Devant les audaces et les emprises infamantes de la réaction, s’abstenir en ce moment, c’est déserter.
J’adresse donc un pressant appel à mes camarades, les artistes, et leur demande de se joindre aux autres représentants des professions libérales, pour la lutte intellectuelle contre la démagogie fasciste.
Jamais la pensée libre n’a été plus menacée ; sous prétexte d’ordre, toute indépendance est combattue, insultée. Jamais la mentalité du fameux Français moyen, trompé par une presse de mercantis et de domestiques, n’a été aussi basse.
Pour prendre un exemple dans notre monde des arts, à l’inauguration de l’Exposition Daumier, à la Bibliothèque Nationale, ces « m’sieurs et dames » des vernissages mondains ont murmuré devant certaines lithos, jugées attentatoires au bon ordre, et dans un de ces hebdomadaires — plus réactionnaires que littéraires. quand ils ne sont pas policiers — un critique d’art osa écrire : « Daumier, un médiocre citoyen, injuste pour Louis-Philippe. Il était embarrassé, gêné devant la République. Il était profondément patriote. » Et il conclut effrontément : « Je sais bien de quel côté il serait, s’il ressuscitait en 1934. »
Ce qui signifie, n’est-ce pas : il serait avec eux, avec Chiappe, avec Tardieu.
Le bon Daumier, de mèche avec Bertrand et Raton, c’est tout de même d’une logique un peu trop hitlérienne !
Dans les milieux artistiques — peut-être à cause de la crise de détresse qui y sévit, détresse qui, cependant, aurait dû créer de la révolte et non de l’indifférence, — on peut constater un éloignement des préoccupations sociales actuelles, une incompréhension des dangers qui nous menacent.
Ces temps derniers une pétition, pourtant bien plate, où des artistes italiens sollicitaient la libération d’un peintre de Florence, emprisonné parce que son frère s’était enfui d’Italie, n’a pu recueillir dans le monde des arts français que quelques signatures.
Et cependant ce n’est plus le temps de l’abstention, ni de l’art constipé et morose de la Tour d’Ivoire. Il faut se joindre à la mêlée, comme l’ont déjà fait plusieurs de nos camarades des lettres, des sciences, de l’Université, — contre le fascisme et la guerre.
Il faut que les artistes se rendent compte que la fortune des Beaux-Arts n’est pas liée à celle de la société bourgeoise et réactionnaire.
Cette société bourgeoise, au contraire, ne les a jamais compris. Elle n’a pas su assurer leur existence, ni leur dignité. Elle n’a même pas su employer les forces vives qu’ils lui apportaient.
Elle les a trahis, abandonnés, pervertis.
Pour nous sauver, il faut aller au peuple. Le prolétariat est, à l’heure actuelle, l’élément le plus fort, le plus pur, le plus noble de notre pays. C’est à lui seul que la grande âme des artistes puisse s’unir. Lui seul peut nous infuser un sang nouveau et généreux : lui seul représente la vie, inspiratrice des œuvres d’art.
Le rôle de l’art, n’est-ce pas d’exprimer la vie, ses changements, ses transformations, son devenir, ainsi que les combats incessants dont elle est traversée ?
Dans une période comme la nôtre, chacun comprend qu’un régime s’effondre et que se prépare dans la lutte une humanité rénovée.
Quelle plus grande joie pour l’artiste que d’aider à l’avènement de la civilisation naissante en exaltant les énergies, les enthousiasmes du peuple qui est le porteur et l’exécuteur de l’ordre de demain !
Et quand l’ordre nouveau sera imposé, quand il aura, après de rudes combats, fait descendre la paix sur le monde unifié, que de luttes encore contre une matière rebelle pour assurer la vie humaine la plus haute sous des formes encore insoupçonnées.
Le rôle de l’art sera alors d’exprimer, en l’épurant, la grandeur et la beauté de la création nouvelle et il sortira du monde transformé comme la fleur de sa jeunesse. Les peuples libérés et réunis créeront un art socialiste comme les peuples chrétiens ont créé les cathédrales.
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C’est pour aider à la venue de ces temps que nous autres, artistes, devons lutter aux côtés du prolétariat, avec nos camarades les travailleurs manuels. Ils nous aiment et nous comprennent ; ils nous appellent.
L’accueil fait, au Congrès National Antifasciste, le 21 mai, au délégué du Comité d’Action antifasciste et de Vigilance, notre camarade Fournier, en est la preuve la plus émouvante. Après la lecture de son rapport sur les causes et les dangers du fascisme, les 3400 délégués du prolétariat se sont levés et l’ont acclamé, aussi fort qu’ils avaient acclamé leurs leaders Cachin et Thorez, et spontanément, ils ont demandé l’impression de ce rapport.
C’est l’unité des travailleurs manuels et intellectuels qui nous permettra de défendre la pensée française et nos libertés menacées.
Camarades des arts, si vous voulez éviter le sort des intellectuels allemands et italiens, si vous ne voulez pas perdre toutes vos libertés, si difficilement acquises, et plus que jamais en danger, adhérez à notre mouvement,
apportez-nous votre fougue et votre vaillance ; formez des brigades de choc, pour combattre, avec nous, la guerre et le fascisme, ces derniers soubresauts de la société capitaliste agonisante.
Paul Signac, Tribune à la revue Commune, juin 1934.