce monstre marin issu de la Bible (Livre de Job 40-41), censé incarner l’État, et dont il ne nous donne pas la traduction allégorique. Comme image, Léviathan fait éclater le cadre de toute théorie de l’État qui relèverait de la seule pensée. Comme image, il nous apprend que, pour comprendre la réalité passé et contemporaine de la question de l’État, il faut intégrer une composante fantasmatique et mythique, et s’y fixer. Et pas seulement pour appréhender l’État monstrueux qu’incarne Léviathan mais également l’État ordinaire, l’État affaibli par la culpabilité de l’exercice du pouvoir, l’État rongé par son illégitimité, celui d’Œdipe. Le nôtre.
Léviathan incarne un type de contrat qu’on trouve dans certains contes de sorcières et que pourtant le réel historique semble en mesure d’actualiser. La protection absolue en échange de l’obéissance absolue. Ce contrat ou ce pacte repose sur une angoisse qui est tout à la fois imposée et supprimée : la guerre civile est l’hypothèse qui, seule, permet d’empêcher qu’elle ait lieu. Véritable nœud logique. C’est en prophétisant cette guerre civile que Léviathan prend le pouvoir dans la mesure où sa prophétie est si effrayante qu’elle en évite la réalisation. Foucault a raison d’écrire que la souveraineté ne s’établit pas par une domination belliqueuse et violente mais par un calcul où chacun est amené à mesurer le danger que représente sa propre liberté et celle des autres en tant qu’elles sont virtuellement les aliments de la guerre de tous contre tous.
La prophétie de Léviathan peut alors s’incarner, comme par exemple aujourd’hui en Chine où un système de contrôle et de surveillance radicale, digne en effet de Léviathan, aspire à rendre impossible la guerre civile grâce au système du crédit social, littéralement « système de confiance dans la société », où le citoyen est noté en fonction de son respect des normes d’État : le fait que mon voisin, incivique, soit ainsi noté, sanctionné, est censé m’épargner tout ressentiment à l’égard des éventuelles transgressions sociales, et soutenir la crédibilité de l’État comme vie en commun. Car la soumission absolue en échange de la protection absolue repose sur une jouissance qu’il ne faut pas négliger : la conviction que mon voisin, lui aussi, s’est soumis à Léviathan. Il n’y a pas d’interdit qui puisse fonctionner sans la certitude pour le sujet que l’Autre y est également astreint. Cette certitude, c’est le lien social dans sa forme la plus aliénante : la certitude qu’il n’y aura pas de guerre de tous contre tous, y compris à un feu rouge, lorsqu’un de mes concitoyens aura traversé au vert…
Avouons que ce modèle n’est pas complètement étranger à certaines pulsions qui traversent notre espace politique français et européen.
Aujourd’hui.
Ce qui est capital da ns la figure du Léviathan conçue par Hobbes, c’est son ambivalence, et pour laquelle on voudrait trouver un mot plus fort et plus efficace : une sorte d’amphibologie comme quand un même mot présente deux sens contraires[1]. En effet, l’image de Léviathan est deux fois double : d’abord monstre hideux et destructeur et salut de la cité, mais aussi par le fait, comme on l’a vu, que la menace qu’il présente est simultanément la solution à cette menace, le poison et le remède.
Or, cette ambivalence structurelle range bien Léviathan dans la logique de l’imaginaire, telle que Freud l’a repérée par exemple dans son texte fameux «Des sens opposés dans les mots primitifs » (1910[2]). Il remarque l’abondance en égyptien ancien des mots à double entente où un même terme signifie simultanément fort/faible, ordonner/obéir etc. , et il associe ce fait à ce qu’il en est de même dans le rêve où l’ambivalence en effet règne.
On dira alors que le Léviathan de Hobbes nous propose une deuxième leçon qui est peut-être la plus importante. Et que pour l’entendre, il faut partir de cette ambivalence extrême qui est la nôtre aujourd’hui face à l’État souverain : désir et haine, besoin et rejet, soumission et insubordination, et qui fait que nous sommes face à lui, dans une position de régression, d’immaturité. Comme si, de toutes les catégories de la pensée politique, l’État souverain demeurait un impensable, et comme si, peut-être, il n’existait pas autrement que comme un objet imaginaire, tel qu’il figure sur la couverture du livre de Hobbes : une vignette où un monstre nous intimide et propose un casse-tête logique, un piège où je m’aliène quel que soit le chemin que j’emprunte, comme l’illustre l’échec de la prophétie politique marxiste qui supposait, par son effectuation même, le dépérissement de l’État, et qui a, au contraire, abouti à un perfectionnement sans égal de la raison d’État et à une toute-puissance qui a fait, hélas, des États « communistes » les Léviathans modernes. Et cela pour avoir cru, elle aussi, au concept de souveraineté, dont témoigne Le Manifeste communiste (1848) de Marx et d’Engels.
Sans doute, devrions davantage réfléchir aux travaux de Foucault sur la question de la souveraineté comme mythe, comme leurre, où est venue échouer l’idée même d’émancipation, car cette souveraineté mythique, fantasmatique, – en tant qu’elle est imaginaire – est vouée à cette éternelle ambivalence dont nous sommes partis, c’est-à-dire à la frustration, au ressentiment, à l’insatisfaction : à cette position infantile qui est celle de la demande jamais satisfaite. Et cela, tant dans la position de soumission à l’État que dans la position de conquête de l’État.
Le Léviathan n’existe que par le crédit qu’on accorde à l’idée de souveraineté, et sa survie est liée à la dynamique même de la demande que relance sans cesse l’inéluctable frustration. S’il n’y a de souveraineté qu’imaginaire, c’est que le pouvoir réel est partout ailleurs que dans la souveraineté, il est dans toute interrelation sociale : savoir cela, n’est nullement un renoncement à la rationalité politique, c’est au contraire peut-être là où commence une société de résistance, d’agitation perpétuelle et illimitée, où tout peut être remis en cause.
Sans doute faut-il alors abandonner un mythe pour un autre. Oublier l’État Léviathan pour l’État Œdipe. C’est-à-dire oublier l’hypothèse d’un État souverain pour celle d’un État malade, oublier l’hypothèse d’un État qui repose sur une puissance illimitée de la Loi pour celle d’un État où la Loi est originairement faillie, d’un État imperméable au soupçon pour celle d’un État qui se sait coupable.
Cherchons notre Œdipe, il est la vérité même du pouvoir, et le commencement de notre lucidité sur la possibilité même de l’affronter comme sur celle de l’exercer.
Éric Marty
[1] Par exemple « louer » : comme acte d’un locataire et/ou d’un propriétaire.
[2] Présent dans Essais de psychanalyse appliquée.
-
Édition, censure et logique de marché : Le cas exemplaire de Roald Dahl
Un classique incontestable et dérangeant
Est-il besoin de présenter Roald Dahl, ce géant de la littérature enfantine ? Ecrivain prolifique adoré des enfants d’âge scolaire, et plus particulièrement des pré-adolescents et adolescents, il s’inscrit dans une longue tradition typiquement anglaise du conte drolatique, parfois à la limite du nonsense, toujours avec une bonne dose de férocité. Avec son illustrateur Quentin Blake, il a formé un duo particulièrement créatif. Du recueil de devinettes bouffonnes aux récits versifiés en passant par des contes délibérément peu édifiants, ces productions, dont certaines ont été adaptées à l’écran, doivent largement leur succès au fait qu’elles éveillent l’intelligence critique des jeunes lecteurs, les aident à prendre des distances par rapport à la normativité ambiante de la famille et de l’école, favorisent la constitution d’un imaginaire autonome. Ces histoires fantastiques partent du réel, celui des mots crus et des représentations conventionnelles, pour les dépasser en les caricaturant.
Sans doute est-ce le lieu de souligner le côté complètement atypique du parcours qui a mené Dahl à ce type de littérature : militaire, il a baroudé de la Tanzanie à la Grèce pendant la seconde guerre mondiale, où il a été gravement blessé. Il a aussi été mêlé à des activités de renseignement militaire. Il a par la suite consacré beaucoup de temps à la rééducation de sa femme, frappée par un AVC. Amené à la littérature par Ian Fleming, l’auteur des James Bond, il semble qu’il ait abordé la littérature pour la jeunesse avec tout un vécu de férocité et de de brutalité de la vie. Cela explique peut-être, sans les excuser, les propos antisémites qu’il a tenu sur le tard, notamment dans le cadre d’un conflit avec son éditeur. Non, comme on l’a souligné, « Dahl n’était pas un ange ».
Une marchandise comme une autre
Après sa mort, survenue en 1990, son éditeur Puffin, filiale de la célèbre maison d’édition Penguin Random House, a acquis l’intégralité des droits sur l’ensemble de son œuvre. Penguin a été rachetée à son tour par Netflix, géant états-unien de la communication basé à la Silicon Valley. On n’en finirait pas d’énumérer les possessions de Netflix : un monstre en comparaison duquel ceux de Dahl font piètre figure. Bref, l’œuvre de Dahl est devenue une marchandise et son nom une marque.
Et c’est là que tout se joue : inquiet d’un léger tassement des ventes, Netflix a demandé à Puffin de « dépoussiérer » les livres de Dahl en vue de leur réédition. C’est une pratique habituelle aux Etats-Unis, notamment dans le domaine du cinéma : tirer jusqu’au bout tout ce qu’on peut d’une formule qui a marché. C’est ainsi que le film de Robert Altman Mash a été suivi d’une interminable série télévisée. (On a eu en France quelques exemples de cette façon de faire, par exemple avec les diverses tentatives pour renouveler La Cage aux folles, sans grand succès). S’agissant de l’œuvre d’un écrivain, de surcroit décédé, la pratique est différente. Il s’agit bel et bien de modifier son texte.
Mais modifier quoi ? C’est là que les dogmes entrent en scène. Netflix a considéré que la très relative désaffection dont Dahl était l’objet était due non pas à l’œuvre du temps mais à la présence dans ses histoires de « scories » propres à heurter la sensibilité d’une nouvelle génération de parents et d’enfants, supposés « wokes » et de ce fait hypersensibles à tout ce qui pourrait froisser la susceptibilité des femmes et des « minorités » : gays, gens de couleur, handicapés physiques ou mentaux, obèses, etc. Puffins a donc confié à une équipe de « sensitivity readers » (relecteurs en charge des questions de sensibilité », pourrait-on traduire) le soin de relire toute l’œuvre de Dahl et d’y apporter les modifications propres à le mettre aux normes. Ce qui était dès le départ une trahison de l’auteur et de son public.
Psychologie à l’eau de rose et normalisation
Le résultat ? Il est tout simplement ridicule. Outre-Manche, mais aussi aux Etats-Unis, on en fait des forges chaudes. Voici un florilège qui est loin d’être exhaustif :
– Les mots « fat » (gros), « crazy » (fou), « idiot » (comme en français), « ugly » (laid) sont supprimés.
– La phrase « he had a queer feeling » (il eut une impression bizarre) est remplacée par « he had a strange feeling », pour ne pas heurter la sensibilité des LGBT, « queer » étant par ailleurs un mot argotique employé pour désigner les homosexuels.
– Les « hommes nuages » sont remplacés par « les gens nuages ».
-« Female » (certes sexiste, mais pas autant que le mot « femelle » en français) est remplacé par « femme ».
– Les femmes ne sont plus des « caissières de supermarchés » mais des cheffes d’entreprises.
– Elles ne lisent plus le colonialiste Kipling ni le très viril Joseph Conrad, mais Jane Austen et le progressiste John Steinbeck.
– Le mot « black » (noir) est souvent supprimé, même dans des contextes où il n’est pas question de couleur de peau.
– Dans Jane et la pêche géante, l’évocation de la tante Spiker, « mince comme un fil et encore plus sèche qu’un os » laisse la place à « la tante Spiker était toujours la même »…
– Dans « Les Sorcières » (l’une des plus célèbres nouvelles de Dahl), les relecteurs ont été confrontés à une tâche surhumaine : comment décrire une sorcière sans que quelqu’un risque de s’y reconnaître ? Les sorcières n’ont donc plus de nez crochus ni de doubles mentons, elles ont tous leurs doigts et ne portent pas de perruques, car n’est-ce pas, comme l’a argumenté un partisan des modifications, « un enfant dont la maman porte une perruque suite à une radiothérapie pourrait être traumatisé et subir des discriminations ».
Une polémique à fronts renversés
Au total, ces modifications, d’abord présentées comme marginales et respectueuses de l’essentiel, se comptent par centaines. De quoi susciter un tollé qui a surpris Puffin et Penguin Random House. D’autant plus que c’est le très conservateur Daily Telegraph qui a sorti l’affaire, manifestement ravi de dénoncer la menace que la « gauche intersectionnelle » et la « bien-pensance » font planer sur la liberté d’expression. Et peu importe si ce sont les déréglementations ultralibérales menées sous l’ère Thatcher qui ont totalement soumis l’édition aux lois du marché capitaliste. Le Premier Ministre conservateur Rishi Sunak n’a pas laissé passer l’occasion de se solidariser avec l’écrivain Salman Rushdie pour dénoncer « une atteinte inacceptable à la liberté d’expression ».
Car de son côté, la gauche, très engagée dans la lutte contre les discriminations, cherche à tenir les deux bouts de la chaîne, dénonçant la concentration capitalistique de l’édition, mais pour le reste davantage la méthode employée que le principe même des modifications. Une chroniqueuse du Guardian, journal étiqueté « libéral », croit pouvoir résumer la situation à un débat entre les « nostalgiques », dont elle affirme faire partie, et les « réalistes » confrontés à des impératifs de rentabilité. Elle aussi accepte comme allant de soi le dogme d’une nouvelle génération massivement préoccupée des questions de genre et de discrimination. Et ne semble pas s’inquiéter de ce que cette pudibonderie et ce refus de prendre en compte le réel social révèlent d’une société qui se méfie de ses propres enfants et cherche à les protéger à la fois du rêve et de la vérité.
Un « Happy End » ?
Suite au tollé, la maison Puffin a pris la décision de rééditer l’édition traditionnelle parallèlement à l’édition expurgée, soulignant non sans complaisance son aptitude à tenir compte des critiques et le bénéfice intellectuel que certains lecteurs trouveraient à comparer les deux versions. Ce débat, selon la directrice générale de la maison d’édition, est révélateur de la capacité d’un grand écrivain à parler y compris à une génération nouvelle. Des mots bien creux au pays de Shakespeare, classique s’il en est et dont le langage cru, la misogynie et autres préjugés du temps sont pris pour ce qu’ils sont : des parties secondaires, mais inséparables du tout, et qu’une vraie lecture critique se doit de replacer dans leur contexte.
Surtout, en dédoublant l’édition de Dahl, Puffin espère gagner sur les deux tableaux, celui du classicisme et celui de la pudibonderie. Reste à savoir si le public woke et bien-pensant est aussi important, influent et structuré que certains se le représentent. On risque d’avoir des surprises.
Pour certains malheureusement, l’offensive puritaine et wokiste ne fait que commencer. On s’en prend à des tableaux, à des spectacles, non sans avoir prévenu cameramen et photographes. Le prétendu désir d’inclure se révèle dans les faits être une pratique délibérée de l’exclusion, avec la volonté élitiste de faire les choses à la place des gens et sans eux. Pensons aux écrivains français les plus classiques, que resterait-il d’eux une fois passés à la moulinette de l’intersectionnalité ? Presque tous sont sexistes, ils sont pour le port des armes, Molière se moque des malades et Balzac des paysans. Du travail en perspective pour nos « sensitivity readers » en gestation.
Jean-Michel Galano
-
Redécouvrir Tarass Chevtchenko, poète ukrainien
Il fut un temps, en Ukraine,
Où les canons grondaient ;
Il fut un temps où les Zaporogues
Savaient régner.
Ils régnaient et gagnaient
Leur gloire et leur liberté.
La réédition chez Seghers d’un choix de poèmes de Tarass Chevtchenko sous un nouveau titre, « Notre âme ne peut pas mourir », permet de redécouvrir l’œuvre du plus grand poète romantique ukrainien, l’un de ceux – après Ivan Kotliarevsky et Grigori Kvitka-Osnovianenko – à avoir fixé la langue ukrainienne littéraire en élaborant son alphabet. Pourquoi redécouvrir ? Parce que ce recueil, traduit par Eugène Guillevic (avec l’aide de Wladyslaw Pelc), présenté par Maxime Rilsky et Alexandre Deitch, aujourd’hui préfacé par André Markowicz, date… de 1964. Il était alors paru dans la fameuse collection des « Poètes d’aujourd’hui » (n°110) et il faut croire qu’il était passé inaperçu de la plupart puisque l’on n’en parle que soixante ans plus tard ! Il aura fallu la guerre russo-ukrainienne pour que Chevtchenko (1814-1861), brandi, de nos jours, sous toutes les formes par les patriotes ukrainiens (sur des tee-shirts et des affiches, et même en treillis militaire armé d’un fusil d’assaut), éveille l’intérêt de la presse et des cercles culturels occidentaux : on a diffusé des photographies de son buste à Borodianka, mitraillé par des soldats russes durant leur retraite et le Grand Palais à Paris (après Toronto) accueille une exposition (« immersive », comme il se doit) : « Ukraine : une année de résilience, une culture de résistance » où des œuvres peintes du poète, conservées au musée à son nom à Kiev (créé en 1927), ont servi à un environnement d’images projetées. Le paradoxe veut que cette reconnaissance française tardive d’« un Pouchine de l’Ukraine » (Aragon) coïncide avec le déboulonnage des statues de Pouchkine, justement, dans les villes du pays, et de la proscription de la langue russe dans les universités, réponse décalée à l’oukase de Pierre 1er interdisant l’usage de la langue ukrainienne après la défaite des armées suédo-ukrainiennes face à la Russie, comme aux décrets de Nicolas 1er et d’Alexandre II qui l’aggravèrent. Bien que l’un des plus grands écrivains ukrainiens, Nicolas Gogol, n’ait écrit qu’en russe – ce dont Vladimir Nabokov, célèbre Russe émigré, hostile à la Révolution de 1917, se félicitait (« Il faut remercier le destin, qui a fait en sorte que Gogol ne se tourne pas vers le dialecte ukrainien comme moyen d’expression, car alors, il aurait été perdu »). C’est, qu’en effet, le « retour » de la langue et de la culture ukrainiennes au XXe siècle date de l’émancipation de l’Ukraine de l’empire russe, disloqué par les révolutions de 1917, puis son intégration à l’URSS comme république (1922). Cela devrait permettre de distinguer, dans l’histoire de la Russie, la période soviétique de la période tsariste – dont se réclame le président Poutine dans sa guerre de conquête, en particulier avec le règne de Pierre 1er – car, quels qu’aient été les méfaits et les crimes de la période stalinienne à l’endroit de l’Ukraine, et les avancées et reculs en la matière (alternances d’ukrainisation et de russification), sa culture fut reconnue et diffusée. Chevtchenko était largement traduit en russe – et dans d’autres langues de l’URSS (42 au total !) –, publié en millions d’exemplaires, et, après un premier film, en 1926, dû à Piotr Tchardynin (aux studios d’Odessa), on lui en consacra en 1951 un second (en couleur), réalisé aux studios Dovjenko par Igor Savtchenko, avec Sergueï Bondartchouk dans le rôle-titre (en français le film fut aussi appelé Les Chaînes brisées). Alors que sous le tsar Nicolas 1er (par ailleurs « roi de Pologne » et « grand-duc de Finlande »), figure par excellence du conservatisme russe d’ancien régime (« autocratie, orthodoxie et génie national »), Chevtchenko est persécuté, censuré, arrêté, déporté, interdit d’écrire et de peindre, intégré de force à l’armée impériale, son combat pour l’identité ukrainienne, contre le servage et le régime tsariste en firent un emblème des valeurs révolutionnaires à l’époque soviétique.
Chevtchenko naquit en 1814 à 150 kilomètres de Kiev, au sein d’une famille de serfs. Orphelin à 12 ans, berger puis serviteur d’un sacristain – qui lui apprit à lire et écrire –, il se passionna pour le dessin et le chant populaire des kobzars, ces chanteurs errants souvent aveugles passant de village en village, exaltant les combats passés des Cosaques en s’accompagnant du kobza, sorte de vielle ou bandoura. Adolescent il fut recruté comme « petit laquais » par un seigneur russo-allemand qu’il suivit à Vilnius puis à Saint-Pétersbourg. C’est dans cette ville que son intérêt pour la peinture et la poésie (qui lui valut d’abord d’être fouetté par son maître) put se déployer au contact d’artistes qui s’efforcèrent de le faire affranchir et y parvinrent en réunissant la somme de 2500 roubles nécessaire à son rachat. Il put dès lors accéder à l’Académie des Beaux-Arts et devint un portraitiste apprécié. Sa lecture des poètes russes, polonais, français l’amène aussi à écrire lui-même de plus en plus et à évoquer sa terre natale et les combats du peuple ukrainien contre la noblesse polonaise et la tutelle russe. En 1840, paraît un premier recueil intitulé Kobzar dont son ami le peintre V. Chternberg dessine la couverture. Quand, quelques années plus tard, lié à des cercles « libéraux » (c’est-à-dire révolutionnaires), proche des Décembristes, il écrit le poème Le Rêve, sa verve satirique et épique s’est développée. Il y évoque le monceau d’ossements de travailleurs sur lequel a été édifiée la ville de Saint-Pétersbourg, se moque des « seigneurs ventrus » et du petit-père le tsar, bourreau des peuples. Dans Caucase (1845) il écrit que « Du Moldave jusqu’au Finnois /On se tait dans tous les dialectes ». Revenu en Ukraine, il participe à la confrérie Cyrille et Méthode qui préconise l’alphabétisation des peuples slaves et l’abolition du servage et écrit des poèmes de révolte circulant clandestinement qui conduisent à son arrestation en 1847 et à sa déportation, dix ans durant, avec recommandation expresse du tsar de l’empêcher d’écrire et de dessiner. L’interdiction sera transgressée, le régime du proscrit allégé dans un premier temps puis aggravé, jusqu’à sa libération sous Alexandre II en 1857. Dans le « journal » qu’il tient (en russe), il conclut cette période par ces mots : « Il me semble que je suis exactement le même qu’il y a dix ans. Pas un seul trait de mon caractère n’a changé. Est-ce bien ? Oui… ».
Demeurant interdit de Saint-Pétersbourg, il part pour Nijni-Novgorod en bateau sur la Volga, lit les écrivains progressistes dont il avait été privé – comme Tchernychevski, Herzen –, découvre Béranger, Victor Hugo, les Encyclopédistes et préconise aux écrivains de « prête[r] [leur] voix à cette pauvre populace, sale et souillée ! À ces parias outragés privés de parole ! » (Journal), proclamant lui-même : « Je porterai aux nues/Les esclaves, les petits, les muets/En garde fidèle parmi eux/Je porterai la parole… ». Admis à nouveau dans la capitale, une année plus tard, il fréquente les cercles démocratiques et révolutionnaires et publie des poèmes politiques appelant à « aiguiser le tranchant de la hache » pour « réveiller » la liberté. Surveillé par la police il est arrêté une nouvelle fois lors d’un séjour en Ukraine, accusé de propos subversifs et libéré sous la condition de ne plus se rendre dans son pays. Une nouvelle édition du Kobzar paraît alors, censurée dans les passages les plus violents, tandis qu’il s’adonne à la gravure, moyen de propager ses dessins sur la vie des opprimés au plus grand nombre.
En 1876, Émile Durand publiait dans La Revue des Deux-Mondes une longue étude sur Chevtchenko (« Le poète national de la Petite-Russie ») avec plusieurs traductions de ses poèmes. L’un, « Marianne », témoigne bien du lien qu’il a noué avec la poésie orale des kobzars. On y met en scène l’arrivée d’un de ces chanteurs et musiciens itinérants, un vieil aveugle : « Regardez, fillettes, – le kobzar ! voilà le kobzar ! – Et toutes, se hâtant, – laissant là les garçons, courent – à la rencontre de l’aveugle. – Vieux père, cher cœur, mon petit ramier, – chante-nous quelque chose ! – Je te donnerai du gâteau ; moi, des cerises ; – moi, de l’hydromel pour te rafraîchir… Chante-nous quelque chose ! (…) Ils s’assirent. Le vieillard défit son sac, – et en tira la kobza. Deux ou trois fois – il fit résonner les cordes… – Que chanterai-je ?.. Attendez… – La brune Marianne… – L’avez-vous déjà entendue ? Non ? – Alors, écoutez, fillettes, – et rentrez en vous-mêmes… ». Cette entrée en scène du barde et de ses auditrices introduit à une narration à rebondissements dont on devine qu’elle peut donner lieu à de multiples variations avant de s’achever dans la mélancolie.
Dans ses Littératures soviétiques (Denoël, 1955) comme dans ses articles des Lettres françaises, Aragon a plusieurs fois, à son tour, célébré le transcripteur des chants populaires des kobzars, le passeur de l’oral à l’écrit. Mais aussi l’auteur des Haidamaks (poèmes épiques consacrés à l’insurrection paysanne ukrainienne de 1768) dont il a fait le fondateur de la littérature ukrainienne (dans « Intermezzo ukrainien », les Lettres françaises n°558, 24 février 1955, pp. 1 et 10) et un modèle pour les écrivains contemporains (dans « Temps nouveaux », LF no 559, 3 mars 1955). L’entreprise de Guillevic, qui s’explique en détail sur ses choix de traduction dans le recueil des « Poètes d’aujourd’hui », s’inscrivait assurément dans le cadre de cette curiosité pour l’essor des littératures des diverses républiques d’URSS qu’il serait injuste d’oublier aujourd’hui. C’était alors avec l’aide matérielle de la République socialiste d’Ukraine et de l’Unesco qu’avait pu être menée à bien cette édition. Pour le bicentenaire de la naissance du poète, l’INALCO a organisé deux journées Chevtchenko en mars 2014, avec la publication, deux ans plus tard, d’un numéro de la revue Slovo entièrement consacré au poète (n°45-46). En 2015 les éditions Bleu & Jaune ont publié une traduction de la première édition du recueil de 1840, Kobzar, qui devait être suivie d’autres et même des œuvres complètes qui manifestement tardent à voir le jour.
Concluons avec les extraits d’un poème patriotique mais qui révèle aussi le goût de Chevtchenko pour la peinture – en l’occurrence, une dramaturgie des couleurs (vert, noir, rouge) – et pour cette oralité dialogique se faisant ici prosopopée.
Pourquoi, champ vert, pourquoi
Es-tu devenu noir ?
– Je suis devenu noir
De tout le sang versé
Là pour la liberté.
Près de Berestetchko[1]
Sur de nombreuses lieues,
Les glorieux Zaporogues
M’ont couvert de leurs corps
Et les freux à minuit
À leur tour m’ont couvert.
Ils arrachent les yeux
Des cosaques tombés
Mais refusent les corps.
Je suis devenu noir
Pour votre liberté…
Moi je reverdirai
Mais vous ne verrez plus.
(Kos-Aral, 1848)
[1] Une des plus grandes batailles terrestres entre Polonais-Lituanie et Cosaques et paysans ukrainiens secondés par des Tatars de Crimée en juin 1651 dans la province de Volhynie.
François Albera