Une correspondance entre Zola et Vallès 

Cet article est tiré du numéro XX de la revue Commune, publié le XX

Contraint, au lendemain de la Semaine sanglante, de gagner une terre hospitalière, Jules Vallès, après quelques semaines passées à Lausanne, fixe définitivement à Londres ses quartiers d’exil. Il a quitté Paris avec un peu d’argent : quelques milliers de francs qui représentent les bénéfices du Cri du peuple. Il a, en outre, touché un très modeste héritage que lui a légué, en témoignage d’admiration, le peintre Caillebotte. Mais, encore que Vallès ait toujours été fort économe, ces ressources ne sont pas éternelles et il se propose, pour assurer son existence, d’obtenir quelques collaborations dans les feuilles plus ou moins républicaines qui voient le jour à Paris.

Il a connu Ranc dès son arrivée au Quartier latin, ainsi que le montre le mot suivant adressé, en 1853, à celui-ci qui faisait alors un séjour dans une geôle impériale :

Cher ami, Nadar, Castagnary, Allain-Targé et moi irons te voir demain à Mazas et t’apporteront les derniers écrits de Proudhon.

Jules Vallès.

Il est donc naturel que lorsqu’en 1873 paraît la République française, fondée par Gambetta et dont Ranc, quoique proscrit à Bruxelles, est l’un des principaux inspirateurs, Vallès cherche à écrire dans le nouveau journal. Mais l’opportunisme de la maison s’accommoderait mal de la prose tumultueuse du réfractaire et, à la date du 23 février 1874, le second de Gambetta, Eugène Spuller, répond en ces termes à Ranc qui a transmis la requête de Vallès :

Je crois qu’il y aurait imprudence de notre part à prendre des articles de V… Je vous renverrai sa lettre quelque autre jour. Faites-lui savoir que, pour le moment, nous considérons que la chose est impossible. Vous n’ignorez pas que nous avons, en Angleterre, le modèle des correspondants, le plus exact, le plus complet. Il ne pourrait donc que nous donner des articles à côté, dans sa manière noire et crue qui livrerait tout de suite le secret de sa collaboration. Et puis, quelle place lui faire? Nous sommes déjà débordés par la copie. Enfin, dernière et décisive raison : il importe de ne pas charger notre budget qui est déjà lourd.

Trois ans se passent, et Vallès a l’idée de s’adresser à Emile Zola qu’il a connu en 1866, à l’Evénement, fondé par Villemessant. Vallès y rédigeait les chroniques, qui ont formé plus tard le livre la Rue, tandis que le futur auteur des Rougon-Macquart y faisait le Salon et y prenait la défense de Manet avec une vaillance et une fermeté qui ont fait époque dans l’histoire de la critique de l’art. Mais c’est moins à l’ancien rédacteur de l’Evénement que s’adresse Vallès qu’à l’écrivain que la bataille victorieuse de l ’Assommoir, sa conception naturaliste de l’art, ses polémiques vigoureuses contre les réactionnaires, les conformistes et les officiels ont placé à la tête de l’extrême gauche littéraire. Zola est, d’ailleurs, au témoignage de tous ceux qui l’ont connu de près — et sa correspondance le confirme — l’obligeance même.

Le 22 décembre 1876, Vallès lui écrit :

Mon cher confrère,

Vous écrivez dans un journal russe, m’a-t-on dit. J’ai failli être le collaborateur d’une revue de Saint-Pétersbourg que la censure a étouffée au berceau. Je voudrais bien renouer des relations toutes littéraires avec ce pays-là. Pouvez-vous me donner quelques renseignements et, si vous y êtes disposé, un coup de main?

J’attends votre réponse pour être un peu plus bavard. Mais je vous félicite en courant de votre campagne comme romancier naturiste.

J’aurai même à vous demander quelque chose à ce propos. Vous n’êtes pas de ceux qui ont peur d’écrire aux vaincus. J’espère recevoir une lettre de vous avant peu.

A vous, de souvenir,

Jules Vallès.

Mon adresse est : Monsieur Pascal, 38, Berners-Street, Oxford-Street.

Zola lui répond aussitôt :

Paris, 25 décembre 1876.

Mon cher confrère,

La revue russe où j’écris est le Messager de l’Europe; mais je crois qu’elle a déjà un correspondant à Londres, et, d’autre part, elle est de la nuance du Temps. Il existe une autre revue, les Annales de la patrie, qui est beaucoup plus avancée. Malheureusement, je crains de

ne pouvoir vous être d’une grande utilité; je ne connais absolument personne à Saint-Pétersbourg; j’ai été mis en relation avec le Messager de l’Europe par Tourgueneff, qui est mon intermédiaire.

Toutefois, il est bien entendu que je suis entièrement à votre disposition. Dites-moi au juste ce que vous voulez, et je vous répondrai s’il m’est possible de tenter quelque chose. Vous avez, dites-vous, autre chose à me demander. Tant mieux, mon cher confrère; je serais enchanté de vous rendre service, si je le puis.

Il n’est pas question de vainqueurs ni de vaincus, car je ne vois en vous qu’un écrivain de talent, et je regrette beaucoup votre absence, qui nous prive d’un combattant dans notre combat littéraire.

Bien cordialement à vous,

Emile Zola.

Sur ces entrefaites a paru le quotidien l’Evénement , qui est d’une nuance politique plus avancée que le journal de Gambetta et auquel collaborent Léon Cladel, Alfred Naquet et Madier de Montjau. Jules Vallès y envoie des chroniques datées de Londres et relatives à la vie anglaise.

Le 28 février 1877, il écrit à Zola : 

Mon cher confrère, 

Puisque vous vous êtes si aimablement mis à ma disposition, j’en profite et je vous exprime mes intentions en vous priant de les aider si vous pouvez. J’ai attendu quelque temps avant de vous répondre, parce que j’avais des affaires en suspens : c’est encore un peu en l’air; mais si je différais toujours, je n’en finirais jamais. J’ai idée que je pourrais placer de la copie en Russie. Le Nouveau Temps m’avait fait des ouvertures. 

Ai-je été trop exigeant (200 francs l’article) ? 

Mon intermédiaire a-t-il eu quelques discussions avec eux ? Je crois que oui.

Toujours est-il qu’après avoir cru à un travail régulier pour Saint-Pétersbourg, il y a un an et même plus, je ne suis pas plus avancé qu’il y a dix ans quand je ne connaissais pas un chat en Russie. Or, je viens d’écrire, signés Z…, dans L’Événement, des articles sur l’Angleterre, hostiles aux Anglais, à leur orgueil, à leur grossièreté, et des articles de ce genre auraient, je crois, du succès en Russie. Je viens de cesser ce genre d’articles; mais je n’ai pas vidé mon sac. 

Pourrais-je continuer à Saint-Pétersbourg la lutte contre la politique et les mœurs anglaises ?

J’y mets une parfaite impartialité, la. plus scrupuleuse sincérité; mais il se trouve que je n’ai pas pour la vieille England plus de sympathies que les Russes n’en ont eux-mêmes. Sans prendre parti dans la lutte, et pour ou contre la guerre, Dieu m’en garde ! je parle au nom de l’observation seule, comme humoriste et comme peintre. Vous n’avez peut-être pas eu l’occasion de regarder ces articles signés Z…, faits très vite, assez peu payés; ils ne sont pas fameux, mais je persiste à penser qu’à Saint-Pétersbourg ils seraient lus avec plaisir. La série n’a pas d’anneaux; je puis commencer à neuf quand je veux, comme je puis reprendre les pages écrites, et, si publiées, non lues, c’est probable, par les Russes, en les avertissant, bien entendu. C’est l’Angleterre en morceaux, par portraits et par paysages, une Angleterre vraie, non calomniée et non flattée, dans sa grandeur et son horreur prises sur le vif. Un journal russe de vos amis voudrait-il du Jules Vallès de ce tonneau-là ? Un de vos admirateurs russes serait-il disposé à pousser une collaboration dans une des feuilles de sa patrie ?

J’ai une autre idée. Je voudrais faire la France artistique et littéraire de ces temps-ci, de cette époque si curieuse : Dumas fils, Flaubert, Vous, Augier, Courbet, Goncourt, Malot, Manet, Sardou, Daudet, etc. Il y la à défendre la Révolution en écrivant ces portraits, à peindre un temps, à ouvrir une brèche, à jeter le peuple enthousiaste, rieur ou irrité, dans cet atelier de pièces, de statues, de tableaux et de livres.

Connaissez-vous, par hasard, une place en France où je pourrais entreprendre cette campagne? Je ne pense pas. Mais en Russie, Tourgueneff consentirait-il à proposer la chose ? 

C’est pour le combat, vous savez ? L’art moderne, en avant ! Le réalisme for ever ! 

C’est ce qui me fait vous en parler comme cela, d’emblée, et vous demander un intermédiaire de ce calibre, sous peine de paraître bien osé et bien indiscret.

Bref, je voudrais entrer dans le débat, quitter la politique trop mal faite par les exilés, avec ma place à la barricade que vous défendez la plume à la main, aujourd’hui. Voilà. Je n’ai pas de temps à perdre, de phrases à faire avec un homme comme vous. Vous voyez le but. Un mot, s’il vous plaît, et merci de votre lettre de jadis, merci encore pour vos démarches de demain.

À vous,

Jules Vallès.

Réponse de Zola :

Je me suis occupé de votre affaire et voici brièvement les renseignements que je puis vous donner. Tourgueneff pense que des articles sur l’Angleterre, dans le sens que vous indiquez, seraient bien accueillis en Russie. Seulement, il ajoute que votre nom serait certainement un épouvantail pour la censure russe et qu’il faudrait le cacher d’une façon absolue. Acceptez-vous cet anonymat ? Dites-le moi immédiatement.

Tourgueneff part pour Saint-Pétersbourg dans trois semaines, un mois, et je le chargerai de négocier en personne dans la revue où j’écris moi-même.

Quelques jours, nouvelle lettre de Zola, datée du 11 mai 1877 :

Tourgueneff, qui part dans trois jours pour la Russie, vous conseille d’envoyer un premier article, un article-spécimen. Faites-le d’une dizaine de pages environ et bourrez-le de faits pittoresques le plus possible. Il est très probable que cet article déterminera à vous prendre une correspondance mensuelle. En tous cas, si l’affaire échouait, vous utiliseriez l’article en France. Et hâtez-vous que votre article parte dans six ou sept jours. Il est entendu que vous ne signerez pas et que votre collaboration sera tenue très secrète.

Vous devriez faire votre premier article sur les sentiments des Anglais sur les Russes, en tâchant de trouver un cadre pittoresque.

La revue est centre-gauche. Évitez le plus possible la politique, car la censure est terrible là-bas.

Le 2 août 1877, lettre de Jules Vallès à Zola :

Tourgueneff m’a écrit, il y a plusieurs semaines, une lettre fort aimable pour m’avertir qu’en automne – saison où les feuilles de France tombent – une feuille russe pousserait à Pétersbourg.

Il ajoutait qu’il avait posé ma candidature de correspondant et me donnait même l’adresse d’un des directeurs du journal futur, qui devait, paraît-il, m’écrire. Je n’ai pas reçu la moindre nouvelle. Je vous donne ces détails parce que vous vous êtes intéressé à la négociation et aussi parce que, dans un grand arrangement de papiers, j’ai fourré je ne sais où la lettre de Tourgueneff et j’ai égaré son adresse. Il me l’avait donnée. Veuillez me la faire savoir derechef. Je lui conterai où j’en suis.

Le Seize-Mai me ruine et me paralysé. Je voudrais trouver, hors de France, l’ouvrage qui donne le pain quotidien, et je préparerais des livres pour le jour où Paris pourrait reprendre ma prose. Aussi suis-je très désireux d’avoir une réponse russe. Veuillez m’aider encore dans ce sens, et répondez-moi, je vous prie, aussitôt que vous le pourrez.

Avez-vous une idée au sujet de la parution en volume de mes articles : « La rue à Londres » ? Connaissez-vous un éditeur capable de m’acheter cela et de le payer de suite? C’est là le hic. Je vous jette cette observation comme, du haut d’un ponton, un prisonnier demande une nouvelle dans le vent.

Mes amitiés et mes remerciements bien sincères,

Jules Vallès.

P.-S. — Autres questions. Pourrait-on (étant mal vu comme je le suis !) proposer des choses de librairie à Charpentier et trouver là où gagner sa vie? Ne savez-vous un coin où je pourrais publier une série?… Vous pouvez voir de haut. De loin, je ne vois rien. Ce qui excuse mon insistance, n’est-ce pas ? Et vous ne m’en voudrez pas de vous interroger ainsi, à brûle-pourpoint ? Les cris de l’exil !…

L’intervention de Tourgueneff, pressé par Zola, a un résultat. Fin 1877, Vallès entreprend une correspondance politique et littéraire au Slovo (la Parole), organe du parti libéralavancé (avancé…, autant qu’il était possible de l’être, à cette époque, en Russie).

Vallès écrit à Zola (la lettre ne porte pas de date) :

J’avais commencé une longue lettre — qui allait prendre les proportions d’un article — à propos d’un paragraphe touchant à la politique. En attendant, le temps se passerait, sans que je vous dise merci. Deux fois merci ! vite en courant. Je vous réécrirai au plus tôt.

Jules Vallès.

Vallès souhaite maintenant trouver un éditeur qui s’engagerait à lui verser un fixe par an et à qui il donnerait un certain nombre de romans. Il a songé à Charpentier et sollicite auprès de celui-ci l’intervention de Zola :

Mon cher confrère.

J’ai de la tristesse plein le cœur. 

Je voudrais, je voudrais trouver dans le roman un asile; sinon m’y consacrer tout entier, au moins m’y attacher de toutes les forces de mon observatiomanie. Voulez-vous, en concurrent qui a sa force et sa puissance personnelle, m’aider à écrire, à ma manière, ce que j’ai vu et aperçu, senti ou pressenti? Est-il permis d’espérer son pain d’un travail qu’on aime ? 

Je ne sais et je commence à croire que non.

Vous avez cependant auprès de M. Charpentier l’autorité de la victoire. J’ai écrit à M. Charpentier, qu’avait prévenu Aurélien Scholl, et je lui ai fait des propositions de traité. Ai-je paru ridicule, exorbitant ? Sans doute, car M. Charpentier ne m’a même pas fait la politesse de me répondre. Peut-être n’a-t-il pas reçu ma lettre ? Peut-être rêvait-il d’une tout autre combinaison?

J’étais parti d’un souvenir. Je me rappelais que la librairie Lacroix achetait, sous l’Empire, à Louis Ulbach pour 15.000 francs par an le manuscrit d’un roman que M. Lacroix plaçait ensuite dans les journaux aux conditions qui lui plaisaient. Le succès obtenu avec les Misérables lui ouvrait glorieusement et dignement les portes.

Charpentier peut, derrière vous, glisser la copie d’un absent. Car placer M. Charpentier dans la position où le plaçait mon offre de traité, c’était lui confier la fortune d’un évadé, le bagage d’un proscrit qu’il suppléait auprès des journaux qui sont loin de ma chambre d’exilé…

J’ai raisonné sur ce souvenir, et j’ai rédigé, échelonné des avances et garanties comme j’ai pu, en mauvais calculateur que je suis.

Mon cher confrère, voudriez-vous me renseigner sur le silence de M. Charpentier? Aurélien Scholl m’a promis de le revoir; mais Scholl est accablé de besogne et il est justement pris par sa pièce en ce moment — moment qui est aussi suprême pour moi à cause de l’affaire Duportal qui me fait réfléchir, hésiter, me tâter en face de la polémique à coups de violences et de personnalités qui semble à la mode désormais.

Bref, je tiendrais à avoir la certitude d’un travail littéraire, humain, que je ferai social à ma façon.

Il faudrait que je fusse payé en route sur copie, ou que je le fusse sur livraison du volume; mais que cela fût sûr, car j’arriverai épuisé et endetté à l’heure de la livraison dite. Est-ce possible ? 

Il me semble qu’un éditeur est certain de faire ses frais, sinon avec ce qu’on appelle quelquefois mon talent, du moins ce qui est ma grande et même singulière notoriété. Connaîtriez-vous, en dehors d’éditeurs, quelque journal qui me prendrait un feuilleton?  N’est-il pas terrible de ne pouvoir placer ce qu’on a dans la tête, d’être connu, archi connu et de ne pas avoir un libraire ou un rédacteur en chef qui soit content d’avoir un livre de vous ? C’en est comique de bêtise, ne trouvez-vous pas?

Un journal, le Daily News je crois, parlant de vous, disait : « On devrait lui commander un roman sur Londres. » Je ne pense pas que vous songiez à venir à Londres. Si vous y veniez, vous n’y resteriez pas le temps qu’il faut pour filtrer cette boue et trouer ce ciel, tant vous seriez pris de dégoût et d’ennui.

Je vis à Londres; j’en ai bu les odeurs. J’ai quatre volumes à écrire sur la Joyeuse Angleterre, plus si l’on veut. Charpentier, qui n’a pas daigné répondre à mes propositions, serait-il homme à publier les Misérables de Londres avec moi ? M. Charpentier, ou un autre ?

Voyez, dans cette démarche de romancier futur à romancier victorieux, une preuve de l’estime que j’ai pour votre caractère qui vous place bien au-dessus des idées d’accaparement littéraire; et répondez-moi, je vous prie, à propos de M. Charpentier d’abord, de mes rêves de librairie ensuite.

A vous cordialement,

Jules Vallès.

Il est évidemment assez difficile à un éditeur de s’engager-— comme le désirerait Vallès — vis-à-vis d’un auteur, dont le talent est incontestable, mais dont l’éloignement rend les relations difficiles. Et, le 30 mars 1878, Zola fait part à son correspondant de la raison des réserves et du refus de Charpentier :

La vraie raison de mon silence, c’est que je n’avais pas de bonnes nouvelles à vous donner. Votre absence est votre grand tort. Dites-vous cela ; ne cherchez pas ailleurs des explications tristes. Charpentier, qui est excellent homme, ferait certainement ce que vous voulez, si vous étiez là. Mais vous êtes loin, et cela suffit à décourager les bonnes volontés. Pour vous parler avec franchise, j’ai cru comprendre que l’affaire lui paraissait dans les nuages, et c’est pour cela qu’il ne la fait pas. Il vous prendrait très certainement un livre, si vous lui adressiez un manuscrit prêt à être imprimé. J’ai parlé à plusieurs autres éditeurs, et partout la réponse a été la même. Ils hésitent à s’engager pour des œuvres qui ne sont pas faites, ne mettant pas en cause votre talent, mais tremblant devant toutes sortes d’éventualités. Voilà.

Me permettez-vous un conseil ? Faites un livre ; ayez ce courage au milieu de toutes vos difficultés. On le publiera ; il aura du succès, et dès lors vous dicterez vos conditions.

Je reste à votre disposition; mais, hélas ! je vois bien que je ne vous sert pas à grand’chose. On se heurte contre l’inertie des gens qui vous échappent de toutes les manières. Si je trouvais un journal qui voulût bien de votre copie, je vous écrirais.

Jules Vallès suit le conseil de Zola. 

Il se met au travail ; depuis des années, il recueille des notes, rédige des pages pour L’Enfant. Et, en fin 1878, le Siècle publie en feuilleton, sous la signature La Chaussade, la première édition de l’œuvre, intitulée Jacques Vingtras. C’est le romancier Hector Malot qui a obtenu de Jourde, directeur du Siècle, la publication du livre. De Médan, le 23 décembre, Zola écrit à l’auteur :

Charpentier a été très empoigné par votre roman. Quand vous rentrerez en France, vous retrouverez votre place aussi grande et aussi large.

Un peu plus tard, sur l’intervention de Zola, qui y rédige des articles de critique dramatique, le Voltaire, que vient de fonder Laffitte, publie des chroniques de Vallès intitulées Notes d’un absent, et signées Un réfractaire.

En 1879, Charpentier édite en un volume Jacques Vingtras, qui n’a pas encore acquis son titre définitif l’Enfant, et qui est signé : Jean la Rue. La lettre suivante de Vallès, en date du 11 juin 1879, a trait tout à la fois à la publication de Jacques Vingtras et à sa collaboration au Voltaire :

Mon cher confrère,

Je vous remercie de m’avoir promis un article sur Vingtras. Vingtras a besoin de tout un feuilleton de vous pour crever tout un système de silence. Ne sentez-vous pas que les réguliers sont furieux et veulent étouffer un moderniste dans la personne d’un proscrit ? 

Faciles à étouffer, les hommes de l’exil !

Je compte sur vous, ma foi ! comme moderniste et comme proscrit, et je vais acheter le Voltaire avec émotion lundi prochain, ou l’autre lundi, si cette fois vous n’avez pas de place.

Merci, deux fois merci d’avoir insisté auprès de Laffitte. Il m’a écrit, avant-hier, en me priant de lui envoyer quelque chose de court sur le congrès littéraire. Je lui ai envoyé un article interminable ! car j’avais besoin de noyer dans de la copie l’impression déplorable que j’ai ressentie devant ce congrès.

Mon cher confrère, c’est encore là une question où des vaillants comme vous auront, un jour ou l’autre, leur mot à dire. J’y reviendrai moi-même quelque part et y mêlerai votre nom et vos œuvres. En attendant, j’ai mal commencé, je crois. Mais j’ai autorisé M. Laffitte à me supprimer ou à m’estropier à son gré. Il me dégonflera ou m’enterrera. 

J’ai pris, avec cela, un ton un peu agressif dont il n’est pas fou probablement. Bref, je ne suis pas enchanté de ce départ. Aussi ai-je besoin plus que jamais qu’on vienne au secours de ma barricade Vingtras pour que je puisse vite en bâtir une autre. Cette fois, si je le puis, ce sera une pièce en cinq actes — et naturaliste, je vous le promets.

Je voudrais, avec Vingtras ou avec le produit d’une collaboration régulière, littéraire strictement, gagner de quoi faire du théâtre, rien que du théâtre, pendant deux ans. J’ai vu l’Assommoir à Londres. Le Coupeau est très beau, vraiment, dans la scène où Gill Naza est sublime. Eh bien! il faudrait avoir un coin, chaque semaine, où parler de ces sensations-là, plaider pour la vérité et pour la nature, avec les armes qu’offrent même des étrangers. Trouverai-je ce coin ? Je pose toujours ma candidature et compte sur vous pour la soutenir.

Je tenais, dès aujourd’hui, à vous faire savoir que je savais que vous aviez insisté pour moi auprès de Laffitte et à vous en remercier.

Je voulais aussi vous prier d’être l’interprète de mes sentiments auprès de Hennique. C’est, je crois, l’auteur des Sœurs Vatard  ? Je lui serre la main d’ici, comme à un compagnon de combat. J’attends donc et vous présente mes vives amitiés.

Jules Vallès.

Adresse : Monsieur Pascal, 10, Upper Woburn place, Tavistock Square, Easton Road. 

Courant 1879, Vallès est allé passer quelques jours à Bruxelles. Précisément on y joue l’Assommoir. D’où la lettre suivante :

Mon cher confrère.

Bruxelles, lundi.

Des raisons particulières m’ont amené à Bruxelles. Ne serez-vous point tenté d’y venir vous-même pour voir l’Assommoir ?

Je resterai exprès pour assister à cette première. Je serais bien content si vous pouviez faire un saut jusqu’ici. Je me sentirais rajeuni et raffermi. J’ai vu si peu de France depuis huit ans !

Voilà ! Répondez-moi un mot, je vous en prie.

Avis: je suis ici incognito. Forcé de donner mon nom, je l’ai donné, mais estropié. Ici, je m’appelle Pascal Vallès (Vallès, sans accent sur l’e).

Mon adresse est : Hôtel Termonde, chambre 10, Rue du Progrès, près de la station du Nord. Bruxelles.

Vous viendrez, je pense, pour votre pièce. En tout cas, vous m’aiderez à avoir une place pour la première, n’est-ce pas ? Au nom inconnu de Vallès (sans accent). J’attends une réponse et vous serre camaradièrement la main.

Jules Vallès.

Cette lettre est la dernière — du moins parmi celles que l’on possède — adressée à Emile Zola par l’ancien combattant de la Commune proscrit. L’amnistie est promulguée le 11 juillet 1880. Jules Vallès quitte immédiatement Londres et le surlendemain arrive à Paris, assez tôt pour y assister aux réjouissances populaires du premier Quatorze-Juillet. Sans être l’un des familiers de Médan, il y rendra quelquefois visite au Maître.

Ses chroniques de l’Événement, signées Z, seront, en 1884, réunies en un volume, la Rue à Londres, édité par Charpentier.

Alexandre Zevaes