Renaud Capuçon défend à armes égales Saint George et Mozart

Maniant son archet avec autant de dextérité que son épée – il était considéré comme le meilleur escrimeur d’Europe -, Joseph Bologne Chevalier de Saint George (1745-1799) manifestait un talent de violoniste d’une rare virtuosité. Elève de Jean Marie Leclair, nommé par Gossec premier violon, puis directeur de son orchestre, le Concert des Amateurs en 1773, il est un temps le candidat favori de Louis XVI et de Marie Antoinette pour prendre la tête de l’Académie Royale de Musique. Mais malgré ces prestigieuses recommandations et l’évidence de son talent exceptionnel, sa candidature fut rejetée : le Chevalier de Saint George était noir. Né en Guadeloupe en 1739, fils d’un gentilhomme et de sa maitresse esclave d’origine sénégalaise, affranchi, il pouvait prétendre, en application de l’article 59 du Code noir, à tous les droits et privilèges dont bénéficiaient les personnes nées libres. Mais la cabale montée contre lui en raison de sa couleur de peau l’avait disqualifié. La même cause, ouvertement raciste, explique hélas ! l’oubli dans lequel la postérité l’a jeté, malgré la qualité de ses compositions musicales. Remercions Renaud Capuçon (après peu d’autres dont Jean-Jacques Kantorow) d’aider à faire mieux connaitre ce musicien hors pair et profondément original. D’abord en appariant deux de ses concertos pour violon aux célébrissimes Quatre saisons de Vivaldi dans un enregistrement récent (Erato). Ensuite en inscrivant au programme du concert de ce soir son Concerto pour violon n°9, à l’égal de celui de Mozart, en sol majeur l’un et l’autre.

Renaud Capuçon qu’on ne présente pas possède beaucoup de cordes à son… arc, plusieurs casquettes aussi, et nombre de projets et d’engagements dans sa besace. Directeur artistique du Sommets Musicaux de Gstaad, du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence (1), pédagogue à l’HEMU – Haute Ecole de Musique de Lausanne -, il est devenu en 2021 le digne continuateur de prestigieux musiciens (Victor Desarzens, Armin Jordan, Lawrence Foster, Jesús López Cobos, Christian Zacharias, Joshua Weilerstein) à la tête du fameux Orchestre de Chambre de Lausanne qu’il dirige ce soir. Et ce mariage est un bonheur, partagé avec les auditeurs.

Affiche du film sur Saint George

Les deux concertos du XVIII° siècle sont encadrés par deux œuvres de musique française du XX°, à la fois intenses et délicates. Renaud Capuçon endosse son récent habit de chef pour diriger avec une souple élégance la Suite de Pelléas et Mélisande de Gabriel Fauré créée en 1901, un des chefs d’œuvre du compositeur. L’Orchestre de Chambre de Lausanne manifeste ses qualités d’ensemble également réparties. Suavité des cordes, plénitude des vents (bois et cuivres), légèreté et transparence de la trame sonore, délicatesse de la ligne font merveille dans la Suite de Fauré, du calme initial au tragique final. Flûte et harpe frémissent pour enchanter la célèbre Sicilienne. Les cinq pièces enfantines de Ma mère l’Oye (1911) en fin de concert répondent comme en écho au Pelléas de Fauré soulignant la cohérence du programme. L’interprétation, délicate, colorée, illustre le parti pris de Ravel : « Le dessein d’évoquer dans ces pièces la poésie de l’enfance m’a naturellement conduit à simplifier ma manière et à dépouiller mon écriture.”. Pavane subtile, diaphane, Petit-Poucet mystérieux, Entretiens de la belle et de la Bête si expressifs, Laideronnette aux spirituelles sonorités exotiques, Jardin féérique « qui mousse de rayons » dessinent un univers musical dont on goûte la chaleur de la palette chromatique.

Avec les deux concertos pour violon, Renaud Capuçon a retrouvé au cœur du concert sa position de soliste et son cher compagnon le Guarneri del Gesù « Panette » (1737), LE violon d’Isaac Stern pendant un demi-siècle. (2)  

On a surnommé Saint George le « Mozart noir » et pour bien des raisons, cette appellation est à la fois limitative et intempestive. Mentionnons-la pour la récuser. Il semble que les deux compositeurs se soient rencontrés à Vienne en 1785 avec Joseph Haydn. Mais l’anecdote n’est pas avérée. Le Concerto n°9 pour violon et orchestre (1770) pour cordes seules du Chevalier de Saint George (3) s’avère élégant et vif. Ce qu’on admire tout du long c’est le naturel de cette musique, notion bien vague certes, mais qui s’impose. Ce n’est pas chichiteux, inutilement compliqué. En escrime on parlerait peut-être d’attaque directe. La mélodie coule de source, les motifs jaillissent avec aisance et s’enchaînent habilement, les rythmes se révèlent variés et dynamiques. De telles qualités sont le signe d’un vrai talent, d’une expérience approfondie de l’instrument et de l’harmonie, d’une intelligence musicale. Et aussi d’un souci de plaire, digne exigence de l’art classique. L’Allegro est enlevé, presque gaillard, en pleine santé, si l’on ose cette expression. Le violoniste se montre tour à tour incisif, rêveur, malicieux et le dialogue toujours spirituel avance prestement. Le Largo pris dans un rythme idéal, ample sans pesante solennité, permet au soliste le plein épanouissement d’une mélodie qui interroge plus qu’elle ne s’abandonne. Le Rondeau de style galant est la vivacité même, conduit par un Renaud Capuçon, diablement véloce, entrainant un orchestre souriant.

Renaud Capuçon. Photographie de ©Yuri Tavares

De Mozart, on a choisi le troisième concerto (1775) pour sa beauté, pour le dialogue qu’il instaure entre le soliste et l’orchestre, et bien évidemment à cause de la partie violon à la fois virtuose et sensible. L’interprète y démontre sa technique impeccable, son inventive agilité (quelle ébouriffante cadence en fin d’Allegro !), une souveraine ampleur de la ligne mélodique. L’Adagio fait partie de ces pages musicales qu’on écouterait au sens strict ad libitum. Il plonge le public dans une forme de recueillement : dans la brève cadence, la plainte frémissante tenue par Capuçon émeut. Le Rondeau danse avec une chaleureuse alacrité et emporte dans un tourbillon que des bois en verve concluent, telle une pirouette,

La Chanson de Nuit d’Elgar et la Valse triste de Sibelius offertes en bis confirment par leur lyrisme l’harmonie entre le directeur musical (qui privilégie ici son rôle de chef d’orchestre) et sa phalange d’élection. Les applaudissements empressés saluent un concert, au programme en miroir (Fauré- Saint George / Mozart – Ravel) équilibré, varié et original. Ils  témoignent  de la reconnaissance des spectateurs pour un Orchestre de Chambre de Lausanne chaleureux et réactif et un chef-virtuose lumineux et engagé. On sort de la salle, non exalté ou enthousiaste, mais – compliment rare – heureux et apaisé.  

Jean Jordy

Halle aux Grains, Toulouse, Grands interprètes. Vendredi 17 février 2023. Renaud Capuçon, violon et direction. Orchestre de Chambre de Lausanne.

1.         Le Festival de Pâques d’Aix-en Provence se tiendra cette année du 31/03 au 16/04. Il s’ouvrira sur une soirée « Cinéma Renaud Capuçon » où le violoniste interprètera les plus belles musiques du cinéma français. Il dirigera aussi la soirée de clôture pour une Carte Blanche festive autour d’amis et de jeunes musiciens. festivalpaques.com

2.         Bartolomeo Giuseppe Guarneri, grand rival de Stradivarius, était comme lui luthier à Crémone.  Ses instruments avaient eux aussi une exceptionnelle réputation. Alors qu’il subsiste aujourd’hui plusieurs centaines de Stradivarius, seuls demeurent quelques soixante Guarneri.  Le violon sur lequel joue Renaud Capuçon acquis par une banque mécène a appartenu au XIX° siècle au Vicomte de Panette dont il porte désormais le nom. Chose rare : un livre d’art a été consacré à ce violon.

3.         Signalons le site de l’association créée pour promouvoir l’œuvre du compositeur