Une vie avec Mauriac

Dès qu’un homme politique prend la plume pour quoi que ce soit d’autre qu’un ouvrage programmatique avant une élection, la plus vive méfiance est de rigueur. Qu’un ministre en exercice, comme on l’a vu tout récemment, commette un roman érotique, le mépris de la fonction ministérielle s’ajoute à la faute de goût des pages impudiques. Et, comme plus souvent, qu’un politicien publie une biographie, bien souvent le sujet aura été choisi pour immodestement suggérer une certaine proximité de destin.

Rien de cela avec cet ouvrage de l’ancien Premier ministre socialiste, qui en à peine plus de cent pages n’a en aucune manière la prétention d’une biographie. Le seul point commun que l’auteur se trouve avec le romancier est une enfance enracinée en province – la Charente pour le premier, la Gironde pour le second –, régions que l’un comme l’autre ont quittées pour Paris. Donc non, Cazeneuve ne se prend pas pour le prix Nobel de littérature !

Chacun connaît les deux aspects de l’œuvre de Mauriac : d’une part ses presque trente romans parus entre 1913 et 1972 (après sa mort) qui lui vaudront le prix Nobel en 1952, et d’autre part ses chroniques qui de cette même date à sa mort en 1970 constituent son célèbre Bloc-Notes. Pour Cazeneuve, « on aurait grand tort de vouloir séparer le romancier du chroniqueur et l’homme de lettres du journaliste. La singularité du regard que François Mauriac porte sur les personnages de ses romans, les jugements sans appel qui accablent parfois quelques-unes des figures les plus illustres de la IVe République, au fil des pages de son Bloc-Notes, puisent aux sources d’une seule et même inspiration, celle de l’âme humaine. »

Difficile aussi de séparer le romancier de ses personnages. Chacun bien sûr pense à Un Adolescent d’autrefois, son dernier roman paru en 1969, un an avant sa mort, dans lequel le lecteur ne peut que reconnaître le jeune Mauriac lui-même. Cazeneuve, lui, pousse plus loin, en réunissant encore et toujours l’œuvre romanesque et les chroniques : « Nul ne saura jamais si Thérèse Desqueyroux fut un jour François Mauriac. Mais chacun verra bien qu’à un moment, François Mauriac fut délibérément Thérèse Desqueyroux, lorsqu’il destina à son propre milieu ses flèches les plus empoisonnées et défendit avec panache les valeurs ou les causes universelles auxquelles il croyait, comme citoyen et surtout comme chrétien. »

Bernard Cazeneuve  – Ma vie avec Mauriac, Gallimard. 128 pages.

Enfin, on ne s’étonnera guère que l’ancien Premier ministre de François Hollande se soit intéressé à ce fidèle gaulliste. Car, outre le général de Gaulle, le seul homme d’État qui toujours trouvera grâce à ses yeux est Pierre Mendes France. Et Cazeneuve de citer Mauriac : « Ce que je crains, parfois, c’est que le président du Conseil dégoûté et las, perde conscience de cet espoir qu’il incarne pour tout un peuple, et que, de lui-même, il quitte le jeu. Je le connais trop peu pour en être sûr, mais je doute qu’il soit un animal politique, au sens parlementaire du mot. Je le crois d’une autre espèce que les carpes du Palais-Bourbon qui chérissent leur précieuse boue. Je le vois plutôt comme un homme qui s’efforce de sculpter le réel à l’image de ses pensées. Mais cette glaise n’est pas inerte : elle grouille d’intérêts et de passions. »

Cazeneuve s’interdit pourtant d’écrire que Mauriac était de gauche, même quand il évoque sa collaboration avec Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, qui dirigeaient L’Express à une époque où ce magazine était progressiste et anticolonialiste. « Lorsqu’il s’agit de dénoncer, au moment de la guerre d’Espagne, ceux qui assassinent les républicains en trahissant la religion catholique – c’est-à-dire le message universel du Christ –, lorsque le temps est venu de s’en prendre à la politique aveugle et brutale de la France au Maghreb sous la IVe République, les sentences tombent comme des couperets et les coupables ne sont guère épargnés. »

Autre paradoxe que relève l’auteur parmi tant d’autres : cet amoureux de de Gaulle, farouche abolitioniste là encore du fait de ses convictions chrétiennes, militera en vain aux côtés d’Albert Camus contre l’exécution de Robert Brasillach.

En définitive, quitte à contredire en partie l’introduction de cette critique, oui, il se peut bien que Cazeneuve ait souhaité montrer une certaine proximité avec son sujet. Il se peut bien que ce social-démocrate d’extraction bourgeoise partage avec Mauriac ce goût pour l’ordre et l’exigence morale incarnés respectivement par de Gaulle et Mendes France.

Bruno Boniface