Redécouvrir Tarass Chevtchenko, poète ukrainien

Il fut un temps, en Ukraine,

Où les canons grondaient ;

Il fut un temps où les Zaporogues

Savaient régner.

Ils régnaient et gagnaient

Leur gloire et leur liberté.

La réédition chez Seghers d’un choix de poèmes de Tarass Chevtchenko sous un nouveau titre, « Notre âme ne peut pas mourir », permet de redécouvrir l’œuvre du plus grand poète romantique ukrainien, l’un de ceux – après Ivan Kotliarevsky et Grigori Kvitka-Osnovianenko – à avoir fixé la langue ukrainienne littéraire en élaborant son alphabet. Pourquoi redécouvrir ? Parce que ce recueil, traduit par Eugène Guillevic (avec l’aide de Wladyslaw Pelc), présenté par Maxime Rilsky et Alexandre Deitch, aujourd’hui préfacé par André Markowicz, date… de 1964. Il était alors paru dans la fameuse collection des « Poètes d’aujourd’hui » (n°110) et il faut croire qu’il était passé inaperçu de la plupart puisque l’on n’en parle que soixante ans plus tard !  Il aura fallu la guerre russo-ukrainienne pour que Chevtchenko (1814-1861), brandi, de nos jours, sous toutes les formes par les patriotes ukrainiens (sur des tee-shirts et des affiches, et même en treillis militaire armé d’un fusil d’assaut), éveille l’intérêt de la presse et des cercles culturels occidentaux : on a diffusé des photographies de son buste à Borodianka, mitraillé par des soldats russes durant leur retraite et le Grand Palais à Paris (après Toronto) accueille une exposition (« immersive », comme il se doit) : « Ukraine : une année de résilience, une culture de résistance » où des œuvres peintes du poète, conservées au musée à son nom à Kiev (créé en 1927), ont servi à un environnement d’images projetées. Le paradoxe veut que cette reconnaissance française tardive d’« un Pouchine de l’Ukraine » (Aragon) coïncide avec le déboulonnage des statues de Pouchkine, justement, dans les villes du pays, et de la proscription de la langue russe dans les universités, réponse décalée à l’oukase de Pierre 1er interdisant l’usage de la langue ukrainienne après la défaite des armées suédo-ukrainiennes face à la Russie, comme aux décrets de Nicolas 1er et d’Alexandre II qui l’aggravèrent. Bien que l’un des plus grands écrivains ukrainiens, Nicolas Gogol, n’ait écrit qu’en russe – ce dont Vladimir Nabokov, célèbre Russe émigré, hostile à la Révolution de 1917, se félicitait (« Il faut remercier le destin, qui a fait en sorte que Gogol ne se tourne pas vers le dialecte ukrainien comme moyen d’expression, car alors, il aurait été perdu »). C’est, qu’en effet, le « retour » de la langue et de la culture ukrainiennes au XXe siècle date de l’émancipation de l’Ukraine de l’empire russe, disloqué par les révolutions de 1917, puis son intégration à l’URSS comme république (1922). Cela devrait permettre de distinguer, dans l’histoire de la Russie, la période soviétique de la période tsariste – dont se réclame le président Poutine dans sa guerre de conquête, en particulier avec le règne de Pierre 1er – car, quels qu’aient été les méfaits et les crimes de la période stalinienne à l’endroit de l’Ukraine, et les avancées et reculs en la matière (alternances d’ukrainisation et de russification), sa culture fut reconnue et diffusée. Chevtchenko était largement traduit en russe – et dans d’autres langues de l’URSS (42 au total !) –, publié en millions d’exemplaires, et, après un premier film, en 1926, dû à Piotr Tchardynin (aux studios d’Odessa), on lui en consacra en 1951 un second (en couleur), réalisé aux studios Dovjenko par Igor Savtchenko, avec Sergueï Bondartchouk dans le rôle-titre (en français le film fut aussi appelé Les Chaînes brisées). Alors que sous le tsar Nicolas 1er (par ailleurs « roi de Pologne » et « grand-duc de Finlande »), figure par excellence du conservatisme russe d’ancien régime (« autocratie, orthodoxie et génie national »), Chevtchenko est persécuté, censuré, arrêté, déporté, interdit d’écrire et de peindre, intégré de force à l’armée impériale, son combat pour l’identité ukrainienne, contre le servage et le régime tsariste en firent un emblème des valeurs révolutionnaires à l’époque soviétique.

Chevtchenko naquit en 1814 à 150 kilomètres de Kiev, au sein d’une famille de serfs. Orphelin à 12 ans, berger puis serviteur d’un sacristain – qui lui apprit à lire et écrire –, il se passionna pour le dessin et le chant populaire des kobzars, ces chanteurs errants souvent aveugles passant de village en village, exaltant les combats passés des Cosaques en s’accompagnant du kobza, sorte de vielle ou bandoura. Adolescent il fut recruté comme « petit laquais » par un seigneur russo-allemand qu’il suivit à Vilnius puis à Saint-Pétersbourg. C’est dans cette ville que son intérêt pour la peinture et la poésie (qui lui valut d’abord d’être fouetté par son maître) put se déployer au contact d’artistes qui s’efforcèrent de le faire affranchir et y parvinrent en réunissant la somme de 2500 roubles nécessaire à son rachat. Il put dès lors accéder à l’Académie des Beaux-Arts et devint un portraitiste apprécié. Sa lecture des poètes russes, polonais, français l’amène aussi à écrire lui-même de plus en plus et à évoquer sa terre natale et les combats du peuple ukrainien contre la noblesse polonaise et la tutelle russe. En 1840, paraît un premier recueil intitulé Kobzar dont son ami le peintre V. Chternberg dessine la couverture. Quand, quelques années plus tard, lié à des cercles « libéraux » (c’est-à-dire révolutionnaires), proche des Décembristes, il écrit le poème Le Rêve, sa verve satirique et épique s’est développée. Il y évoque le monceau d’ossements de travailleurs sur lequel a été édifiée la ville de Saint-Pétersbourg, se moque des « seigneurs ventrus » et du petit-père le tsar, bourreau des peuples. Dans Caucase (1845) il écrit que « Du Moldave jusqu’au Finnois /On se tait dans tous les dialectes ». Revenu en Ukraine, il participe à la confrérie Cyrille et Méthode qui préconise l’alphabétisation des peuples slaves et l’abolition du servage et écrit des poèmes de révolte circulant clandestinement qui conduisent à son arrestation en 1847 et à sa déportation, dix ans durant, avec recommandation expresse du tsar de l’empêcher d’écrire et de dessiner. L’interdiction sera transgressée, le régime du proscrit allégé dans un premier temps puis aggravé, jusqu’à sa libération sous Alexandre II en 1857. Dans le « journal » qu’il tient (en russe), il conclut cette période par ces mots : « Il me semble que je suis exactement le même qu’il y a dix ans. Pas un seul trait de mon caractère n’a changé. Est-ce bien ? Oui… ».

Demeurant interdit de Saint-Pétersbourg, il part pour Nijni-Novgorod en bateau sur la Volga, lit les écrivains progressistes dont il avait été privé – comme Tchernychevski, Herzen –, découvre Béranger, Victor Hugo, les Encyclopédistes et préconise aux écrivains de « prête[r] [leur] voix à cette pauvre populace, sale et souillée ! À ces parias outragés privés de parole ! » (Journal), proclamant lui-même : « Je porterai aux nues/Les esclaves, les petits, les muets/En garde fidèle parmi eux/Je porterai la parole… ». Admis à nouveau dans la capitale, une année plus tard, il fréquente les cercles démocratiques et révolutionnaires et publie des poèmes politiques appelant à « aiguiser le tranchant de la hache » pour « réveiller » la liberté. Surveillé par la police il est arrêté une nouvelle fois lors d’un séjour en Ukraine, accusé de propos subversifs et libéré sous la condition de ne plus se rendre dans son pays. Une nouvelle édition du Kobzar paraît alors, censurée dans les passages les plus violents, tandis qu’il s’adonne à la gravure, moyen de propager ses dessins sur la vie des opprimés au plus grand nombre.

En 1876, Émile Durand publiait dans La Revue des Deux-Mondes une longue étude sur Chevtchenko (« Le poète national de la Petite-Russie ») avec plusieurs traductions de ses poèmes. L’un, « Marianne », témoigne bien du lien qu’il a noué avec la poésie orale des kobzars. On y met en scène l’arrivée d’un de ces chanteurs et musiciens itinérants, un vieil aveugle : « Regardez, fillettes, – le kobzar ! voilà le kobzar ! – Et toutes, se hâtant, – laissant là les garçons, courent – à la rencontre de l’aveugle. – Vieux père, cher cœur, mon petit ramier, – chante-nous quelque chose ! – Je te donnerai du gâteau ; moi, des cerises ; – moi, de l’hydromel pour te rafraîchir… Chante-nous quelque chose ! (…) Ils s’assirent. Le vieillard défit son sac, – et en tira la kobza. Deux ou trois fois – il fit résonner les cordes… – Que chanterai-je ?.. Attendez… – La brune Marianne… – L’avez-vous déjà entendue ? Non ? – Alors, écoutez, fillettes, – et rentrez en vous-mêmes… ». Cette entrée en scène du barde et de ses auditrices introduit à une narration à rebondissements dont on devine qu’elle peut donner lieu à de multiples variations avant de s’achever dans la mélancolie.

Dans ses Littératures soviétiques (Denoël, 1955) comme dans ses articles des Lettres françaises, Aragon a plusieurs fois, à son tour, célébré le transcripteur des chants populaires des kobzars, le passeur de l’oral à l’écrit. Mais aussi l’auteur des Haidamaks (poèmes épiques consacrés à l’insurrection paysanne ukrainienne de 1768) dont il a fait le fondateur de la littérature ukrainienne (dans « Intermezzo ukrainien », les Lettres françaises n°558, 24 février 1955, pp. 1 et 10) et un modèle pour les écrivains contemporains (dans « Temps nouveaux », LF no 559, 3 mars 1955). L’entreprise de Guillevic, qui s’explique en détail sur ses choix de traduction dans le recueil des « Poètes d’aujourd’hui », s’inscrivait assurément dans le cadre de cette curiosité pour l’essor des littératures des diverses républiques d’URSS qu’il serait injuste d’oublier aujourd’hui. C’était alors avec l’aide matérielle de la République socialiste d’Ukraine et de l’Unesco qu’avait pu être menée à bien cette édition. Pour le bicentenaire de la naissance du poète, l’INALCO a organisé deux journées Chevtchenko en mars 2014, avec la publication, deux ans plus tard, d’un numéro de la revue Slovo entièrement consacré au poète (n°45-46). En 2015 les éditions Bleu & Jaune ont publié une traduction de la première édition du recueil de 1840, Kobzar, qui devait être suivie d’autres et même des œuvres complètes qui manifestement tardent à voir le jour.

Concluons avec les extraits d’un poème patriotique mais qui révèle aussi le goût de Chevtchenko pour la peinture – en l’occurrence, une dramaturgie des couleurs (vert, noir, rouge) – et pour cette oralité dialogique se faisant ici prosopopée.

Pourquoi, champ vert, pourquoi

Es-tu devenu noir ?

– Je suis devenu noir

De tout le sang versé

Là pour la liberté.

Près de Berestetchko[1]

Sur de nombreuses lieues,

Les glorieux Zaporogues

M’ont couvert de leurs corps

Et les freux à minuit

À leur tour m’ont couvert.

Ils arrachent les yeux

Des cosaques tombés

Mais refusent les corps.

Je suis devenu noir

Pour votre liberté…

Moi je reverdirai

Mais vous ne verrez plus.

(Kos-Aral, 1848)


[1] Une des plus grandes batailles terrestres entre Polonais-Lituanie et Cosaques et paysans ukrainiens secondés par des Tatars de Crimée en juin 1651 dans la province de Volhynie.

François Albera