Erik Satie intime, par Georges Auric

Le compositeur Georges Auric rend hommage dans Commune à son ami Erik Satie dans un portrait délicat et intime.

Erik Satie est mort le 1er juillet 1925. Cet homme, qui avait tant méprisé les grands mots et la fausse grandeur, eut une fin douloureuse et pathétique que ses amis n’oublieront jamais. Lui qui n’avait guère quitté Paris que pour quelques rapides voyages, en Belgique ou « Monte-Carlo, c’est à Paris encore qu’il devait vivre ses derniers mois, à l’hôpital Saint-Joseph, où il avait été transporté. Il avait alors cinquante neuf ans, étant né à Honfleur en 1866, très exactement le 11 mai, à 9 heures du matin, d’un père normand et d’une mère écossaise.
Cette terre si terrestre et si terreuse… m’y a-t-on envoyé pour m’amuser ? pour me distraire un peu ?… Pour oublier les misères d’un au-delà dont je ne me souviens plus? N’y suis-je pas importun ?…
Les années passent vite. Et, en même temps, le goût du public et les modes dont, tour à tour, il s’enthousiasme et se lasse. Pour finir, nous savons comment tout cela s’achève à peu près fatalement. Une heure arrive, où prennent leur place exacte et s’unissent dans notre cœur tant de voix que paraissaient séparer, naguère, les caprices et les engouements d’un jour.

Erik Satie, vers 1919


Satie, vivant, fut longtemps méconnu. Cependant que tels de ses camarades voyaient s’ouvrir au-devant d’eux les portes les plus fermées, qui songeait alors à considérer avec sérieux cet homme déconcertant et secret? Très loin des salons et des salles de concerts ou se font et se défont tant de gloires, il passait timidement des avenues de Montmartre à la banlieue d’Arcueil, où il devait habiter si longtemps. On l’avait aperçu, tout jeune, entre le « Chat noir », le « Rat mort » et les expositions et les manifestations de la Rose + Croix de Péladan. Il avait noué, ici et là, quelques rares amitiés — dont une devait être précieuse : celle de Claude Debussy, qui devina vite tout ce qui se cachait au fond de ce curieux compagnon, habille de velours et le binocle à l’œil, ironique et timide, farceur et enthousiaste, aimant le bon vin et les harmonies rares, détestant les importuns, les cuistres et les sots… Un beau jour, Maurice Ravel allait, à son tour, déclarer à ce Satie dont on continuait de savoir si peu de choses une admiration assez embarrassante! Debussy avait orchestré ses Gymnopédies (celles-ci datées de 1888); Ravel, dans un concert de la Société musicale indépendante, en 1911, tenait à faire entendre les Sarabandes, composées en 1887. A son frère Conrad, Satie écrivait, de Ravel : « Il me certifie, toutes les fois que je le rencontre, qu’il me doit beaucoup. Moi, je veux bien /…» Mais Ravel ou Debussy n’y pouvaient encore rien : il y avait toujours, dans la personne et dans l’œuvre de Satie, quelque chose qui déconcertait le vaste public auquel ils ne parvenaient pas à imposer un artiste décidément voué aux plus contradictoires malentendus. Cependant, en 1911, la jeune gloire de ces deux maîtres de notre musique rassemblait les plus attentifs et les plus curieux des auditeurs de nos concerts; ils leur apportaient, chacun à sa manière, tout ce qui manquait assez cruellement à leurs aînés, nourris de Wagner et de Franck.
On sait qu’à cette époque une sorte de débat, d’une importance capitale, se développait entre les nouveaux venus, debussystes et ravelliens, et tous ceux qui poursuivaient, à l’exemple de Vincent d’Indy et de sa « Schola », une grande tradition parvenue à son point extrême et terminal. Il y avait longtemps que Satie avait choisi sa route — et cela précisément lorsque son ami Péladan le conviait à collaborer à ce qu’il appelait pompeusement une « Wagnérie chaldéenne! ». Les préludes, la musique de scène pour le Fils des étoiles, écrits en 1891, dressaient, en marge d’un texte d’une accablante prétention, un décor sonore qui est bien ce qu’on peut imaginer de plus éloigné de Wagner et du wagnérisme.

Lorsque ses amis Debussy et Ravel étaient attaqués, et de quelle façon ! par les fidèles chevaliers du temple de Bayreuth, Satie n’avait qu’à présenter son œuvre, alors si méconnue. Sarabandes, Gymnopédies, Fils des étoiles… Gnossiennes, Prélude de la porte héroïque du ciel, Messe des pauvres… Plus tard, les Pièces froides, les trois danses de Jack in the box, le petit opéra pour marionnettes : Geneviève de Brabant; enfin, en 1903, les Trois Morceaux en forme de poire (avec une Manière de commencement, une Prolongation du même, et un En plus, suivi d’une Redite !). Il ne nous semble pas si difficile, aujourd’hui, de dégager clairement la bonne leçon que proposaient, sans jamais enfler la voix, forcer le ton et souligner le trait imprévu, ces pages toutes pleines de trouvailles d’un accent proprement fascinant, sous la cocasserie volontaire de leurs titres. Mais on devait longtemps s’y tromper — et ne s’y trompe-t-on pas encore ? Rien de moins « humoristique » que la plupart de ces œuvres singulières où l’on peut voir la première et la seconde « manières » de Satie (cette dernière commençant avec les Pièces froides où l’auteur abandonne définitivement un certain accent « Rose + Croix » et mystique). Et l’on comprend la dédicace tracée par leur compositeur sur un exemplaire de ses Poèmes de Baudelaire : « Pour Erik Satie, musicien médiéval et doux, égaré dans ce siècle, pour la joie de son bien amical Claude Debussy… »

Seulement, Satie, le premier, voulut, un beau jour, s’évader d’un style dont il pensait avoir tiré l’essentiel. Et, pour la plus grande surprise de ses meilleurs amis, c’est à la « Schola cantonna » de d’Indy qu’il décide, soudain, de se créer une nouvelle technique, d’acquérir les moyens d’expression dont il sentait le besoin. En 1905, il s’inscrit au cours de contrepoint d’Albert Roussel et, pendant quelques années, se met courageusement au travail, avec une ardeur et une conscience extraordinaires. Comment résisterait-on à la tentation d’imaginer ce que fut, au milieu de ses graves camarades de la rue Saint-Jacques, l’élève Satie !

Quarante et un ans, et, derrière lui, tant d’œuvres déjà à propos desquelles on discutera longtemps… Ses camarades les plus sûrs demeuraient à l’extrême pointe du mouvement musical contemporain — c’est-à-dire fort loin de tout ce que révérait et prolongeait la «Schola». Que devait penser un d’Indy d’un disciple aussi imprévu ? Leurs rapports furent excellents et on sourit en retrouvant le « diplôme de sortie de classe » que signait le « maître » en 1908, constatant que Monsieur Satie, Erik, élève du cours de contrepoint, a satisfait aux examens de fin d’année avec la mention très bien et qu’il remplit les conditions requises pour se livrer à l’étude de la composition… Le créateur « médiéval » des Sarabandes ou des Gymnopédies cédait la place à un Satie tout nouveau, mais qui n’avait jamais moins sacrifié au « sérieux » et auformalisme qu’on aurait eu le droit de redouter. Après quelques essais que dominent les chorals et les fugues réunis dans En habit de cheval, il allait publier une série de petites suites pour le piano, d’un style, d’un accent cocasses et décisifs. La bizarrerie toujours aussi appuyée de leurs titres s’accompagnait cette fois d’une musique d’une fantaisie légère et narquoise, aux accents jusque-là insoupçonnés. Préludes flasques, Descriptions automatiques, Embryons desséchés, Croquis et agaceries d’un gros homme en bois, Vieux Sequins et vieilles cuirasses, Heures séculaires et instantanées, Valses du précieux dégoûté, Avant-dernières pensées ; les minces cahiers sortaient, l’un suivant l’autre, applaudis chaque fois par un public amusé qui ne manquait jamais de venir écouter les parfaits interprètes que furent aussitôt Ricardo Vinès et Mme Marcelle Meyer. Voilà donc ce qu’avait fait de l’ancien collaborateur de Péladan l’enseignement de M. d’Indy !


La surprise était grande chez ses plus sûrs amis qui ne le suivirent peut-être plus aussi bien dans une voie qui heurtait aussi fort leur esthétique. Un recueil exquis, comme les Sports et divertissements (1914), parut sans qu’on prit garde tout de suite à la fraîche nouveauté de ses meilleures esquisses. Satie, pour longtemps, était devenu une sorte d’amuseur, sans grande importance, dont il était agréable de saluer, de temps en temps, les dernières pirouettes — d’un « bravo » sans conséquence, entre une sonate franckiste ou quelques mélodies debussystes… Il fallut, en 1916, le scandale de Parade pour attirer enfin fortement l’attention sur l’homme dangereux qui venait de prendre soudain figure de chef d’école. Mais de quelle école — et dans quel moment! Aux plus rudes moments de la guerre, Serge de Diaghilew avait eu l’audace de réunir, à Paris, la troupe dispersée de ses « Ballets russes », qui avaient fait la joie des plus brillantes saisons, avant la grande tourmente. Celle-ci devait-elle condamner les artistes au silence — et avait-on le droit de songer encore à de tels spectacles ?…

Jean Cocteau lui aussi l’avait pensé qui venait de faire la connaissance de Satie. Il avait aussitôt deviné tout ce qu’avait à dire cet homme étrange et méconnu — et il était vite arrivé à convaincre Diaghileiv. Réuni à Picasso, pour les décors et les costumes, Satie avait donc composé, sur un thème de Cocteau, cette œuvre dont l’apparition devait être décisive dans sa carrière. Il en est peu dont la naissance ait été aussi tumultueuse — et comment oublier les hurlements haineux qui l’accueillirent, au Châtelet? « A Berlin! » criait un parterre qui se croyait alors « bien français », cependant que les danseurs achevaient avec peine cette Parade dont le tumulte empêchait d’entendre clairement dix mesures… Une presse d’une grande bassesse se dépêcha d’enregistrer ce qu’elle crut un défi à l’époque et à la musique. Mais, cependant, combien de jeunes gens découvrirent enfin un artiste qui leur désignait une route et des horizons hier encore à peineentrevus !

Photographie de Claude Debussy et Igor Stravinsky, prise par Erik Satie en 1910

Au lendemain de Parade, Satie avait désormais réuni, avec de nouveaux amis, des admirateurs reconnaissants. On n’a pas le droit de l’oublier, après tant d’années. Nous entrevoyions, là-dedans, ce que pouvait être une musique dégagée des sortilèges debussystes, de l’esthétique de Ravel et du grandiose inhumain du Sacre strawinskyste. De Strawinski), en effet, nous n’avions lu à ce moment ni /’Histoire du soldat, ni, naturellement, Mavra ou l’Octuor… A partir de Parade, chaque partition de Satie devait compter pour nous, pour tous nos camarades, pour un public de plus en plus grand — et quelles que soient ses réactions. De Socrate à Mercure, qui groupa les derniers venus de l’« Ecole d’Arcueil » (Sauguet, Désormière, Maxime Jacob, Cliquet-Pleyel)…

Admiré ou détesté, Satie occupait enfin la place exceptionnelle qu’il méritait, lorsqu’il mourut, voici quatorze ans. Nous qui l’avons si bien connu, nous savons qu’il nous sera impossible de l’oublier. Peut-on se demander si le public actuel est exactement informé de son œuvre?… Est-il temps de ranimer le cher souvenir de celui qui charma notre jeunesse?
On le joue peu. Inutile de parler des « grands concerts ». Désormière, cependant, a dirigé, avec toute sa foi et son autorité, Parade — et l’Orchestre national de la radio a su rendre un hommage émouvant, dans une séance inspirée par Milhaud. Manuel Rosenthal déjà nous avait offert une excellente audition de Socrate. Mais cela n’est pas beaucoup, si l’on songe à tant de programmes d’une platitude, d’une vacuité affligeantes !
« Si je dois être l’élève de quiconque, je crois pouvoir dire que c’est de nul autre que moi… » Au fond, malgré les années de « Schola », malgré tant de troublantes « rencontres » esthétiques avec ses vieux amis Debussy et Ravel, cette phrase achève assez définitivement le portrait de l’« amateur » Satie. Amateur : n’oublions pas que Chabrier ou Moussorgsky furent des amateurs. Je ne tente point en ce moment un rapprochement forcé et vain. Mais s’il savait fort exactement ce qu’il voulait réaliser, et comment y par venir, la « maîtrise » de Satie ne fut jamais de celles qu’on donne, plus tard, en exemple dans les traités de contre point, d’harmonie ou d’orchestration… Nous l’appelions le « bon maître », malgré ses mauvaises humeurs, ses minutes d’ingratitude ou de rancœur. La vie, trop longtemps, lui avait été si dure!…


Si je n’avais pas Debussy, confiait-il à son frère, je ne vois pas comment je ferais pour exprimer ma pauvre pensée, si je l’exprime encore…

Et, un autre jour :

Je m’ennuie à mourir de chagrin… Ton avenir n’est pas le même que le mien, heureusement pour toi; tu auras un cheval et une grande voiture, ouverte l’été, fermée l’hiver; et tu iras à droite et à gauche, tout comme les personnes fortunées…


Quel commentaire ajouter à ceci, dont il est impossible de méconnaître l’accent poignant — et qui va loin. A nous, maintenant, de veiller sur l’ « avenir » d’une musique où nous retrouvons vite quelques-unes des minutes les meilleures d’un passé toujours vivant.

Georges Auric

Commune n°71