Charlotte Brontë (1816-1855) n’est pas seulement l’auteur de Jane Eyre et de deux autres romans importants, Shirley et Villette. Elle n’est pas seulement l’aînée des étonnantes et géniales sœurs Brontë, avec Emily, qui écrivit les Hauts de Hurlevent, et Anne, auteur elle aussi d’un chef d’œuvre, Agnes Grey. Charlotte, qui survécut plusieurs années à ses deux sœurs, était une femme attentive aux réalités politiques et sociales de son époque. Consciente d’être une provinciale (elle passait la majeure partie de son temps avec son vieux père dans le presbytère de Haworth), et lasse d’être considérée seulement comme une romancière de l’intime et de la vie amoureuse, elle mettait à profit ses rares séjours à Londres pour s’informer, selon ses propres termes, « de la réalité plutôt que de l’aspect décoratif de la vie ». C’est ainsi qu’en janvier 1853 elle visite deux prisons, la Banque d’Angleterre, la poste centrale, les locaux du Times, l’hospice des enfants trouvés et le célèbre asile d’aliénés connu sous le nom de Bedlam. « La puissance qui se dégageait d’une vaste et immense organisation en appelait toujours à son respect et à son admiration », commente sa biographe Elisabeth Gaskell.
Voilà qui est rare et mérite d’être salué. L’intérêt manifesté par Charlotte pour la réalité politique et institutionnelle de son époque, lié chez elle à des convictions déjà féministes, témoigne d’un esprit avancé, quelles qu’aient été par ailleurs ses tendances conservatrices.
Là où le bât blesse cependant, c’est que dans l’agenda de ses visites elle a complètement ignoré le monde de l’entreprise, et notamment celui de l’industrie. Absence surprenante, un siècle seulement après les débuts de la révolution industrielle. Et plus surprenante encore si l’on songe que le presbytère de Haworth ne se situait qu’à quelques miles de Bradford et de Leeds, hauts lieux dès cette époque de l’industrialisation et de ses bouleversements. Patrick Brontë, père de Charlotte, était témoin au quotidien de la misère ouvrière et s’était fait localement l’apôtre d’une sorte de « conservatisme social » qui le rendit toujours un peu suspect à l’establishment.
Cette difficulté, cette quasi-impossibilité de penser le monde de la production industrielle, et même de simplement le décrire, n’est pas propre à Charlotte Brontë. A la même époque, en France, Balzac (qu’elle détestait) évoquait le travail des paysans, des boutiquiers et même des employés, mais s’en tenait là : il n’avait sous les yeux, il est vrai, que les prémices d’une révolution industrielle qui ne s’épanouirait que vingt ans plus tard. Zola en France, Lawrence en Angleterre, Gorki en Russie prendront, chacun à sa manière le thème de la production industrielle, sans jamais en épuiser la fécondité. Mais, alors que la production iconographique de qualité sur ce thème est assez importante (qu’on pense aux fresques de Diego Rivera), la littérature, elle, reste très mince.
Les aberrations du réalisme socialiste n’expliquent pas tout. L’entreprise d’une façon générale, et le secteur productif en particulier, ne sont pas des réalités inspirantes. La façon dont les êtres humains produisent leurs conditions matérielles d’existence semble être une sorte de pont aveugle, obscur, accessible à l’économie, au droit, à l’histoire, mais extrêmement difficile à représenter hormis quelques clichés.
Le monde du travail et de la production, oublié des esthétiques et même des réflexions sur la « vraie vie » ? Cela semble être au moins en partie le cas. Peut-être faut-il en chercher la raison dans le fait que les écrivains sont, comme les politiques, des professionnels du langage. Parler, écrire, pour certains prescrire et commander, c’est toute leur vie, c’est ce à quoi se réduit leur action. La production matérielle implique toujours un moment de l’immédiateté où la parole est absente. Celle-ci ne joue un rôle que dans l’éventuelle délibération préparatoire et ne réapparaîtra, seconde, que dans le commentaire, l’évaluation, la rétrospection. La parole ouvrière, rare, sobre et imagée, n’a été étudiée que très récemment, notamment par Daniel Faïta et Yves Schwartz. Souvent liée au geste, elle exprime le plus souvent un choix, celui du « meilleur » ou du « plus pratique ». Elle n’est jamais plainte ou extériorisation d’un sujet isolé, mais expression d’un projet et de sa réalisation au moins possible. En cela elle est position de valeur et non simple compte-rendu.
Il serait souhaitable qu’en ces temps de « libération de la parole », on s’interroge davantage sur son statut dans les lieux où elle n’est ni gratuite, ni toujours souhaitée.
Jean-Michel Galano