
Jordi Savall a toute sa vie exploré l’univers de Jean-Sébastian Bach. Il en a interprété et enregistré bien des œuvres, jusqu’à l’Oratorio de Noël à Barcelone en 2019 (CD Alia Vox). Deux concerts des trois premières cantates de cet ensemble sont proposés à guichet fermé au Capitole de Toulouse, avec le Concert des Nations fondé avec Montserrat Figueras en 1989, les Chœurs du Théâtre national du Capitole et quatre jeunes solistes.
Une biographie dense serait nécessaire pour retracer le parcours d’un des musiciens les plus importants de notre temps : son inlassable découverte de musiques anciennes, ses engagements humanistes, les qualités d’interprétation du gambiste, le dynamisme du créateur et animateur d’ensembles musicaux fascinent et émerveillent.
Quand le public se presse pour écouter un de ses concerts c’est autant pour entendre une œuvre que pour rendre hommage à tout ce qu’il a apporté et continue d’offrir à la connaissance de la musique sous mille formes, dans cent cultures, sur tous les chemins du monde. Comment séparer en effet le musicien de l’homme de fraternité et de paix ?
Le projet Orpheus XXI « Musique pour la vie et la dignité » lancé en 2016 ne dit-il pas à lui seul cette exigeante association ? L’homme engagé, toujours éveillé, vigilant, généreux et le musicien exigeant, curieux, inventif ne font qu’un. Un même acte de foi : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Je suis musicien et aucune musique du monde ne m’indiffère ».
Entendre Jordi Savall maître d’œuvre de l’exaltant Oratorio de Noël de Bach, c’est participer à l’harmonie universelle (titre de deux albums déjà anciens), au chant du monde, au-delà des soubresauts et des douleurs. C’est exalter la fraternité souffrante, participer à la compassion devant l’enfant migrant, l’esclave torturé, la minorité exclue. La seule présence de l’homme de paix et de musique, humble au milieu de tous, unus inter pares même du haut de son estrade, suffit en effet à convoquer sur la scène, dans la salle devenue théâtre du monde et creuset de civilisations tous ceux dont il a servi la cause, ici réunis dans le même geste artistique. Aussi le climat du concert, malgré la joie célébrée, se teinte-t-il, en ces temps de guerre et de souffrances, de gravité, de solennité.
De Jordi Savall, humble et secret, calme et élégant, émanent, non point une aura ou une lumière – rien de mystique dans cette évidence – mais une harmonie, accomplissement d’une vie d’homme de bien. En cela il rejoint Bach et l’esprit de ses cantates de Noël.
De cette célébration lumineuse, quelle émotion inscrire ? La dédicace initiale, sobre et pénétrée, de Jordi Savall aux victimes d’une « agression horrible et inhumaine » en Ukraine, l’allégresse des timbales avant l’entrée du chant, la ferveur dynamique du Chœur d’entrée, l’entrelacs des voix du hautbois, du violon et du contreténor Key’mon Murrah, si prenante pour chanter la joie d’une naissance ou l’innocence du sommeil de l’enfant, la noble douceur de l’évocation de la crèche par le baryton basse Kamil Ben Hsaïn Lachiri. Plus loin, le généreux ténor Valentin Thill, par ailleurs évangéliste éclairé, dialogue dans l’émotion partagée avec la flûte traversière pour inviter les bergers à accueillir la joie dans leurs cœurs. En Ange apaisant, ou en duo, la soprano Laurie Smirnov Hamiche est, malgré une projection trop confidentielle, voix de pureté et de lumière. Grand chœur d’opéra, la phalange vocale du Capitole préparée par Gabriel Bourgoin, manifeste ses qualités habituelles de cohésion, d’expressivité, d’énergie que tempère une juste tendresse. Le Choral de la deuxième cantate s’épanche avec simplicité et ardeur. Le bien nommé Concert des Nations convainc toujours par la richesse de ses couleurs, leur claire fusion, le goût fruité de ses sonorités, la sûreté de ses rythmes, entre élan et berceuse, le pittoresque pastoral de ses timbres, la chaleur de la communauté de ses solistes virtuoses. La Symphonie qui ouvre la deuxième cantate dans un tempo idéal est un modèle de sérénité, de plénitude sonore et spirituelle.
Emu par la ferveur des applaudissements, Jordi Savall associe au succès tous ceux qui ont participé à cette fête musicale qu’il aura animée, dont il aura été l’âme fraternelle.
Jean Jordy
Jordi Savall, Direction musicale, Laurie Smirnov Hamiche, Soprano, Key’mon Murrah, Alto, Valentin Thill, Ténor, Kamil Ben Hsaïn Lachiri, Basse, Le Concert des Nations, Chœur de l’Opéra national du Capitole, Chef des Chœurs Gabriel Bourgoin.