Édition, censure et logique de marché : Le cas exemplaire de Roald Dahl  

Un classique incontestable et dérangeant

Est-il besoin de présenter Roald Dahl, ce géant de la littérature enfantine ? Ecrivain prolifique adoré des enfants d’âge scolaire, et plus particulièrement des pré-adolescents et adolescents, il s’inscrit dans une longue tradition typiquement anglaise du conte drolatique, parfois à la limite du nonsense, toujours avec une bonne dose de férocité. Avec son illustrateur Quentin Blake, il a formé un duo particulièrement créatif. Du recueil de devinettes bouffonnes aux récits versifiés en passant par des contes délibérément peu édifiants, ces productions, dont certaines ont été adaptées à l’écran,  doivent largement leur succès au fait qu’elles éveillent l’intelligence critique des jeunes lecteurs, les aident à prendre des distances par rapport à la normativité ambiante de la famille et de l’école, favorisent la constitution d’un imaginaire autonome. Ces histoires fantastiques partent du réel, celui des mots crus et des représentations conventionnelles, pour les dépasser en les caricaturant.   

Sans doute est-ce le lieu de souligner le côté complètement atypique du parcours qui a mené Dahl à ce type de littérature : militaire, il a baroudé de la Tanzanie à la Grèce pendant la seconde guerre mondiale, où il a été gravement blessé. Il a aussi été mêlé à des activités de renseignement militaire.  Il a par la suite consacré beaucoup de temps à la rééducation de sa femme, frappée par un AVC. Amené à la littérature par Ian Fleming, l’auteur des James Bond, il semble qu’il ait abordé la littérature pour la jeunesse avec tout un vécu de férocité et de de brutalité de la vie. Cela explique peut-être, sans les excuser, les propos antisémites qu’il a tenu sur le tard, notamment dans le cadre d’un conflit avec son éditeur. Non, comme on l’a souligné, « Dahl n’était pas un ange ». 

Une marchandise comme une autre

Après sa mort, survenue en 1990, son éditeur Puffin, filiale de la célèbre maison d’édition Penguin Random House, a acquis l’intégralité des droits sur l’ensemble de son œuvre. Penguin a été rachetée à son tour par Netflix, géant états-unien de la communication basé à la Silicon Valley. On n’en finirait pas d’énumérer les possessions de Netflix : un monstre en comparaison duquel ceux de Dahl font piètre figure. Bref, l’œuvre de Dahl est devenue une marchandise et son nom une marque.  

Et c’est là que tout se joue : inquiet d’un léger tassement des ventes, Netflix a demandé à Puffin de « dépoussiérer » les livres de Dahl en vue de leur réédition. C’est une pratique habituelle aux Etats-Unis, notamment dans le domaine du cinéma : tirer jusqu’au bout tout ce qu’on peut d’une formule qui a marché. C’est ainsi que le film de Robert Altman Mash a été suivi d’une interminable série télévisée. (On a eu en France quelques exemples de cette façon de faire, par exemple avec les diverses tentatives pour renouveler La Cage aux folles, sans grand succès). S’agissant de l’œuvre d’un écrivain, de surcroit décédé, la pratique est différente. Il s’agit bel et bien de modifier son texte. 

Mais modifier quoi ? C’est là que les dogmes entrent en scène. Netflix a considéré que la très relative désaffection dont Dahl était l’objet était due non pas à l’œuvre du temps mais à la présence dans ses histoires de « scories » propres à heurter la sensibilité d’une nouvelle génération de parents et d’enfants, supposés « wokes » et de ce fait hypersensibles à tout ce qui pourrait froisser la susceptibilité des femmes et des « minorités » : gays, gens de couleur, handicapés physiques ou mentaux, obèses, etc.  Puffins a donc confié à une équipe de « sensitivity readers » (relecteurs en charge des questions de sensibilité », pourrait-on traduire) le soin de relire toute l’œuvre de Dahl et d’y apporter les modifications propres à le mettre aux normes. Ce qui était dès le départ une trahison de l’auteur et de son public. 

Psychologie à l’eau de rose et normalisation  

Le résultat ? Il est tout simplement ridicule. Outre-Manche, mais aussi aux Etats-Unis, on en fait des forges chaudes. Voici un florilège qui est loin d’être exhaustif : 

– Les mots « fat » (gros), « crazy » (fou), « idiot » (comme en français), « ugly » (laid) sont supprimés. 

– La phrase « he had a queer feeling » (il eut une impression bizarre) est remplacée par « he had a strange feeling », pour ne pas heurter la sensibilité des LGBT, « queer » étant par ailleurs un mot argotique employé pour désigner les homosexuels. 

– Les « hommes nuages » sont remplacés par « les gens nuages ». 

-« Female » (certes sexiste, mais pas autant que le mot « femelle » en français) est remplacé par « femme ». 

– Les femmes ne sont plus des « caissières de supermarchés » mais des cheffes d’entreprises. 

– Elles ne lisent plus le colonialiste Kipling ni le très viril Joseph Conrad, mais Jane Austen et le progressiste John Steinbeck. 

– Le mot « black » (noir) est souvent supprimé, même dans des contextes où il n’est pas question de couleur de peau. 

– Dans Jane et la pêche géante, l’évocation de la tante Spiker, « mince comme un fil et encore plus sèche qu’un os » laisse la place à « la tante Spiker était toujours la même »… 

– Dans « Les Sorcières » (l’une des plus célèbres nouvelles de Dahl), les relecteurs ont été confrontés à une tâche surhumaine : comment décrire une sorcière sans que quelqu’un risque de s’y reconnaître ? Les sorcières n’ont donc plus de nez crochus ni de doubles mentons, elles ont tous leurs doigts et ne portent pas de perruques, car n’est-ce pas, comme l’a argumenté un partisan des modifications, « un enfant dont la maman porte une perruque suite à une radiothérapie pourrait être traumatisé et subir des discriminations ».  

Une polémique à fronts renversés

Au total, ces modifications, d’abord présentées comme marginales et respectueuses de l’essentiel, se comptent par centaines. De quoi susciter un tollé qui a surpris Puffin et Penguin Random House. D’autant plus que c’est le très conservateur Daily Telegraph qui a sorti l’affaire, manifestement ravi de dénoncer la menace que la « gauche intersectionnelle » et la « bien-pensance » font planer sur la liberté d’expression. Et peu importe si ce sont les déréglementations ultralibérales menées sous l’ère Thatcher qui ont totalement soumis l’édition aux lois du marché capitaliste. Le Premier Ministre conservateur Rishi Sunak n’a pas laissé passer l’occasion de se solidariser avec l’écrivain Salman Rushdie pour dénoncer « une atteinte inacceptable à la liberté d’expression ». 

Car de son côté, la gauche, très engagée dans la lutte contre les discriminations, cherche à tenir les deux bouts de la chaîne, dénonçant la concentration capitalistique de l’édition, mais pour le reste davantage la méthode employée que le principe même des modifications. Une chroniqueuse du Guardian, journal étiqueté « libéral », croit pouvoir résumer la situation à un débat entre les « nostalgiques », dont elle affirme faire partie, et les « réalistes » confrontés à des impératifs de rentabilité.  Elle aussi accepte comme allant de soi le dogme d’une nouvelle génération massivement préoccupée des questions de genre et de discrimination. Et ne semble pas s’inquiéter de ce que cette pudibonderie et ce refus de prendre en compte le réel social révèlent d’une société qui se méfie de ses propres enfants et cherche à les protéger à la fois du rêve et de la vérité. 

Un « Happy End » ? 

Suite au tollé, la maison Puffin a pris la décision de rééditer l’édition traditionnelle parallèlement à l’édition expurgée, soulignant non sans complaisance son aptitude à tenir compte des critiques et le bénéfice intellectuel que certains lecteurs trouveraient à comparer les deux versions. Ce débat, selon la directrice générale de la maison d’édition, est révélateur de la capacité d’un grand écrivain à parler y compris à une génération nouvelle. Des mots bien creux au pays de Shakespeare, classique s’il en est et dont le langage cru, la misogynie et autres préjugés du temps sont pris pour ce qu’ils sont : des parties secondaires, mais inséparables du tout, et qu’une vraie lecture critique se doit de replacer dans leur contexte.  

Surtout, en dédoublant l’édition de Dahl, Puffin espère gagner sur les deux tableaux, celui du classicisme et celui de la pudibonderie. Reste à savoir si le public woke et bien-pensant est aussi important, influent et structuré que certains se le représentent. On risque d’avoir des surprises. 

Pour certains malheureusement, l’offensive puritaine et wokiste ne fait que commencer. On s’en prend à des tableaux, à des spectacles, non sans avoir prévenu cameramen et photographes. Le prétendu désir d’inclure se révèle dans les faits être une pratique délibérée de l’exclusion, avec la volonté élitiste de faire les choses à la place des gens et sans eux. Pensons aux écrivains français les plus classiques, que resterait-il d’eux une fois passés à la moulinette de l’intersectionnalité ? Presque tous sont sexistes, ils sont pour le port des armes, Molière se moque des malades et Balzac des paysans. Du travail en perspective pour nos « sensitivity readers » en gestation. 

Jean-Michel Galano