Soit une famille ordinaire, les Luce. Ou presque ordinaire. Le père est un médecin de province, qui a dû renoncer à une carrière de chercheur qui forcément aurait été brillante. Et son épouse est mère au foyer. Une famille ordinaire dont aujourd’hui, le benjamin, quadragénaire, peut énoncer cette phrase dans laquelle peut se reconnaître tout « enfant adulte » : « Moi, mes parents, c’est quatre jours maximum, après je sature. »

Mais très tôt après leur mariage, ce jeune couple verra son destin forgé par la naissance de leur aînée, Claire, atteinte d’un syndrome congénital au nom imprononçable dont la principale conséquence est un retard mental léger. Claire, on la verra grandir, dépasser d’une tête ses deux petits frères, certes apprendre à lire et écrire grâce au combat de sa mère contre un système éducatif qui, avec la constance d’une centrifugeuse, fait tout pour l’exclure. Elle apprendra même à utiliser un téléphone portable. Mais ses centres d’intérêt resteront à jamais scotchés à ceux d’une enfant. Y compris dans ses goûts musicaux dont l’auteur se moque tendrement.
Ses deux frères, justement, sont Damien, le cadet, et surtout Renan, le benjamin, auteur-compositeur-interprète, celui qui signe cette chronique familiale.
Dans ce texte court et incisif, l’auteur semble éprouver une urgence à purger les armoires et les commodes familiales de tous les non-dits et, au-delà, de tous les impensés qui y prenaient l’odeur de renfermé et qui rendaient si inconfortables certaines conversations.
Il y aborde les difficultés qu’il éprouve du fait de la dépression de son frère. Damien est lui aussi musicien. Aussi, de son propre aveu, lui est-il parfois arrivé d’envier son succès. Au décours d’une de ses tentatives de suicide, l’auteur lui dira : « Si tu te suicides, je ne serai pas triste, je serai juste en colère ».
Vient aussi l’anticipation de ce moment inéluctable, quand les deux frères devront prendre le relai des parents pour s’occuper de leur grande sœur. Moment que la maladie de Parkinson, dont est affectée la mère, rend la perspective encore un peu plus réelle que ne le ferait la seule chronologie. Et moment dans lequel, sans détour, est aussi envisagé le rôle ambivalent des belles-sœurs.
Est également évoquée la rupture avec Lolita, la mère de sa fille et accessoirement la fille d’un autre chanteur, Renaud, même si ce dernier n’est évoqué qu’une fois et même pas en temps qu’ex-beau-père.
Cette lucidité sans concession pourrait rappeler une autre chronique familiale, l’impitoyable Mes Parents publié il y a près de quarante ans par Hervé Guibert. Sauf que, précisément, impitoyable, Renan Luce ne l’est pas. Tout au contraire, sa lucidité cohabite avec une gratitude qui transpire à chaque page. Par sa lucidité, il opère à la manière d’un chirurgien qui incise le ventre de cette famille-organisme dont chaque membre serait un organe. Par sa pudeur et sa tendresse filiales, il préserve l’intimité des siens autant que la sienne propre. En définitive, l’incision est tracée avec décision pour ne mettre à la lumière que ce qui doit l’être. Pas un mot de plus, pas un de moins.
Bruno Boniface