Le ténor autrichien Nikolaï Schukoff nous a accordé pour Commune un entretien – il est parfaitement bilingue – pendant les répétitions de Tristan et Isolde au Capitole de Toulouse qu’il chante du 26 février au 7 mars 2023. Il revient sur ses rôles wagnériens et analyse leurs singulières beautés et leurs réelles difficultés. Et se dessine peu à peu une sorte d’art poétique du chant wagnérien, à la fois technique et sensible, et toujours émouvant.
Commune : Si ma recension est bonne, vous avez déjà chanté, avant le Tristan pour prise de rôle, dans six opéras de Wagner : Lohengrin, Parsifal, – rôles titres -, L’Or du Rhin (rôles de Loge et Froh ), La Walkyrie (Siegmund), Le Crépuscule des Dieux (Siegfried) , Le Vaisseau fantôme (rôle d’Eric). En quoi votre voix et votre conception de votre métier de chanteur se prêtent-t-elles à cet univers et à cette musique ?
Nikolaï Schukoff : Pour plusieurs raisons peut-être. Ma voix est barytonnante. J’ai commencé à chanter en qualité de baryton. Et pour les rôles wagnériens, comme par exemple Parsifal, il faut avoir un médium assez riche. C’est aussi ma langue maternelle, l’allemand. Et chez Wagner, il faut interpréter le texte et les différentes couches qui le sous-tendent et qui se glissent entre la musique et le texte. Et là réside une de mes passions : interpréter cette richesse, rendre sensible cette épaisseur. Il est nécessaire de ciseler le texte. Chez beaucoup de compositeurs, c’est 2 D ; chez Wagner c’est 3 D, en trois dimensions, ou même 4 D.
Commune : Qu’est-ce qu’un heldentenor ou ténor héroïque ? Cela se mesure en termes de tessiture, de puissance vocale, de couleur ?
Nikolaï Schukoff : Je chante en effet dans cette catégorie, les rôles de ce fach comme on dit en allemand, dans cette classification vocale qu’on peut nommer heldentenor : tous les rôles de ce « classement » sont des héros. S’il fallait classer plus finement encore, on pourrait parler de jugendlicher Heldentenor « jeune ténor héroïque » ». Mais, à 54 ans (il rit), peut-on encore parler de « juvénile » ? Probablement oui. Je me sens plutôt comme un ténor dramatique mais dans le bon sens de drame, et nonpas un quelqu’un qui fait beaucoup de bruit.
Commune : Votre voix évolue nécessairement : elle est de plus en plus à l’aise dans des rôles qui réclament des aigus. Quels Wagner deviennent-ils moins adaptés, lesquels deviennent-ils plus évidents ?
Nikolaï Schukoff : De plus en plus, avec l’âge, j’ai l’impression que je chante de mieux en mieux les rôles wagnériens, soit aigus, soit dramatiques. Je ne suis pas un chanteur qui perd les aigus. C’est même plutôt l’inverse. Après une répétition de mon premier Parsifal à Munich, un grand baryton qui chantait souvent à Bayreuth m’a dit : « Chapeau, mon jeune ami. Je ne pensais pas que tu le chanterais aussi bien. Mais promets-moi quelque chose ». Volontiers, lui ai-je dit. « Il faut que tu apprennes à chanter ». C’était quasiment une insulte pour moi. « Non, non, m-at-il rassuré. Comprends-moi bien. Maintenant, tu chantes beaucoup avec ta jeunesse. Mais quand tu auras mon âge, la technique doit être en béton. Avec l’âge, le corps ne marche plus comme avant ». Et il avait raison. Il faut travailler tout le temps sur la technique pour que tout devienne plus facile. Et on peut ainsi avancer dans la carrière, et tenir. Car il y a, c’est normal, beaucoup de jeunes chanteurs, de jeunes ténors qui sont là pour prendre la place. Et quand la technique stagne, les petits défauts peuvent s’accroitre et s’installer assez vite. Et je continue à travailler mon chant. Pendant 20 ans, j’ai travaillé seul, avec ma propre « cuisine ». Mais depuis quelques années, je travaille avec le même professeur, Deborah Polaski, une grande Elektra, une grande Isolde, une grande Brunhilde.

Commune : Qu’est ce qui est fascinant quand on chante Wagner ?
Nikolaï Schukoff : Moi, je vois Wagner toujours comme le père de la musique de film. Et ce n’est pas péjoratif, bien au contraire. Tout dans sa musique est pittoresque, plein d’images. Les premiers opéras sont encore très influencés par Bellini que Wagner admirait. Le Vaisseau fantôme par exemple, c’est encore du belcanto. Mais par la suite, il a évolué. Et dans Tristan ou le Ring, quand on écoute cette musique, continuellement des images se créent. La voix et l’interprétation sont là pour aider à créer ces images : c’est au cœur de mon rôle de chanteur. Cette dimension, on ne la trouve pas chez Puccini par exemple. On trouve de belles mélodies certes. Mais pas cette puissance évocatrice. Dans Das Rheingold (L’Or du Rhin), le rythme des marteaux fait voir la multitude des petits nains qui martèlent. Ou encore Wagner donne à voir l’approche des Géants (il fait entendre en chantant l’entrée pesante des Géants). Cette musique stimule l’imagination et la voix des chanteurs doit aider à voir cet univers.
Commune : Et qu’est ce qui fait de Wagner un compositeur difficile à chanter ?
Nikolaï Schukoff : Il faut avoir une certaine puissance dans la voix pour percer l’orchestre et une grande endurance. Quand Isolde a fini le premier acte, elle a chanté plus qu’une autre soprano dans deux opéras. Identiquement pour Tristan à l’acte III.
Commune : Quelle a été votre première rencontre avec Wagner : Un disque ? Un spectacle ? Un personnage ?
Nikolaï Schukoff : À la maison, on n’a pas écouté Wagner. On pouvait écouter 24h sur 24 de la musique classique. Mais pas de Wagner, pas de Bruckner. Mon père n’était pas davantage grand fan de Beethoven. Un peu de Mahler. J’ai surtout fréquenté Wagner quand j’étais chanteur à Mannheim où l’on jouait beaucoup de Wagner. C’est là que j’ai chanté mon premier Froh [dans l’Or du Rhin]. Là, j’ai vraiment été stimulé par la musique de Wagner. L’orchestre avait une culture très fine de cet univers : une grande partie de cette formation jouait à Bayreuth pendant l’été. Beaucoup de chanteurs dans la troupe chantaient eux aussi à Bayreuth. Il y avait Franz Mazura, Jean Cox, beaucoup d’autres. J’ai même chanté un petit rôle dans La Dame de Pique dont la Comtesse était l’immense Martha Mödl : elle avait 89 ans. Mon père avait fait la queue pendant des heures pour l’entendre des années auparavant en Isolde. Avant ces premières expériences de chanteur, j’avais bien évidemment écouté Wagner. Mais je ne m’étais jamais confronté à ses rôles. Et je ne savais s’ils seraient un jour pour moi.
Commune : Quels ont été vos premiers rôles ?
Nikolaï Schukoff : Le premier, c’est Alfredo dans La Traviata que j’ai beaucoup chanté après. Puis à Salzbourg Max dans le Freischütz de Weber. J’avais 27/ 28 ans. Puis, et c’est la norme quand on est en troupe, Belmonte [dans L’Enlèvement au Sérail de Mozart] et Canio [dans Paillasse de Leoncavallo] quasiment en même temps. Et j’ai chanté l’opérette. Je dois avouer que chanter les opérettes constitue une excellente préparation pour Wagner. Car elles sont très « orchestrées », demandent une voix forte dans le medium. Et l’articulation du texte impose un grand naturel, sans grossir artificiellement, comme si on parlait. Et cette qualité, elle est essentielle aussi pour chanter Wagner et les grands anciens possédaient cette qualité. [Admiratif et ému, Nikolaï Schukoff nous montre une partie de sa collection d’autographes où figurent photos, signatures et dédicaces de très grands Tristan, d’immenses Isolde, et d’autres voix prestigieuses de l’histoire lyrique ou de chefs légendaires, Karajan, Karl Böhm, Hans Knappertsbusch…]
Commune : En dehors de Tristan, dont nous allons reparler, quel rôle est le plus gratifiant, musicalement ou affectivement ? le plus riche, le plus bouleversant ?
Nikolaï Schukoff : Parsifal d’abord. Et Siegmund que je n’ai pas chanté aussi souvent que Parsifal. Mais c’est un rôle qui me donne un grand plaisir, que je chante sans difficulté, de bout en bout avec une grande joie, et émotion.

Commune : Vous m’avez confié sortir de Parsifal émotionnellement vidé, à la fois exalté et vidé ? Pourquoi est-ce si intense ?
Nikolaï Schukoff : Oui, absolument. Et Tristan c’est pire encore. À l’acte III, lors d’une première répétition, j’ai dû arrêter parce que je fondais en larmes. C’est une musique d’une telle profondeur, d’une telle force qu’il faut faire attention à ne pas être trop dans l’émotion. Et je pense que la fin de Tristan va être pour moi devant le public très intense.
Commune : Quelle a été votre première rencontre musicale avec Tristan ?
Nikolaï Schukoff : Un disque bien sûr. J’étais à l’époque un grand admirateur de Ramon Vinay. J’écoutais tous ses enregistrements, dont évidemment Tristan. Et à Vienne j’ai entendu un Tristan avec la fantastique Hildegard Behrens en Isolde et Heikki Siukola qui chantait Tristan (beaucoup de bruit et tout un demi-ton trop bas).
Commune : Quand avez-vous su que vous chanteriez Tristan un jour ?
Nikolaï Schukoff : Je l’ai su vraiment quand Christophe Ghristi [Directeur musical du Théâtre du Capitole de Toulouse] m’a proposé Tristan. J’avais déjà refusé le rôle, soit parce que je ne le croyais pas pour moi, soit que cela me paraissait prématuré. C’est comme une montagne. C’est un Everest, ce rôle-là. Il faut être très prudent avec ce type de rôles. Quand on le chante mal, tout le monde en parle, et c’est très mauvais pour la carrière. Et quand on le fait bien, tout le monde en parle, et on ne vous proposera plus que ce type de rôle. Il faut le faire au moment de la carrière où on est vraiment certain de ne pas se faire mal. Ma voix maintenant passe mieux l’orchestre qu’à l’époque. Avec tout le travail que je fais.
Commune : Mais vous avez toujours eu une voix qui passait l’orchestre…
Nikolaï Schukoff : Oui. Oui. Mais il y a certaines œuvres dont l’orchestration est colossale, épaisse. Je suis prudent et humble. Des chanteurs croient qu’ils peuvent tout chanter. Vous avez vu tous mes autographes. Ils témoignent de toute l’admiration que j’éprouve pour ces ainés. Je les place sur un socle très élevé. Être un de ces chanteurs me parait un rêve. J’ai toujours peur d’une forme d’imposture. Quand j’ai accepté Tristan, j’ai su que le rôle allait me demander un grand travail. Je l’ai préparé avec le chef de chant du Met de New-York, avec Deborah Polanski et avec Wolfgang Millgramm qui était un Tristan, et qui est le professeur de Ricarda Merbeth.
Commune : Quelles sont les grandes difficultés du rôle de Tristan ? Sa tessiture ? Sa longueur et son évolution ? La langue et le livret ?
Nikolaï Schukoff : C’est la tessiture parfois, parce ce que certains passages sont écrits à la Beethoven qui n’a pas vraiment écrit pour la voix. La tessiture n’est pas extrême, mais il faut faire attention à ne pas trop donner. Il faut chanter léger. Car c’est très tendu. Mais surtout la difficulté de Tristan c’est la longueur. Et la syntaxe qui est souvent très difficile, même pour ceux dont l’allemand est la langue maternelle.
Commune : Comment préserver une certaine fraicheur pour aborder l’acte III ?
Nikolaï Schukoff : Le deuxième acte est empli d’une beauté très lyrique. J’essaie de l’aborder comme Fritz Wunderlich chantait. Bien sûr, il ne chantait pas Tristan. Mais je vise cette souplesse, cette retenue. On ne peut pas exprimer un grand amour quand on hurle. Et l’acte III contient aussi des moments très lyriques, pleins de mélancolie, quand Tristan parle de sa mère, de son père, morts très tôt. Ces moments permettent d’utiliser la voix de façon plus lyrique, ils ne fatiguent pas la voix. Et il faut le faire ainsi.
Commune : Que diriez-vous à un spectateur qui a peur des 5h 10 (avec deux entractes) annoncées pour le convaincre d’oser Tristan ?
Nikolaï Schukoff : La dernière fois que j’ai écouté un Tristan, c’était à Berlin, avec mon compatriote Andréas Schager sous la direction de Barenboim. Au troisième acte, après cinq minutes, j’ai commencé à pleureur, sans m’arrêter. C’était tellement profond, tellement beau et juste. C’est une des forces de cette œuvre-là : elle procure des émotions très fortes. Mais pour convaincre un indécis, il faudrait une préparation : faire écouter le Prélude de l’acte III, puis le Liebestod [la mort d’amour d’Isolde à la fin de l’opéra]. Et pour éprouver un vrai plaisir, il faudrait avoir lu le texte en traduction.
Commune : Parlons de vos références dans le rôle. Avez-vous un Tristan préféré ?
Nikolaï Schukoff : Il y en a beaucoup. Par exemple, Hermann Winkelmann, le créateur de Parsifal, qui a été le premier Tristan à Vienne. Il chantait avec une voix claire, fraiche. Il a chanté à Vienne 175 Tannhäuser, 125 Lohengrin. C’est énorme. J’aime aussi beaucoup Ludwig Suthaus, Max Lorenz et beaucoup d’autres.
Commune : Nous sommes à 12 jours de la première ? Quel est votre état d’esprit ? La peur ? La fébrilité ? l’excitation ?
Nikolaï Schukoff : C’est toujours un cadeau. J’ai réalisé assez tard que j’ai eu le droit et la chance de chanter Tristan.
Commune : Vos projets, wagnériens ou autres ?
Nikolaï Schukoff : Juste après, Parsifal à Barcelone. Avec René Pape, Matthias Goerne, Elena Pankratova. Puis Hérode dans Salomé de Strauss à Berlin.
Commune : Une question qui rappelle votre passion de la photographie. Pour illustrer Wagner ou Tristan, quelle photographie choisiriez-vous ?
Nikolaï Schukoff : Ah ! Oui. [Longue réflexion]. Peut-être une photographie que j’ai faite dans le Lot d’une belle nuit de pleine lune. Sinon, des crépuscules. Pour moi, Tristan c’est un grand horizon. Ou cette île en Normandie avec ce magnifique manoir qui appartenait à Léo Ferré [L’ile du Guesclin]
Commune : Grand merci à vous.
Entretien réalisé par Jean Jordy pour Commune le 15 février 2023
La photographie de paysage qui illustre l’article, choisie intentionnellement, est signée Nikolaï Schukoff.