Le dernier souffle ou ce défi contemporain : regarder la mort en face

Régis Debray est un homme curieux dans les deux sens du mot. 

C’est un homme curieux au sens où, par sa liberté, il échappe à toutes les classifications. Progressiste nostalgique (dans son récent Exil à domicile), révolutionnaire scrogneugneu, homme d’action et homme de plume, conseiller du Prince et rebelle, écrivain polygraphe, il assume ses contradictions et ses erreurs. C’est un homme curieux au sens aussi où il s’intéresse à tout – et il a parfois un temps d’avance : sur les médias, sur les frontières, sur l’affaissement de nos sociétés, réduites à la marchandise et au spectacle.

Sa curiosité pousse ici cet octogénaire à faire, non sans humour noir, une visite anticipée dans ce qui est son prochain moment, ce qu’on appelle par euphémisme “la fin de vie”, ce qui se nomme en français la mort…

Dans ce dernier livre, Régis Debray a la sagesse de donner alors très vite la parole à son ami le docteur Claude Grange, “médecin de l’inguérissable”, qui a déjà écrit sur la question et qui travaille depuis longtemps dans les soins palliatifs. Le médecin retrace d’abord son itinéraire et ce qui l’a conduit à s’occuper des mourants. Claude Grange s’est trouvé confronté à la mort par un drame familial, puis par un voyage bouleversant au Rwanda. Et il a retenu ce mot terrible d’un vieil Africain, qui a été pour lui comme un déclic : “Grange, que faites-vous de vos vieux? Vous les enfermez dans des boîtes.” Secoué, le médecin décide de se consacrer en France aux patients qui sont en train de mourir.

Il peut dès lors témoigner, de manière sereine et émouvante, de nombreuses fins de vie auxquelles il a été confronté : patient qui feint de se nourrir pour faire plaisir à son épouse mais qui ne peut avaler une bouchée et qui recrache la nourriture dès que sa compagne à le dos tourné. Vieille Bretonne métastasée qui veut rentrer chez elle et manger des huîtres en famille avant de mourir – et qui s’échappe de l’hôpital avec la complicité du corps médical. Corps médical qui reçoit peu après une carte postale représentant un plateau d’huîtres avec cette inscription au dos :”Elle a pu manger ses huîtres Fines de claire numéro 3 avant de nous quitter, heureuse d’avoir retrouvé sa Bretagne. Merci pour tout.”

Jusqu’au bout la vie peut aussi avoir du goût. C’est sur la base de son expérience que le docteur Grange s’est forgé quelques convictions simples qu’il propose avec modestie, justesse et nuance – et qui sont de précieux témoignages dans les débats actuels sur “la fin de vie”.

D’abord, dans les EHPAD, c’est la structure de rentabilité qu’il faut remettre en question, non la bonne volonté des soignantes et des soignants souvent admirables. Plus généralement, c’est le regard contemporain sur une humanité qui n’est plus productive, qui apparaît comme un poids, qui n’est plus physiquement réconfortante, qu’il faudrait interroger dans nos sociétés. “Une société se jugerait presque à la place qu’elle accorde à ses morts.”

S’en débarrasser clandestinement, c’est l’indignité d’un manquement à une élémentaire solidarité humaine. Claude Grange n’élude alors aucune question.  Les anciennes interrogations : faut-il dire la vérité au malade ? Oui, avec délicatesse et prudence, si le mourant demande instamment cette vérité et qu’elle peut mieux le soutenir que les silences et les mensonges (réclamés souvent par la famille – “C’est avec la famille que les choses sont difficiles”). Une mourante assène fermement ce mot : “Ma petite-fille, quand tu seras à ma place, tu décideras.”

Faut-il refuser les derniers moments à la maison, avec assistance médicale? Non, dit le docteur Grange, si c’est le vœu du mourant, ce qui est souvent le cas, et que c’est praticable pour les proches, souvent rétifs.  Faut-il accepter, quitte à revoir la législation, le principe de l’euthanasie légalisée et du “suicide assisté”? C’est là où le docteur Grange, faisant fond sur son expérience, émet de courageuses réserves. Certes l’hôpital a longtemps vécu en ignorant les douleurs et la souffrance du désespoir devant l’inéluctable. Certes l’hôpital s’est enfermé dans l’idée du tout ou rien, de la guérison à tout prix, du spectre de la mort comme étant toujours un échec. Mais il faut savoir entendre les appels à mourir aujourd’hui qui sont la plupart du temps, selon le docteur Grange, d’abord des appels à l’aide. 

Accompagner la mort, ce n’est pas la donner – qu’on se réfère à la loi ou au serment d’Hippocrate. Une sédation provisoire pour prévenir les douleurs, oui, dit le médecin ; une dose létale, non. Ce n’est pas la vocation de l’hôpital et c’est la porte ouverte à bien des dérives. 

Et Claude Grange se réfère à son expérience : presque tous les patients qu’il a accompagnés, s’ils se sentaient écoutés, soutenus et soulagés de leurs douleurs, ne demandaient plus à mourir et pouvaient même s’éteindre paisiblement. Ce sont les développements des soins palliatifs, dignes de ce nom, fussent-ils coûteux et difficiles à présenter, qui constituent une urgence pour lui, non la législation sur l’euthanasie. C’est la formule citée de Léonetti : “Laisser mourir, oui ; faire mourir, non”.

Mais Claude Grange n’escamote pas le problème de “l’acharnement thérapeutique” et tous les enjeux de la question. Il peut s’agir d’un problème religieux – mais, dit-il, il se passe en fin de vie ce qu’il se passe dans la société : 5 % seulement des agonisants demandent le service religieux que réclament souvent leurs familles… (chez les chrétiens, ce “sacrement des malades” qui a également euphémisé ici “l’extrême onction” d’autrefois…).Il s’agit aussi d’un problème politique. Mais n’y a-t-il pas un jeu de rôles à feindre d’être “de gauche” et progressiste en prônant la liberté de mourir “dans la dignité”, et à jouer la partition “de droite” et de la tradition en présentant la vie comme “sacrée”?

Ne fuyant pas les débats sociaux, Claude Grange souligne d’abord l’évidence : la relation entre le début et la fin de vie. C’est ici la force des femmes. L’accouchement de la naissance trouve son écho final dans l’accouchement de la mort. Comme elles donnent la vie, les femmes – infirmières, aide-soignantes, gardes à domicile – sont celles qui accompagnent le plus souvent les mourants… là où les hommes médecins, obstinés, restent dans l’obsession souvent vaine de guérir les malades…

Et Régis Debray dans ce livre? Il assure le rôle de passeur. Dans une préface, il annonce la nécessité du propos. On lui pardonnera une erreur de référence littéraire (commise avant lui par Claude Grange). Homme pressé, Régis Debray cite lui aussi approximativement une maxime de La Rochefoucauld : “Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement”… qu’il renvoie négligemment à “la sagesse des nations”.

Mais l’essentiel reste que Régis Debray n’ait rien perdu de sa pugnacité. Dans sa postface, il dénonce l’ordre politique, social et économique qui se débarrasse cyniquement des mourants non rentables. Il frappe des antithèses mémorables : autrefois on montrait la mort, on cachait le sexe ; aujourd’hui on montre le sexe, on cache la mort. Il relie la censure contemporaine à la désagrégation du corps social : “La nouvelle solitude des morts renvoie tôt ou tard à la nôtre, privés que nous sommes d’aventures à poursuivre, d’élans à reprendre.”

Réunissant bilan de médecin et méditation de penseur, ce petit livre apparaît donc comme un témoignage essentiel aujourd’hui – que Marguerite Yourcenar, faisant parler Hadrien, aurait ainsi résumé : un viatique qui peut nous aider aujourd’hui à entrer dans la mort, celle de nos proches et même la nôtre, “les yeux ouverts”.

Romain Lancrey-Javal

Claude Grange, Régis Debray, Le dernier souffle. Accompagner la fin de vie, éditions Témoins Gallimard,  février 2023, 115 pages.