Jack London et la première révolution russe

Commune republie une série d’articles consacrés à la vie de Jack London sous forme de cinq souvenirs consignés dans notre revue par son ami, le militant Edmondo Peluso, en 1934. Quatrième épisode.

Peu après le retour de London du Japon éclata la révolution de 1905.

Si Hearst avait choisi comme son correspondant au Japon l’écrivain le plus en vue alors aux États-Unis, il choisit pour la Russie un critique théâtral de la rédaction de son journal de New-York : l’American. C’était un vieux journaliste qui avait passé sa vie à critiquer auteurs et acteurs, parfois non sans verve. La politique, cependant, ne l’avait jamais intéressé. Il fut mobilisé à la hâte par Hearst et expédié dans la capitale russe avec une seule recommandation : envoyer au journal le plus de copie possible sur la révolution. Notre scribe arriva à Pétersbourg au moment où l’absolutisme tremblait sur ses fondements. C’était un spectacle bien différent de celui qui se déroulait sur la rampe des théâtres. Au lieu de voir la révolution sous son angle politique et social, notre correspondant se spécialisa surtout dans les anecdotes. Elles étaient pour lui comme les arbres qui l’empêchaient de voir la forêt. Cependant, bon gré, mal gré, il fut bien forcé de parler des principaux acteurs de la révolution et des bolcheviks. C’est ainsi que le nom de Lénine apparut pour la première fois dans les journaux des États-Unis.

Le public américain prenait le plus grand intérêt aux événements de Russie. La fameuse « opinion publique » était tout entière contre la Russie des Romanoff, et la presse alimentait ce sentiment général. La bourgeoisie américaine subventionnait le Japon pour des raisons plausibles d’intérêts impérialistes. Les tentacules de la pieuvre russe sur l’Extrême-Orient étaient alors plus étendues que celles du naissant impérialisme japonais… La « démocratie » américaine était contre « l’autocratie » ; le prolétariat, enfin, partageait la haine universelle des masses travailleuses contre Nicolas II le Pendeur.

Manifestation du 17 octobre 1905, Ilia Répine (musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg).

Jack London qui dévorait les journaux, suivait avec passion le développement des événements révolutionnaires dans la presse quotidienne et dans les périodiques.

La révolution russe devint désormais le thème des discussions d’après dîner. Les idées qu’on avait alors sur la Russie en dehors du fait que le tsarisme était la personnification de la réaction et de l’oppression, étaient des plus disparates. Dans le cercle intime, on était loin d’être d’accord sur les forces agissantes de la révolution. Le menchévisme était présent dans l’entourage de Jack London. Mais l’écrivain — plutôt réservé, écoutait la discussion, souvent animée, et en tirait profit. Il cherchait toutefois à s’informer par ailleurs. Or, à San Francisco il y avait une petite colonie de russes émigrés. C’étaient des « radicaux » petits bourgeois intellectuels. Parmi eux, il y avait une jeune femme, Anna Stronsky, laquelle joua un certain rôle dans la vie de Jack London. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, elle et ses amis émigrés, étaient des socialistes-révolutionnaires, ou avaient des liens avec eux. Le fait qu’ils firent grande fête à Guerchonni, quand celui-ci, peu après sa fuite de Sibérie, passa par San Francisco, tendrait à confirmer cette supposition. C’est à Anna Stronsky que Jack s’adressait pour obtenir des éclaircissements sur les bolcheviks. Je ne saurais dire comment elle s’acquittait de cette tâche. Ce qui est certain, c’est que lorsque la nouvelle de la révolte armée de décembre arriva sur le Pacifique, Jack se rangea du côté des bolcheviks. Il avait suivi la révolution de 1905, avec toute la tension de son esprit, toute la passion de son âme. Il voyait le rôle grandissant des bolcheviks à travers le cours de la révolution. La trahison des menchéviks russes lui permit de faire la comparaison avec celle des chefs de l’American Federation of Labour, et quand Plékhanoff lança sa sentence contre-révolutionnaire condamnant la révolte armée de décembre, il avait déjà préparé la réponse qu’il mit dans la bouche du héros de son roman le «  Talon de Fer » : la victoire ne peut être obtenue que par le prolétariat en armes.

La nouvelle voie littéraire de Jack London était désormais tracée, et c’était la première révolution prolétarienne qui la lui avait imposée. La période de ses romans d’aventures arctiques et de ses récits d’animaux était close à jamais. Il abandonna aussi l’habitude qu’il reconnut erronée d’exalter la révolte individuelle de l’esclave salarié et de l’opprimé en général. Il se garda bien d’agiter, comme il l’avait fait dans certaines de ses œuvres, l’idée de déserter le travail et de chercher un refuge contre l’oppression capitaliste dans le vagabondage, dans l’aventure ; il reconnut également que cette fuite ne constituait pas une solution du problème de la lutte des classes. L’exemple héroïque du prolétariat russe lui indiqua l’unique voie à suivre, le seul moyen d’arriver à l’émancipation sociale et par suite à l’émancipation individuelle de chaque opprimé ; cette voie réside uniquement dans la révolte collective armée du prolétariat, sous la direction d’un parti aguerri, expérimenté et trempé dans la lutte.

Dès ce moment, Jack London se dédie tout entier au roman social.

Dans les « discussions marxistes  » qui ont lieu chez lui le soir, il écoute, dirige et tire les conclusions des débats souvent passionnés. La meilleure de ses œuvres, le Talon de Fer naît comme inspirée par le souffle révolutionnaire russe qui agite alors le monde d’un bout a l’autre.

En Amérique aussi s’ouvrait une nouvelle période historique : la concentration du capital s’opérait rapidement à l’ombre de l’impérialisme yankee. Parallèlement, la masse travailleuse dont l’exploitation s’intensifiait, et la petite bourgeoisie alarmée de la puissance toujours plus intolérable de la ploutocratie, tentaient d’endiguer son expansion. Le socialisme américain faisait sa première timide apparition sur les côtes du Pacifique. Une campagne de grand style dans les journaux et dans les revues commença contre le capital financier américain. Des éditeurs entreprenants ouvraient les colonnes de leurs magazines aux « révélations » sur la fabuleuse accumulation des Trusts. On « enquêtait » aussi sur l’origine des grandes fortunes américaines. De toute la grande masse travailleuse américaine, seule la couche aristocratique des ouvriers qualifiés, cristallisée dans l’American Fédération of Labor trouvait des avantages immédiats dans la situation créée par l’essor économique. Aussi bien la trahison des chefs de l’A. F. L. devint ouvertement impudente. Ils se vendirent au Talon de Fer, s’enrôlèrent dans sa milice (comme John Mitchell) ou bien grâce à ses subsides devinrent rapidement millionnaires.

Jack London voit 1905 à travers le verre grossissant américain. Il transporte les Enseignements de 1905 sur le sol américain. Il ne fait qu’y ajouter la sauvagerie dont est capable la bourgeoisie américaine pour la défense de ses intérêts de classe. Il met bien en évidence dans son œuvre tout le mécanisme de la répression gouvernementale américaine, il donne une forme plastique à l’activité contre-révolutionnaire des leaders de l’A. F. L. D’autre part, il s’élève contre les illusions et l’opportunisme des socialistes dont la foi se crétinise dans le parlementarisme et les méthodes démocratiques. Comment, leur demande-t-il, pouvez-vous espérer une victoire pacifique à travers les urnes ? Le Talon de Fer supprimera les dernières libertés encore existantes ; le Talon de Fer nous piétinera impitoyablement. Et son héros criera aux socialistes, restés démocrates invétérés : « Il n’y a d’autre issue qu’une révolution sanglante. »

Jack London était en avance sur son parti — le Parti Socialiste Américain — dont l’unique préoccupation était l’augmentation des bulletins de vote socialistes. Et à nouveau, dans son œuvre, chaque fois qu’un réformiste exalte la prochaine victoire parlementaire, Jack London lui fait répondre : Combien de fusils avez-vous ? Combien de cartouches peut-on se procurer ?

L’écrasement de l’héroïque prolétariat de Moscou par l’expédition primitive tsariste, confirma à Jack London combien dur est le chemin qui mène à la victoire, mais il fit sienne la réponse léniniste à Plékhanov, il conserva son optimisme, crût à la victoire finale du prolétariat.

En deux phrases, Jack London résume les perspectives révolutionnaires après la défaite : « Cette fois nous avons été battus, mais pas vaincus… Nous avons beaucoup appris, demain le prolétariat se soulèvera à nouveau, plus fort, armé de plus d’expérience et de discipline. »

Presque tous les épisodes de la répétition générale de 1905, appliqués au milieu des États-Unis, lui servent dans le Talon de Fer  : le menchévisme, les Cent-Noirs, le système des passeports, les agents provocateurs, les groupes de combat terroristes. Le farmer américain écrasé par les grands trusts agraires, qui prennent la place du seigneur terrien, la lutte gigantesque entre les deux forces sociales adverses, la technique de répression américaine (et non tsariste) à Chicago (au lieu de Moscou) qui incarne aux yeux des ouvriers leur enfer capitaliste, tout donne au roman une empreinte d’origine américaine, alors que le modèle est russe. Œuvre puissante et qui reste encore sans égale dans la littérature du nouveau continent.