Il y a des moments où, malgré les irrémédiables fragilités du théâtre, en dépit de l’heure qui tourne, du fauteuil inconfortable, du voisin qui ne rit pas aux même choses que vous et que vous détestez un peu, quelque chose sur scène se passe, ou quelque chose entre la scène et la salle, quelque chose advient, qui dépasse votre pauvre existence, le mal aux pieds d’avoir couru, quelque chose qui se projette, qui passe par le texte mais pas seulement, qui passe par la voix et le jeu mais pas seulement, qui passe par les éclairages (mais pas seulement), quelque chose qui vous ôte l’air aux lèvres, qui vous suspend au fil de ce qui est dit, de ce qui est montré, et qui vous concerne au premier chef, dont votre vie dépend et ce n’est pas un mot, une hyperbole, il en va vraiment de la vie, de la vie à elle-même soudain révélée, expliquée, et qui flambe.
Cela s’appelle le sublime. Cela vous convainc d’emblée qu’il n’y a pas d’autre place où être qu’ici, dans ce lieu, devant cela, écoutant cela, dont on suit le déroulement mais dont on craint la fin, comme il en va dans l’amour, et dans l’amour le plus physique : on est (pour une fois) entièrement présent, entièrement là, brûlant de cet instant dont on voudrait tout à la fois qu’il cesse de vous martyriser, mais dont on souhaiterait aussi qu’il ne s’achève surtout pas – dont l’apothéose, qu’on sent monter en soi, sera la ruine. A la fin de ce moment, quand vous cessez d’être suspendu aux lèvres qui font déferler jusqu’à vous des paroles de flamme, nul n’y tient plus : des « bravos » interrompent le silence, criés d’une voix brisée ; fusent des applaudissements. Tant pis pour la continuité du spectacle,, il fallait remercier, il fallait formuler avec les pauvres moyens des spectateurs (des cris, des mains qui claquent, des larmes que depuis la scène on ne verra pas) l’immense gratitude de nous avoir dit, d’avoir dit la vie. C’est ce moment sacré, déchirant, ce moment où tous les cœurs ne sont plus qu’une seule poitrine haletante, qui s’est produit hier soir, dans le petit écrin un peu étouffant du théâtre Déjazet, à deux pas de la République, Boulevard du Temple. Fracasse, écrit et mis en scène par Daniel Mesguich, jouait sa première. Il vous reste dix jours, jusqu’au 22 octobre inclus, pour vous y précipiter.
Avant ce moment, le texte écrit et mis en scène par Daniel Mesguich, joué par de nombreux anciens élèves talentueux, offre un beau chant d’amour au théâtre, qui condense remarquablement tout ce que le grand comédien, le metteur en scène, le professeur savent et doivent à cet art. Très éloigné de Gautier dont il reprend quelques noms, et qui sert surtout de prétexte, le drame raconte l’histoire d’un jeune baron, amoureux d’un spectre dont on découvre qu’il est le fantôme d’une comédienne, et qui voit réapparaître dans son château toute une troupe disparate de comédiens disparus : Rachel, Réjane, Mounet-Sully, Adrienne Lecouvreur, La Champmeslé, Frédérik Lemaître, Mademoiselle Mars… rendus contemporains par la mort, pourraient revenir à la vie (c’est-à-dire à la scène) si un être vraiment vivant, « brûlant d’être si vrai », « abouché au pur présent du monde », voulait bien se joindre à eux. Comme par sa mémoire amoureuse ils ont retrouvé forme, par sa contribution au théâtre ils pourraient revenir à la vie, refaire troupe, et finalement jouer Fracasse, que le jeune baron poète, et apprenti-comédien, écrira pour eux et jouera avec eux.

Cette situation offre de très belles rêveries concernant le retour à la vie, dans un ton assez shakespearien capable de mêler la tragédie au grotesque (ainsi d’une scène dans une auberge où les pauvres morts, qui ressentent peu à peu revenir les désirs des vivants, devront se contenter pour premier repas d’une soupe au lard brûlée.) Elle permet à Daniel Mesguich de déployer tout son amour du théâtre et de ceux qui le font, dans une sorte de synthèse qui relève aussi du charme des greniers, où l’on retrouve des loques aimées, des morceaux de chiffon, des débris de miroir, et où tout invite l’enfance à sa première pantomime : les références abondent sans saturer cependant le texte, qui demeure libre d’allure et sautillant comme une chronique. L’amour de la langue et du jeu, toute l’expérience d’un passionné de l’art qu’il sait si bien servir convergent tant dans la fable que sa mise en scène. Ceux qui connaissent l’art de Mesguich y retrouveront, avec plaisir, l’intelligence d’une écriture scénique, mais aussi celui d’un écrivain qu’on découvre avec sa première pièce écrite. Elle porte une prose presque naturelle dans le rythme incessant de vers comptés plus ou moins camouflés, qui sonnent aux oreilles de leur grâce jamais appesantie. Daniel Mesguich a su apprivoiser le vers, jouer de sa flûte sans qu’il y paraisse. La mise en abyme (les comédiens jouant des comédiens, le plateau par moment devenant une seconde salle depuis laquelle des comédiens-spectateurs commentent le jeu des comédiens jouant justement le Fracasse auquel nous, spectateurs réels, avons assisté…), les ruptures de ton aux effets souvent admirables (de la passion au plus comique, de l’emphase à la presque aphasie), la capacité à brasser d’un même mouvement heureux un vers de Racine et une esthétique burlesque, digne quelquefois de la bande dessinée quand les personnages roulent de manière disproportionnée à la suite d’un petit geste pour les repousser…, tout cela pourra éblouir de jeunes spectateurs découvrant cette esthétique si singulière, comme séduire dans la connivence de plus anciens compagnons de l’art de Mesguich. On est frappé encore par l’attention accordée à la diction, et notamment aux ruptures tonales et énonciatives, qui fait que les comédiens et comédiennes disposent d’un même instrument, et proposent (le fait est assez rare) une harmonie dans la diversité de leurs présences – quelque chose d’une école qui fait la signature du metteur en scène. Des esprits plus chagrins pourraient pointer dans le spectacle un autre trait mesguichien : le commentaire, au risque du didactisme, de ce que la dramaturgie par sa force dégage d’elle-même. S’il fallait émettre une réticence, sans doute porterait-elle sur ce risque du surlignement : et la fable des comédiens, et la souplesse de la mise en scène portent assez le sens du propos sans que la pièce se doive de l’expliciter. Ces quelques moments où le commentaire vire au sous-titre explicatif ne gâchent cependant pas le beau plaisir du jeu, du jeu avec le jeu, et de la méditation sur le théâtre à l’endroit où il rejoint la vie comme la poésie, par sa capacité à faire resplendir l’éphémère : « Tous ici, oui nous tous… nous aurons donc été… un immortel instant qui passe ». La drôlerie, la jubilation, de constantes références qui peuvent atteindre le spectateur féru d’intertextualité font ainsi la signature de Mesguich, et proposent une méditation enjouée mais profonde sur le sens du théâtre et donc de la vie : sur la représentation, ce court moment de fracas, mais qui dans son éclat peut justifier que tout en passe, et que nous passions.
Et au cœur de cette fable émouvante, plaisante, où l’on rit souvent, arrive le miracle, la fragile et incertaine épiphanie. Quelques petites étoiles clignotantes, suspendues à du fil de fer, tremblent depuis les cintres. L’espace est vide, soudain vide tant le spectacle a joué aussi de la variation des lieux et de nombreux changements à vue montrant aussi comment le théâtre se fait, en posant sur quelques planches une chaise qui dès lors n’est plus une chaise, un lit provisoire, une table qui suffit à faire auberge, etc. Adrienne Lecouvreur, désespérée d’amour, avance sur la scène, où ruissellent par la magie des éclairages un incessant floconnement, une neige qui envahit tout. « Comme tombe, la neige » rappelle que celle qui va mourir devant nous fut celle qui mourut à 38 ans et qui fut enterrée à la sauvette dans le marais de la Grenouillère, malgré les protestations de Voltaire. Mais par la splendeur de mots jetés dans la nuit et la neige, parmi le tremblement des petites étoiles argentées au-dessus du flot, d’une parole de neige, elle va devant nous mourir d’amour, et dire ainsi nos amours mortes, et dire notre chagrin, notre appétit de vie, notre désir qui brûle au milieu d’une blanche cendre… Soudain, il n’est plus seulement question de l’amour du théâtre, de la drôlerie toujours intelligente des situations, du regard amusé et souvent attendri sur les appétits de toute la belle chair d’une jeune troupe : comme Robert Walser, Adrienne meurt dans la neige, et fait jaillir dans la splendeur d’un chant la vérité de notre vie : « Et je m’en vais de toi comme un pli qu’on défait comme un tissu qu’on lisse ». Dans ce « bûcher brasier d’éclats de glace et de plume de lait », « cendre blanche », Adrienne chante pour nous ce qui lacère nos cœurs.
Il reste dix jours pour voir Fracasse, pour en apprécier la totalité, mais aussi pour avoir vécu cela. Libre à chacun autrement de rater sa vie. La mienne aujourd’hui tient debout de s’être rencontrée, d’avoir été à ce point précis formulée dans une langue de glace et de feu qui fait de Daniel Mesguich un poète : « et je te tends une dernière fois mes bras de neige » … Courez voir Fracasse. Allez briser vos cœurs pour qu’en sorte cette flamme de neige, ce feu à l’envers, ce froid d’une fausse mort qui sait résumer la vie.
Olivier Barbarant
Fracasse – texte et mise en scène de Daniel Mesguich, du 11 au 22 octobre 2022 (du mardi au samedi à 20 h, représentations supplémentaires le samedi à 16 h 45) Théâtre Déjazet, 41 boulevard du Temple 75003 Paris
Réservations : DEJAZET.COM – 01 48 87 52 55 – et aux points de vente habituels.
Fracasse, texte de Daniel Mesguich, est publié aux éditions Furor.