La jeunesse que je rencontre, qu’il m’arrive même de fréquenter, les anciens élèves et étudiants, ceux et celles que je retrouve dans des classes, dans des lectures, dans des réunions, tous ces individus et ces groupes qu’il n’est pas question de rassembler sous une seule étiquette (parce qu’ils et elles ont évidemment leurs débats, leurs oppositions, leurs divergences), toutes celles et ceux qui sont « de mon bord », du moins, montrent un intérêt tout particulier pour les questions de statut des minorités, l’enjeu crucial à leurs yeux de représentation, au moins proportionnelle, partout de la France réelle.
Si je résiste à toute généralisation, et à la paresse de l’esprit qu’est, pour des adultes vieillissants, de prétendre définir « la jeunesse » (quand nous ne supportons pas, à juste titre, d’être pour nous renvoyés à notre seule classe d’âge pour nous identifier), demeure indéniable le fait qu’une sensibilité toute particulière à ces questions constitue un fait générationnel. Il est à mettre en relation avec le succès des travaux scientifiques et intellectuels des générations précédentes : dans la recherche universitaire, dans la littérature et les sciences humaines, alerte fut donnée sur ces sujets nouveaux., qui ont aspiré à révéler ce qu’un discours prétendument universaliste et émancipateur pouvait oublier, voire aveugler.
Il est toujours utile de débusquer des impensés ou de mauvais secrets. Rendons grâce au soupçon porté sur une aspiration égalitaire affichée qu’il a permis de montrer qu’il ne suffit pas de plaider pour les droits de l’Homme quand ils ne sont pas ceux de la Femme aussi, qu’il est trop facile de célébrer la promotion par l’école quand la compétition y est d’emblée inégale et faussée, qu’il n’est pas supportable non plus que les instances décisionnelles de la République soient en grande partie accaparées par le même modèle de représentants du peuple.
Mais le grand succès d’une théorie, aussi juste soit-elle, contient lui aussi son revers. Lorsqu’une idée devient très partagée (et j’ai pu constater que cette préoccupation générationnelle devient un véritable refrain dans la bouche de mes interlocuteurs, que tous les jeunes hommes et toutes les jeunes femmes avec lesquels je converse en viennent très rapidement à ce sujet), sans doute n’est-il pas injuste de lui demander, à son tour, ce qu’il peut à son tour omettre, et même occulter.
Avant d’y venir, par prudence méthodologique, je crois nécessaire d’alerter sur une pente de mon propre esprit, qui sans doute infléchit ma réflexion, sans, je le crois sincèrement, qu’elle n’invalide mes remarques. J’ai, je le reconnais, une affection pour les pensées à l’état naissant. Je crois qu’elles sont fortes, libératrices, pendant tout le temps de leur surgissement, de leurs tâtonnements et de leur phase exploratoire : quand elles demeurent aventureuses, inventives ; quand elles en sont encore à édifier le système qui finalement les tuera. Et je tiens que dans l’histoire de la réflexion humaine, vient un temps où les meilleures découvertes se stérilisent, se schématisent ; s’indurant, c’est alors qu’elles rencontrent, hélas, leur plein succès. De l’idée libératrice à l’idéologie incarcérante, telle est la trajectoire je le crains de toutes les pensées. Tout se joue peut-être au moment où l’œuvre d’un penseur devient une étiquette : de Kant au kantisme, de Marx au marxisme, de Freud au freudisme, se joue pour son triomphe social et pour son malheur intellectuel chaque fois une réduction d’une réflexion complexe à quelques axiomes, voire à une poignée de slogans.
Il apparaît que l’obsession sociétale de l’engagement ou du militantisme juvénile telle que nous la connaissons aujourd’hui relève de ce moment. De nouvelles perspectives d’étude historique et sociologique, désormais anciennes, sont devenues les maîtres-mots d’une vision du monde et de la société. Reparcourir l’histoire de ce déploiement permet assez clairement de révéler ce que ce triomphe occulte. Les questions sociétales, devenues l’unique préoccupation d’un certain progressisme, aveuglent absolument les questions sociales. Or leur déploiement dans le champ de la recherche scientifique, le triomphe parmi les sciences humaines de la sociologie des minorités par exemple, correspond précisément à l’effondrement du conflit idéologique tel qu’il se maintenait (fût-ce à l’état de fiction) entre les deux blocs capitaliste et communiste. Idéologie de substitution, qui permet de retrouver dans notre nouveau millénaire des interlocuteurs aussi passionnés, et aussi dogmatiques, que le furent leurs grands-parents maoïstes (avec la même lèvre haute, la même vindicte, la même rage d’avoir raison et surtout la même incapacité à écouter autrui), l’obsession sociétale permet d’évacuer des esprits et des discussions dans la sphère publique la question de la lutte des classes. Faire du « patriarcat » le seul ennemi, limiter à des analyses recuites des différentes « dominations » l’enjeu de tous les combats, c’est évincer les inégalités économiques, sociales et culturelles, c’est ranger la lutte des classes dans les accessoires d’une politique déclarée surannée, au moment même où le peuple était en train de la perdre. Or l’exploitation existe, plus que jamais pourrait-on dire ; mais le prolétariat actuel est savamment divisé par la grande confusion des esprits, qui clive par exemple sans espoir d’unité le gilet jaune provincial, chômeur mâle en fin de droits, et la jeune beurette de banlieue, pourtant tous deux exclus et maltraités par un système économique qui relègue l’un dans son désert culturel, médical et social des Hauts-de-France, et l’autre dans sa cité francilienne naufragée.
La gauche américaine se gargarise ainsi de ces thématiques déclarées nouvelles : elles permettent d’afficher un progressisme de bon aloi qui peut ne toucher en rien aux fondements économiques et financiers du capitalisme. On fait accéder un homme, ou mieux encore une femme de couleur (dans le nouveau jargon, « racisé ») à un poste à responsabilité. Mais ceux qui s’en réjouissent se posent-ils vraiment la question de la provenance sociale desdits ?
Des amies universitaires, sans se concerter, m’ont toutes deux fait part des débats qu’elles tentent d’avoir avec leurs étudiants et étudiantes : le vécu des discriminations raciales n’est évidemment pas le même pour un ingénieur et un balayeur ou un réfugié sans papiers ; n’est-ce pas la preuve qu’entre les deux systèmes d’analyse des injustices, l’entrée raciale et l’entrée sociale, l’une prévaut sur l’autre ? Or toutes deux m’ont confirmé qu’à ces remarques de bon sens, leurs élèves électrisés par leurs préoccupations refusent de répondre vraiment, en arguant seulement qu’il s’agit là du « vieux monde », et de catégories que l’âge supposé très avancé de deux professeures des universités leur interdit de dépasser.
J’imagine déjà le haussement d’épaules des plus avertis de mes opposants : cette question sociale, bien sûr que nous y avons pensé ! Nous n’avons pas besoin qu’un quinquagénaire nous apprenne que les injustices de classe et de couleur se croisent et se tissent dans un complexe réseau ! Certains vous vomissent même au visage, avec l’accablement des grands esprits s’adressant à des têtes bornées, que le combat contre le « patriarcat » ne se distingue pas de celui contre le « capitalisme », etc. Bref, ils et elles y auraient pensé bien avant moi.
Mais est-ce si sûr ? Quand j’écoute ces professeurs de lutte m’évangéliser, avec un peu de dédain au fond de leur patience, j’entends surtout une concession rhétorique. Il est assez aisé de dire deux idées liées : autre chose est de les porter toutes dans le combat. Or cette affirmation d’une unité fondamentale de toutes les oppressions se traduit dans un militantisme au moins déséquilibré. Le compartimentage revendicatif (qui pour les violences faites aux femmes, qui pour les discriminations ethniques, qui pour l’observation sourcilleuse de toutes les traces de la domination masculine dans l’expression publique, voire dans le système de la langue…) à lui seul suffit à prouver que la considération de la lutte des classes demeure minorée chez ces militants d’un nouveau type. L’alliance si affirmée (tardivement affirmée, parce que le plus souvent mentionnée quand je l’évoque) n’a produit aucune pensée véritable, alors même que les choses sont complexes. Et les outils sans cesse brandis pour mesurer au cheveu près les rapports de proportion de telle ou telle « communauté » dans la première assemblée venue sont sans commune mesure avec les ténuités des analyses économiques, des réflexions sur le travail et les fiches de paie, des considérations sur l’unité nécessaire, dans un syndicat par exemple, entre des êtres soumis aux mêmes exploitations, mais que leurs mœurs, leurs visions de l’amour et du couple, leurs conceptions sentimentales peuvent au moins éloigner.
Ainsi, entre de nombreux débats sur la longueur admissible de différents tissus et vêtements, qui semblent retenir la France depuis bien des mois par l’absolue sottise d’une certaine droite, nous aurons récemment connu d’autre batailles presque aussi considérables, et devant lesquelles j’ai peine à considérer que puisse vraiment trembler l’ordre du monde. J’ai pu moi-même assister à une réunion d’amis et d’amies essentiellement préoccupée par l’écartement des cuisses masculines sur les strapontins des métros. Cette occupation de l’espace physique aux dépens du voisin, cette exhibition de l’entrejambes sans doute inconsciemment marquée, ne sont-elles pas le signe d’une affirmation de machisme détestable, à laquelle il serait urgent de mettre fin ? Notons qu’il m’arrive régulièrement de marquer d’un « pardon » (dont je reconnais qu’il est plus ou moins sonore ou flûté selon l’aspect sympathique ou patibulaire de mon voisin de voyage) ma tentative d’appropriation provisoire du strapontin au moment où je l’abaisse, et que je n’ai pour l’instant essuyé aucun refus d’un compagnon de galère replaçant ses cuisses en parallèle. La guerre n’est pas si dure à mener, et je ne vois pas pourquoi j’irais par ailleurs édicter une posture à quiconque, dès lors que son étalement dans l’espace ne me pèse pas : en mon absence, jambes écartées ; en ma présence, on me fait place. Au-delà de cette petite bataille toujours gagnée, et pas très coûteuse au fond, prétendre réorganiser le corps de l’autre parce qu’il manifesterait les signes d’un virilisme qui déplaît ne relève-t-il pas de la volonté de rééducation ? De l’oppression sur un corps, sujet sur lequel pourtant la nouvelle pensée disserte abondamment ?
Mes jambes croisées, légèrement de biais, avec un joli parallèle et l’abaissement de la pointe de la chaussure droite vers celle qui pose à terre, n’est-elle pas de mon côté aussi une chorégraphie identitaire ? Le croisement (volonté d’élégance) s’y double d’un resserrement marqué comme féminin. Par mon corps, à la réflexion, je dis tout à la fois que je suis un col blanc, et que je me suis construit en prenant la gestuelle de ma mère plus que celle de mon père : bourgeois homo, voilà à peu près ce que je déclare à mon voisin. Pourquoi devrais-je me poser en modèle, et lui demander de renoncer à me dire qu’il est un homme du peuple, hétérosexuel, et sans doute assez fier de son anatomie – dont il est à craindre qu’elle ne soit d’ailleurs sa seule fierté, et le seul lieu que toutes les autres dominations subies lui permettent d’investir ?
On aurait honte de consacrer tant de temps et de gaspiller tant d’encre à ces sujets picrocholins s’ils n’étaient la preuve d’une véritable mobilisation du discours et des esprits dont les méfaits sont bien plus considérables que les quelques décimètres à reconquérir dans mon wagon pour espérer m’asseoir. Quoi que certaine jeunesse dise de sa conscience de l’urgence d’une analyse sociale, financière, économique de l’état actuel de notre société, elle participe d’une occultation dont les retentissements sont bien utiles pour tous ceux qui veulent les éviter. D’où l’abdication du débat : à droite par stratégie parce que finalement, bien des gesticulations en faveur des nouvelles obsessions sont possibles, et que l’on peut faire toutes les concessions à la nouvelle morale sans mettre en péril le système économique et ses iniquités atteignant des records historiques ; à gauche le plus souvent par démagogie, mais aussi pour éviter d’avoir à affronter le désarroi théorique dans lequel tout un pan oublieux du marxisme se trouve plongé.
Chers et chères plus jeunes que moi (ce qui vous passera, je vous l’assure !), j’ai donc bien compris que vous connaissiez Bourdieu, Annie Ernaux et Didier Eribon, James Baldwin, Aimé Césaire et quelques autres sur le bout de vos doigts jeunes et rosés. C’est très bien et l’âge a fait que je les avais lus avant vous, avec un intérêt certain, et même certaine admiration. Maintenant que vous les connaissez, les maîtrisez, vous avez deux options : le catéchisme, qui ne fait que répéter les aînés que vous prétendez à juste titre dépasser, ou l’obligation d’inventer. Soit vous dirigez vos recherches et vos actions pour une ritournelle sociétale (je ne caricature pas, tant mes amis et amies universitaires m’alertent sur la redondance des sujets de mémoires proposés sur les mêmes auteurs et les mêmes questions exactement), soit vous tentez d’aller chercher ailleurs, autre part, de quoi relancer ce que leurs acquis avaient d’ouvert et d’original, et notamment en vous demandant ce qui, derrière la concession rhétorique de la « convergence des luttes », peut rendre un combat politique efficace, en acceptant de regarder autre chose que son propre nombril. Ou un peu plus bas.
Olivier Barbarant pour Commune