Les Consolantes : dire le drame et vivre vivant

Dans sa nouvelle pièce, Les Consolantes, Pauline Susini cherche à « transmettre les matériaux d’une histoire commune », celle des attentats du 13 novembre 2015. Et elle y parvient avec justesse, poésie et intelligence dans un moment de théâtre lumineux et sensible.

A Paris, la pièce est jouée depuis le 30 janvier et jusqu’au 9 février, au Théâtre 13 (13e) avant une représentation au Kremlin-Bicêtre en mars. Elle a été créee à la scène nationale La Garance, à Cavaillon, le 11 janvier, puis au théâtre de l’Etoile bleue, à Paris, en janvier. Elle est portée par les généreux et talentueux : Noémie Develay-Ressiguier, Sébastien Desjours, Sol Espèche, Nicolas Giret-Famin

Pour construire ce projet, Pauline Susini a travaillé avec l’Institut du temps présent (laboratoire de recherche IHTP) afin de découvrir ce corpus documentaire d’entretiens intimes. Elle se fonde ainsi sur une série de matériaux individuels pour élaborer une pièce qui rend au collectif cette pluralité de paroles sans jamais tomber dans le spectaculaire ni le tapage. Elle nous révèle ainsi sur scène un vrai travail de création, superbement documenté sans être documentaire. L’écriture est toujours juste dans ce texte qui mêle aux témoignages reproduits des extraits littéraires. Cette hybridation, loin d’apparaître gratuite, permet d’entrelacer, par la richesse de l’écriture, une diversité culturelle de paroles et d’ancrer ce corps collectif vibrant. 

Que se passe-t-il sur scène ? 

Une parole émerge, se joue et se confronte, une parole qui ne s’enferme pas dans l’autotélisme de sa propre agonie mais qui se heurte au réel pour tenter d’exister, bancale, outrée, terrifiée parfois mais en reconstruction. Elle travaille l’Histoire, se mêle à la mythologie, à ces images d’une mémoire collective déjà là. Dans ce déjà-là, il s’agit d’apprivoiser le réel, d’apprendre à faire corps, avec soi et avec les autres. 

Quatre acteurs incroyables incarnent une variété de personnages confrontés à l’expérience de la parole comme issue au fil du temps, ils ne nous perdent jamais mais nous guident dans cette catabase historique : comment cette parole lutte-t-elle contre soi-même pour jaillir ? comment affronte-t-elle une autre parole, celle de l’institution, celle d’un discours médiatique, qui parfois généralise et enferme ? D’un discours qui, cherchant à baliser la possibilité d’un cadre institutionnel qui définisse la justice, fait Histoire mais peut être vécu comme négation de la pure expérience individuelle ? Comment, cette parole individuée représente-t-elle l’expérience de l’énonciation ?

Énoncer, comme une métaphore du théâtre du réel. Dire « je » dans la confrontation à une injonction qui serait celle de la reconstruction, celle de la « résilience ». Violence du mot posé par un diagnostic médical dans une superbe scène où éructe un malade dont le cœur-corps est marqué, des années après, par le drame. Le travail de Pauline Susini interroge comment supporter le discours et le protocole qui viennent assigner à ce corps meurtri une Histoire autre, déplaçant la reconnaissance d’une subjectivité qui, si elle refuse de s’enliser dans le statut de victime, nie toute volonté de résilience, car elle ne cherche pas à performer le réel mais à considérer sa propre histoire. 

Dans l’évolution de cette palette de personnages, la pièce permet d’énoncer une parole, de tracer ce qui, de la mémoire et de l’évènement, permet de se raccorder à soi-même. Cette pluralité des jeux est précise et juste : la pièce ne tombe jamais dans le corpus exemplaire, elle n’a rien d’une démonstration didactique. Au contraire, elle explore la possibilité d’une contradiction, elle démasque, à l’endroit de ce qui ne s’épouse pas, la manifestation d’une béance dont la conscience révèle le sensible. Ce théâtre ouvre, de manière assumée et brillante, à la possibilité du déplacement de soi à l’égard d’un statut imposé qui, s’il permet un temps de se reconnaître peut ensuite enfermer l’individu. Il touche à la dimension ontologique de l’émancipation du traumatisme dont il assume, en même temps, la conscience d’une trace historique et d’une marque indélébile. En ce sens, l’héritage mythologique permet à nouveau de rattacher à une mémoire commune mais multiple la possibilité de cette reconnaissance. La matière antique du théâtre a ceci d’éternellement bouillonnant qu’elle dit l’arrière-pays des « tourments de la Cité », elle montre – en acte, sur scène, l’intempestif en nous. 

A ce titre, Pauline Susini use avec talent des pouvoirs du théâtre. La lumière et la musique accompagnent les changements de scène dans une fluidité pleine d’énergie, art qui surgit comme un sursaut salvateur pour venir en secours, parfois, à cette difficulté de la parole et remettre le corps au cœur même du dispositif. Ce sont des corps qui se donnent et se jouent, aux limites de la souffrance et de la recherche de l’autre. Le travail de lumière est particulièrement riche dans ce dédale orphique d’une parole qui se travaille dans un envers de fête et de fougue. Malgré son sujet, la pièce n’en demeure pas moins lumineuse, gonflant dans une émotion si juste un souffle de vie. Elle reste pour le spectateur une expérience belle et forte, un moment de douceur et de théâtre incroyable. 

Un des talents de Pauline Susini est de nous tenir au bord du désespoir sans ne jamais céder au pathos. Le tragique est là, il existe, mais n’empêche aucun espoir. Elle brise la possibilité de l’effondrement pour mettre en évidence cette énergie qui interroge l’illusion de la consolation tout en assumant la puissance de la parole. A cet égard nombre de scènes sont incroyables, dont on ne gâchera pas le plaisir de la découverte mais qui mêlent avec une vraie exigence de la scène les registres, et cette imbrication intelligente des registres est si rarement réussie qu’il est essentiel de le souligner. Si on voit la machine, c’est pour mieux la partager avec le plateau, sans artificialité. La métaphore liminaire de la rénovation, qui s’étire tout au long de la pièce dans un décor très intéressant, réussit, sous le poids de l’Histoire, à représenter le souffle de vie, l’élan et l’émoi. Pauline Susini ne s’y trompe pas qui intègre si formidablement le geste même de danse comme pulsion brûlante de notre présence au monde. Seul regret ? Celui de ne pas avoir eu l’audace de monter sur scène se déployer avec ces superbes deux acteurs et ces deux actrices et prendre part à la danse. Le reste est expérience de théâtre et de vie, c’est-à-dire l’essentiel. 

Rodolphe Perez

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Texte et mise en scène : Pauline Susini 

Collaboratrice artistique : Florence Albaret 

Distribution : Noémie Develay-Ressiguier, Sébastien Desjours, Sol Espèche, Nicolas Giret-Famin
Régie générale : Camille Faye
Scénographie : Camille Duchemin
Création lumière : César Godefroy
Création sonore : Loic Leroux
Costumes : Clara Hubert