Didier Lallement, ex-préfet de police haï d’une partie de la gauche et des « Gilets jaunes », publie un livre d’entretien avec le journaliste Jean-Jérôme Bertolus. Avec un titre directement emprunté à Léon Trotski, révolutionnaire bolchevik fondateur de l’Armée Rouge : L’ordre nécessaire. Une lecture surprenante où se lisent les paradoxes d’un fonctionnaire de l’ombre qu’on sent attiré par la lumière… et par la politique.
Didier Lallement vient d’être remplacé à la préfecture de police de Paris après trois ans et demi de bons et loyaux services. Un « mandat » marqué par des crises intenses : incendie de Notre-Dame, attentat terroriste commis au sein même de la préfecture, fiasco du Stade de France le 28 mai 2022… Et inauguré par la jacquerie des Gilets jaunes.
« Mon devoir, c’est de faire de l’ordre » (Clémenceau)
C’est en mars 2019, après le saccage du Fouquet’s, prestigieux restaurant des Champs-Élysées, durant l’Acte XVIII de la révolte jaune, que le gouvernement nomme Didier Lallement à la préfecture de police de Paris. Il y arrive précédé d’une solide réputation sur laquelle le livre ne revient pas : « Dis-donc, il parait qu’on m’envoie un nazi ? » avait ironisé Alain Juppé, l’ancien maire de Bordeaux lorsque Lallement avait été nommé préfet de police de la Gironde quelques années plus tôt.
De fait, Didier Lallement ne déteste pas les oripeaux du « massacreur » à la Jules Moch : il a été choisi pour « rétablir l’ordre », il a donné consigne à ses troupes « d’aller au contact », il l’assume. Le mouvement de 2018-2019 a été réprimé à grands coups de blessures par lanceurs de balles de défense (LBD, également appelés « flashballs ») et d’embastillements, nul ne saurait le contester — l’un des membres du comité de rédaction de Commune a dû être hospitalisé pour avoir été touché à la tête par un projectile policier sur « la plus belle avenue du monde ».
Qu’en dit aujourd’hui Didier Lallement ? Il souffle le chaud et le froid. Des violences commises par certains policiers ? Elles existent, oui, mais leurs auteurs ont des excuses, plaide en substance l’homme inlassablement décrit comme « à poigne ». La police s’est retrouvée seule sur la scène face à la tempête, elle a dû gérer cette crise alors que le personnel politique, haï et décrédibilisé, avait fui le théâtre des opérations.
Quid du LBD, dont le Défenseur des droits Jacques Toubon lui-même réclamait l’interdiction ? Il serait devenu « beaucoup moins nécessaire ». « On tire maintenant très peu au LBD. Sa précision est de toutes les façons trop aléatoire. Vous pouvez effectivement blesser des gens, sans forcément maîtriser la foule. Il faut conserver les LBD, mais pour des situations exceptionnelles, qui ne sont pas le quotidien des manifestations. »

Robert Laffont, 270 pages, 19€
Un adepte maladroit des bons mots
Didier Lallement revient sur l’altercation filmée qui l’avait opposé à une femme disant soutenir les Gilets jaunes : « Nous ne sommes pas dans le même camp, madame ! », lui avait-il alors répliqué d’un ton hautain. Face au scandale, Emmanuel Macron l’avait discrètement désavoué par après (« La police n’est pas d’un camp »). Mais aujourd’hui, le préfet persiste et signe. Il n’est pas de ceux qui acceptent qu’on déboulonne les statues et qu’on salisse les forces de sécurité : « J’exècre la bien-pensance ». À plusieurs reprises au cours du livre, ce « fana mili » (civil passionné par tout ce qui a trait au monde militaire, dans le jargon) tient à insister sur son rejet total de toute « repentance ».
Est-ce pour cela qu’il n’évoque pas non plus son énorme gaffe intervenue lors du premier confinement, au printemps 2020 ? Le 3 avril, le préfet de police avait pontifié, l’air ravi, devant les caméras : « Ceux qu’on trouve aujourd’hui dans les services de réanimation sont ceux qui n’ont pas respecté le confinement ». Un propos aussi faux que maladroit au moment où le pays était à cran. L’homme à la grande casquette avait dû s’excuser publiquement. Les observateurs de l’époque ne pouvaient que s’étonner des paradoxes d’un fonctionnaire de l’ombre prompt aux démonstrations médiatiques, affichant volontiers sa personne et ses idées, heureux de faire des bons mots, bref d’attirer la lumière… jusqu’à l’excès.
La police, une maison en difficulté
Mais dans L’Ordre nécessaire, Lallement joue au vieux sage. À 66 ans, il a « l’âge d’être grand-père ». Il propose une vision pessimiste de la société. Y a-t-il un « ensauvagement », comme le disent les milieux les plus radicaux de la droite ? Oui, répond l’ex-préfet, non pas au sens d’un retour à la sauvagerie, mais à celui d’une perte de l’autodiscipline, et surtout du respect devant l’autorité.
En retour, il pointe un « repli sur soi » de la police : « Le policier vit de façon décalée, compte tenu de sa mission, de ses horaires, et du faible niveau de sa rémunération, qui l’oblige souvent à habiter dans des endroits où il se sent discriminé. Les policiers ne se sentent plus en sécurité qu’au sein des leurs ».
Avec le système « syndicalo-RH », la logique d’affectation des policiers semble similaire à celle des enseignants : les zones les plus difficiles sont celles où on envoie les débutants, les fonctionnaires expérimentés ayant le droit à des promotions dans des lieux plus tranquilles. Une anomalie à renverser, d’après l’ex-préfet. « Peu de personnes veulent réaliser toute leur vie professionnelle en Île-de-France. C’est plus cher et plus dur. »
Au fil du livre, Lallement apparaît comme attaché au droit de manifester. Non pas comme le font les Gilets jaunes, agglomération d’individus décrits comme sans principe, mais à l’ancienne, façon cortège syndical. Il souligne à ce titre le rôle pervers des black blocks et des casseurs dans les défilés : « J’ai presque envie de dire : vivement le retour du Parti communiste ! ».
Enfin, facette séduisante du personnage, celui-ci refuse de façon inflexible la tyrannie de l’émotion, du tribunal médiatique et des lynchages via les réseaux sociaux. Dans l’affaire des violences commises par des policiers sur le producteur de musique Michel Zecler, il assume d’avoir octroyé la protection fonctionnelle aux fonctionnaires mis en cause : tout le monde a droit à la défense devant les tribunaux, même face au rouleau-compresseur du scandale. Rien ne remplace à ses yeux l’enquête et l’autorité judiciaire, et certainement pas les procureurs militants et autres spécialistes télévisuels de l’indignation.
Un anti-Le Pen pro-Darmanin
Le promoteur de « l’ordre nécessaire » — que les huiles de la NUPES décrivent allègrement en « facho » — ne se montre pas aveugle devant la montée de l’extrême droite. Si Marine Le Pen avait gagné l’élection, il ne se serait selon lui rien passé, et certainement pas une rébellion populaire. « Marine Le Pen aurait aussi bénéficié de nombreux ralliement au sein de l’État. Pas le mien, en tous cas. Si elle avait été élue, j’aurais aussitôt quitté la haute fonction publique. » Il est vrai que Didier Lallement, avare de compliments sur son premier ministre de tutelle Christophe Castaner, multiplie en revanche au fil des pages les déclarations d’estime à Gérald Darmanin.
La ligne politique musclée de l’actuel locataire de la Place Beauvau est-elle efficace ? Que penser des surenchères du Rassemblement National ? Selon l’ex-préfet, à Paris, « un délit sur deux est commis par un étranger, dont beaucoup sont en situation irrégulière. Ils sont à l’origine de 90 à 95 % des vols à la tire. » Les migrants seraient en réalité très peu expulsés, les pays d’origine des personnes en situation irrégulière n’acceptant guère le retour de leurs ressortissants (dont la nationalité peut d’ailleurs être complexe à établir). « Les dirigeants politiques qui expliquent qu’ils vont faire des charters ne disent pas comment ils les feront atterrir. » On le voit, Didier Lallement préfère positionner le débat à un niveau purement… logistique.
Il y a dix jours, celui-ci affirmait pourtant : « Je suis historiquement un homme de gauche ». Alors une fois ce livre instructif refermé, on se demande encore quelle y est la part de la sincérité et celle du calcul, où se situe l’aiguille entre exercice de vérité et rapport complaisant d’autojustification.