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David Cayla : L’État du XXIe siècle devra être interventionniste et démocratique

Commune interroge intellectuels, créateurs et acteurs de la vie publique sur leur vision de l’État. Cette notion est-elle toujours pertinente ?
Voici la contribution de l’économiste David Cayla. 

L’État est fruit de la modernité. Il s’est construit progressivement, accompagnant l’affirmation de la nation au XVIIe et XVIIIe siècle, puis la révolution industrielle, avant de se transformer en profondeur avec sa démocratisation progressive. Au milieu du XXe siècle, il paracheva sa mue démocratique en devenant un acteur économique majeur, régulateur de l’économie et créateur d’institutions protectrices des travailleurs.

Mondialisation et libéralisation : deux stratégies pour affaiblir l’État social

Au cours de son développement, en France comme dans la plupart des pays développés, l’État prit une place de plus en plus importante dans l’organisation de la société et de l’économie à tel point que les libéraux l’ont accusé de fausser les règles du marché et d’atteindre aux libertés individuelles. Ne pouvant revenir qu’avec de grandes difficultés sur les acquis de l’État social, ces derniers cherchèrent à réduire son influence en usant de deux stratégies.

La première, théorisée par l’économiste Friedrich Hayek, passait par l’ouverture des frontières au commerce international et au marché des capitaux[1]. L’intensification de la concurrence pour attirer le capital, trouver des financements, éviter l’assèchement des recettes publiques au profit de paradis fiscaux poussa les Etats à mener des politiques favorables aux marchés financiers. La confrontation commerciale avec des pays à bas coût de travail accéléra la désindustrialisation et la perte des emplois ouvriers qui structuraient les classes moyennes et populaires et contraignit l’État à engager des politiques de compétitivité fondées sur la baisse des coûts de production.

La seconde stratégie fut de réorganiser la « gouvernance » autour du principe des prix de marché. Au cours de la crise des années 1930, puis durant la seconde guerre mondiale, les économies capitalistes furent contraintes de mettre en place des institutions de régulation qui furent poursuivies dans la période d’après-guerre[2]. En France, cette politique prit la forme d’une planification indicative fondée sur le contrôle des prix des biens de production (agriculture, matières premières, énergie, transport…) et du travail, ainsi que par une stricte régulation du système bancaire et financier. Le contrôle des prix s’opérait soit directement, par l’intermédiaire d’entreprises publiques en monopole, soit indirectement sous la forme de réglementations ou dans des discussions informelles entre gouvernement et patronat. Dans les années 1970, la fin du système de Bretton Woods et la perte de contrôle des prix de l’énergie et des matières premières affecta en profondeur le régime de régulation de l’après-guerre et ouvrit la porte à une autre doctrine, fondée sur la libéralisation des marchés et la déréglementation du système bancaire et financier.

Les principes de l’État néolibéral

Combinées, l’ouverture des frontières économiques et la gouvernance par les prix de marché constituent la matrice de la « révolution néolibérale ». L’effondrement de l’URSS au tout début des années 1990 accéléra sa mise en œuvre. L’État, sans perdre son poids économique en matière de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires, perdit progressivement la plupart de ses leviers d’action économique. Le cadre européen et la mise en œuvre du marché unique le contraignit à privatiser et à libéraliser ses monopoles publics ; la politique agricole commune abandonna le principe des prix garantis au profit de subventions découplées ; les secteurs des télécommunications, du transport et de l’énergie furent privatisés et libéralisés ; la monnaie unique et la financiarisation de l’économie firent disparaître son contrôle de la politique monétaire ; le principe d’une concurrence « libre et non faussée » se substitua aux politiques industrielles ; enfin, les accords de libre-échange négociés à l’échelle européenne poussèrent les États à s’engager dans la spirale sans fin de la compétitivité et de l’attractivité.

La mise en œuvre du néolibéralisme a ainsi profondément changé le fonctionnement de l’État. Paradoxalement, il fut de plus en plus sollicité sur le plan budgétaire pour compenser les effets de sa perte de contrôle du système économique. Ainsi, pour faire face à la concurrence mondiale, il se mit à subventionner massivement ses entreprises. Les subventions sont ainsi passées d’un montant moyen d’environ 30 milliards d’euros dans les années 1990, à 157 milliards en 2019[3]. De même, la charge fiscale fut elle aussi transférée des entreprises vers les ménages pour des raisons de compétitivité fiscale[4].

Les quatre crises du néolibéralisme

Le néolibéralisme, entendu comme un système de gouvernance fondé sur la mondialisation et les prix de marché, a participé à la délégitimation des institutions publiques. Il est la cause de la défiance croissante vis-à-vis du monde politique et journalistique et nourrit de ce fait des mouvements populistes. En ce sens, c’est une sérieuse menace pour la démocratie.

Mais le néolibéralisme est aujourd’hui en crise. La première de ces crises est liée à son incapacité à rétablir le système de régulation monétaire et financier qui fonctionnait avant la crise de 2008. La gestion dépolitisée des politiques monétaires par les banques centrales a laissé place à des interventions continues sur les marchés financiers dans le but de contrôler les taux d’intérêt. Or, ces politiques sont en contradiction avec le principe des prix de marché et souvent contradictoires avec l’objectif de stabilité des prix des banques centrales.

La deuxième crise du néolibéralisme est celle suscitée par le développement de l’économie numérique. L’apparition d’entreprises géantes en monopole et de plateformes qui mettent directement en relation producteurs et consommateur sans passer par un marché ouvert constitue un défi majeur au principe de la régulation par le marché. Comme l’a bien analysé l’économiste Cédric Durand, les plateformes numériques constituent désormais des fiefs qui se substituent au marché et au sein desquels les rapports de force et d’échange n’ont plus rien à voir avec ceux postulés par les néolibéraux[5].

La troisième crise du néolibéralisme est celle du libre-échange et du multilatéralisme. L’Organisation mondiale du commerce n’est plus l’outil de négociation privilégié pour organiser des négociations commerciales. De plus, l’organe de règlement des différends est victime du refus, par les États-Unis, de nommer les juges nécessaires au fonctionnement de son instance d’appel. Enfin, partout dans le monde, en particulier aux États-Unis, les politiques commerciales s’affranchissent de plus en plus des principes du libre-échange.

La dernière crise du néolibéralisme est celle de l’émergence de régimes illibéraux. En remettant en cause les principes de l’État de droit, de nombreux pays basculent dans une gestion l’autoritaire de l’économie et de la société[6]. Les pouvoirs illibéraux dénaturent l’ordre du marché et renoncent à se plier aux contraintes de la gouvernance néolibérale. À ce titre, la prise en main de la politique monétaire directement par le président turc Recep Tayyip Erdoğan constitue un cas d’école assez spectaculaire.

Le nécessaire retour de l’État interventionniste

Quelles perspectives le déclin du néolibéralisme ouvre-t-il pour le fonctionnement de l’État au XXIe siècle ? Ce qui paraît certain c’est que la gouvernance néolibérale, obsédée par l’ordre du marché, devra laisser sa place à un système plus interventionniste. En sus des quatre crises présentées plus haut, la gouvernance néolibérale s’avère incapable d’organiser la transition écologique de nos économies. De fait, le principe des prix de marché apparait incompatible avec la transformation durable et profonde que devrait engager nos systèmes productifs. Pour qu’il y ait transition, il faudrait que les États, c’est-à-dire les pouvoirs politiques qui les contrôlent, retrouvent les outils qui ont été abandonnés au moment de la révolution néolibérale. Il faudra également rétablir les systèmes publics d’approvisionnement en énergie, mener une politique cohérente de transport, de logement et d’aménagement urbain. Il faudrait, surtout, reprendre le contrôle de certaines ressources indispensables à la transition pour favoriser certains usages et usagers. La politique des chèques aux ménages et aux entreprises qu’affectionne tant Bruno Le Maire trouve indéniablement ses limites.

Ce retour salutaire de l’interventionnisme public dans l’économie comporte néanmoins quelques dangers. L’État producteur, organisateur et planificateur de la transition ne sera légitime à agir et à contraindre – parce que c’est bien de cela dont il s’agit – que sous un contrôle démocratique renforcé. Or, la défiance envers nos institutions politiques engendrée par cinquante ans de néolibéralisme est telle que le pari d’une double transformation de l’État, comme régulateur de l’économie d’une part, et comme instrument populaire d’autre part, est loin d’être gagné.

David Cayla

Dernier ouvrage paru : Déclin et chute du néolibéralisme (2022)


[1] F. Hayek (1939), «  The Economic Conditions of Interstate Federalism », New Commonwealth Quarterly, V, no 2, p. 131-149.

[2] Sur le régime de régulation d’après-guerre voir D. Cayla (2022), Déclin et chute du néolibéralisme, De Boeck Supérieur, chap. 3.

[3]A. Abdelsalam, F. Botte, L. Cordonnier, T. Dallery, V. Duwicquet, J. Melmiès, S. Nadel, F. Van de Velde, L. Tange (2022), Un capitalisme sous perfusion : Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises, IRES.

[4] D. Cayla (2020), Populisme et néolibéralisme, De Boeck Supérieur, p. 81.

[5] Voir C. Durand (2020) Techno-féodalisme : critique de l’économie numérique. Paris : coll. Zones, La Découverte et D. Cayla (2022), « How the Digital Economy Challenges the Neoliberal Agenda: Lessons from the Antitrust Policies », Journal of Economic Issues, Vol. 56, no 2, p. 546-553.

[6] Voir Y. Mounk (2018), Le peuple contre la démocratie, Éditions de l’Observatoire