Commune re-publie une série d’articles consacrés à la vie de Jack London sous forme de six souvenirs consignés dans notre revue par son ami, le militant Edmondo Peluso, en 1934. Premier épisode.
Damnation ! Je suis un homme blanc avant d’être un socialiste !
Le visage courroucé et frappant de son poing solide la table autour de laquelle nous étions réunis, Jack London semblait avoir ainsi fourni son dernier argument sur la discussion qui nous trouvait tous coalisés contre lui. Cela se passait dans les locaux de la section socialiste de Oakland en Californie, vers l’automne 1904.
Jack London venait de revenir du Japon où il avait été envoyé comme correspondant de guerre sur le front russo-japonais par Hearst. Celui-ci, jeune millionnaire californien, était un des plus puissants propriétaires de journaux aux États-Unis. Il publiait des quotidiens dans toutes les grandes villes et prenait des attitudes « radicales », en prêchant un socialisme châtré à l’usage de la petite bourgeoisie américaine. Son entreprise journalistique avait comme piliers des millions de lecteurs.
Hearst avait choisi London à dessein, car son dernier succès littéraire faisait de lui l’écrivain américain le plus populaire. Il avait été muni des meilleurs lettres de créance, de tout un attirail technique des plus modernes (tente de camp, machine à écrire portative, lit pliant, etc.), et surtout d’un chèque en blanc. Jack London était parti avec l’ardeur d’un jeune journaliste conscient de remplir une grande mission. Il était, en effet, convaincu que le premier grand massacre impérialiste sur les rives du Pacifique allait lui donner l’occasion de reporter en traits magistraux le choc entre les deux capitalismes luttant pour la suprématie en Mandchourie. Cependant, une fois arrivé au camp japonais il avait dû rapidement se rendre compte qu’il n’en serait rien. En effet, l’état-major japonais avait bien lu ses recommandations, l’avait accueilli avec le cérémonial de politesse habituel, mais au lieu de le transporter au front, l’avait tenu, dès le premier moment, prisonnier en quelque sorte bien loin des lieux où se déployait l’offensive contre l’armée tzariste. Au bout de quelques semaines, quand il se fut aperçu que malgré ses protestations, et celles de Hearst, il n’arrivait pas à voir la ligne de combat et que les militaristes japonais se moquaient poliment de lui, il les envoya au diable et retourna à San Francisco. Cette fois, plus que jamais, il était chargé de haine contre les « Japs ».
À cette réunion de la section, il nous racontait ses mésaventures. Il semblait prendre plaisir à décrire l’astuce de ces « petits bouts d’hommes » — comme il les appelait — et lançait de fortes invectives contre eux. Mais sa colère ne se déchargeait pas uniquement contre l’État-Major japonais ; c’était contre la « race » toute entière qu’il jurait furieusement. Les quelques camarades présents se trouvaient quelque peu déconcertés. La lutte contre la haine de race, spécialement contre la « haine des jaunes » était une des activités quotidiennes des sections socialistes de la Côte du Pacifique, et on ne comprenait pas qu’un des membres les plus en vue de la section, comme Jack London, fit montre de chauvinisme blanc. Croyant l’avoir mal compris, quelqu’un lui parla alors des classes qui existaient au Japon, comme ailleurs. Un autre camarade se hasarda à lui montrer la devise qui pendait au mur, au-dessus du portrait de Marx : « Prolétaires de tous tes pays, unissez-vous ! » Mais cela, au lieu de le faire se rétracter, accroissait sa colère.
« Les militaristes japonais ont fait de Jack un chauviniste », s’exclama débonnairement le secrétaire de la section socialiste quand Jack fut sorti. Mais ni lui, ni personne, n’aurait songé à demander une sanction contre Jack. Il en fallait bien plus alors pour être exclus du parti ! D’ailleurs contre Jack qui était considéré comme l’ornement de la section, on s’en serait bien gardé. Jack London comptait bien plus que nos autres « hôtes » occasionnels — pas encore illustres, comme Sun-Yat Sen Kotokou etc. Cela malgré que son activité pratique fut presque nulle. Occupé entièrement de son travail littéraire, aimant le recueillement et l’isolement, il n’allait pas souvent aux masses, comme le faisaient alors ces deux douzaines à peine de militants, membres de la section, tous plus ou moins pris de la sainte passion du prosélytisme. Pour agiter les masses, la section se portait presque tous les soirs, lorsque le temps le permettait, sur une des places publiques. On emportait une caisse vide, qui servait d’estrade, et des brochures « marxistes » que l’on vendait pendant le discours des propagandistes. Leur prix modique (5 ou 10 cents) faisait qu’on en vendait pas mal. Les prolos américains se refusaient rarement à contribuer de quelques cents à la cause socialiste, même s’ils ne lisaient pas toujours notre littérature. Quant à s’enrôler dans notre parti, c’était une autre chose… Notre public se composait en grande partie d’ouvriers nomades. C’étaient des prospecteurs, des bûcherons, des mineurs. Les ouvriers résidant à San Francisco ou à Oakland venaient plutôt aux meetings du dimanche, dans des salles fermées. Les premiers étaient invariablement pris de la fièvre des voyages ou de l’« or ». Quand ils voyaient notre rassemblement, ils s’arrêtaient et écoutaient non sans sympathie pour notre cause, qui était aussi la leur, mais ils restaient généralement insaisissables du point de vue de l’organisation. Des seconds, (les ouvriers sédentaires), la section recevait aide matérielle et… les votes au moment des élections.
Pour attirer les auditeurs auprès de l’estrade improvisée, un des camarades, parmi les anciens, montait sur la caisse et brandissant un journal déployé qu’il tenait à la main, il gesticulait, montrant les titres sensationnels de la première page. La curiosité des promeneurs oisifs était ainsi attirée vers notre groupe. La masse une fois tassée autour de l’orateur socialiste, le meeting commençait. D’ordinaire, la réunion en plein air se prolongeait plusieurs heures, et les orateurs se succédaient. Les jeunes propagandistes avaient ainsi l’occasion de faire leur travail pratique. À dire la vérité, leur bagage marxiste n’était pas lourd. Il n’y avait alors aucune école du parti et de Marx et d’Engels il n’y avait, en traduction anglaise, que bien peu de chose. La seule œuvre des grands maîtres que nous traduisîmes en commun, grâce à la bonne volonté d’un ancien, ce fut le Manifeste Communiste. Mais la guerre russo-japonaise nous offrait tout un champ de critique de la société capitaliste, surtout contre l’impérialisme américain, alors à peine naissant.
Nous avions sur la place publique, un sérieux concurrent. C’était cette grande mystificatrice des pays anglo-saxons qu’on appelle l’Armée du Salut. Elle possédait un orchestre bruyant et grâce à sa musique aux marches martiales elle réussissait à rassembler bien vite un nombreux auditoire. Parfois, il arrivait aussi que quelques-uns de nos auditeurs, qui nous écoutaient avec ennui, nous quittaient pour aller entendre les salutistes. Leur meeting commençait par le chant de quelque hymne ; après quoi chacun d’eux s’avançait au milieu du cercle pour faire sa profession de foi. Les hommes comme les femmes étaient habillés d’un uniforme bleu foncé avec des liserés rouges, et sur les bras ils portaient l’insigne de leur grade. On pouvait entendre le récit, merveilleux de leur « sauvetage ». L’ancien ivrogne expliquait comment, grâce à Jésus, il s’était à jamais sauvé de la boisson, la prostituée du vice, le voleur du crime, et tous invitaient les présents à se donner à Jésus, à suivre la voie de la rédemption. Le chef de la bande, pendant qu’on glorifiait l’œuvre de Jésus, invitait les assistants à faire le sacrifice de leur obole, qu’un salutiste, un tambourin à la main, recueillait.
Tant que la propagande socialiste n’obtenait que de maigres résultats et que les affaires de l’Armée du Salut allaient mieux que les nôtres, la police fermait les yeux. Mais dès que commençait une période de crise et qu’il y avait accroissement de chômage ou que, comme dans la période dont je parle, une certaine effervescence commençait à se faire sentir dans les masses, alors les persécutions policières commençaient. Nos meetings en plein air étaient invariablement interrompus. À peine un de nos orateurs avait-il ouvert la bouche, et le cop aux aguets entendu prononcer les mots bourgeoisie et socialisme, qui revenaient le plus souvent dans nos discours, qu’il était brutalement arraché de l’estrade et accompagné à la voiture cellulaire qui attendait sa proie non loin du lieu du meeting. L’ordre était que, dès qu’un camarade était arrêté, un autre devait immédiatement monter sur la caisse servant d’estrade et continuer le meeting. Les arrestations se suivaient avec une rapidité extraordinaire et quand la Black Maria contenait jusqu’au dernier des propagandistes et que la bataille se trouvait terminée faute de combattants, nous roulions au grand galop vers la prison. La police laissait l’Armée du Salut maître du champ.