L’ambre de la mémoire : Constantin Cavafis

 « Désirs et sensations,/ voilà mon apport à l’Art » ; « Lier les impressions       lier les jours » : telle serait la tâche du poème elliptique (mais nourri d’une érudition admirablement décantée), allusif (mais d’une extraordinaire précision dans le détail), aux vers parfois comme ici creusés de l’intérieur par des blancs, sans cesse polis et repolis et jamais vraiment publiés par Constantin Cavafis – peut-être l’auteur le plus discret de l’histoire de la poésie mondiale, avant qu’une gloire posthume n’en fasse l’un des plus reconnus. Les éditions Seghers viennent de republier, avec l’élégance bienvenue d’une édition bilingue qui donne accès au texte grec, la totalité des poèmes qui avaient été jugés définitifs par leur auteur, ainsi que 23 des textes que la tradition critique appelle « retrouvés », enfin quelques « feuillets » de prose personnelle et/ou réflexive, qui font de ce volume, revu et complété depuis l’édition de Pierre Leyris en 1978, à présent une « somme » donnant accès, à côté du beau travail de Dominique Grandmont pour la collection Poésie/Gallimard de 1999 (revu en 2003), à l’œuvre complet.

On ne peut que se réjouir du chemin parcouru depuis la mort de Cavafis à Alexandrie, en 1933, alors que de son vivant le poète n’avait osé que des publications hors commerce, de quatorze textes (en 1904) puis de vingt-quatre (en 1910) à tirage très limité. Une combinaison d’enjeux esthétiques et moraux expliquait cette discrétion, qui ne relevait pas seulement de l’évidente prudence devant l’inspiration homosexuelle. En effet, l’audace de la poésie de Cavafis ne tient pas toute dans la vision, aussi nette que délicate, des désirs et des corps ; elle parvient au plus profond scandale de toute grande poésie, et au décentrement que cette dernière impose toujours aux hiérarchies qui prétendent distinguer l’essentiel de l’accessoire, le passager et le durable, l’éphémère et l’éternel. Les révolutions ne s’expriment pas forcément à coups de tambours (on peut même risquer qu’elles s’y effondrent le plus souvent). Voilà que cette créature légèrement proustienne, légèrement kafkaïenne, ce fragile dandy abrité dans l’élégance fripée d’un petit fonctionnaire, qui corrigeait sans vouloir les lâcher des textes quasi-clandestins, enseigne à toute l’humanité désormais qu’on ne possède que ce qu’on perd, et parce qu’on le perd , que le désir est la valeur suprême ; qu’il n’y a pas de Mal en amour ; qu’enfin (c’est peut-être le plus important) qu’on ne peut espérer s’atteindre qu’en s’éclipsant : « Mon âme est, au cœur de la nuit,/ troublée, défaite. C’est au-dehors, / au-dehors d’elle qu’est sa vie ».

Poèmes anciens ou retrouvés de Constantin Cavafis. Éditions Seghers. 304 pages.

La gloire aujourd’hui paradoxale de Cavafis constitue une telle réponse aux nombreux auteurs pressés, en désespoir d’audience, qu’il faut en raconter les étapes. C’est vers 1903 (il a alors 40 ans) qu’à l’occasion d’un voyage à Athènes, la rencontre du romancier Grégoire Xénopoulos se traduit par la première présentation de Cavafis dans la revue Panathinéa. Peut-être doit-on à cette exposition (et plus lointainement à la mort de sa mère, en 1899, pour laquelle le poète trembla sa vie durant qu’elle ne fût atteinte par la mauvaise réputation due à ses amours) une première salve éditoriale, dans une frénésie toute relative : il imprime en 1903, sur un feuillet, cinquante exemplaires d’un de ses poèmes désormais parmi les plus fameux, « En attendant les barbares » … C’est ensuite aux alentours de la première guerre mondiale, et par l’amitié d’E.M. Forster, expédié en Egypte par la Croix-Rouge du nouveau protectorat britannique, que le poète commence à rayonner vraiment au-delà de sa ville : l’écrivain anglais lui consacre un essai dans la revue londonienne Atheneum en 1919 ; les versions anglaises de ses textes (ainsi la traduction du poème « Ithaque » par T.S Eliot en 1924), ainsi que les traductions italiennes, constitueront souvent les premières voies d’accès à son écriture. Dans la langue originale, un grec mêlant subtilement les variations populaires et la langue savante, ce n’est que deux ans après la mort de l’auteur, en 1935, qu’un collectif d’admirateurs éditera les 154 textes alors reconnus comme l’œuvre d’une vie. En France, 1958 constitue une date décisive, par les efforts distincts mais contemporains de Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras publiant une Présentation critique de Constantin Cavafis chez Gallimard, tandis que Georges Papoutsakis offrait aux Belles Lettres une traduction d’un volume intitulé Poèmes. Depuis lors, à partir du grec minoritaire et en partie réinventé d’un poète alexandrin, les traductions dans toutes les langues se multiplient, et fournissent au format de poche en France aujourd’hui au moins deux ensembles complets et commentés, alors qu’on ne compte plus les traductions, partielles ou totales, dans différents formats, par Henri Deluy, par Xavier Bordes, par Michel Volkovitch … Parce que l’œuvre fut anachronique, à la fois pleine d’une culture humaniste filtrée par la sensibilité au point de se montrer parfaitement contemporaine, et riche d’une modernité évidente aujourd’hui (par son parti pris descriptif, son goût pour le constat, et son refus du discours et du commentaire sur une émotion que la forme seule doit prendre en charge), elle a su trouver une place dans le champ littéraire, et confier sa destinée à quelques lecteurs choisis. Que nul ne s’inquiète, donc : passées les cent premières années, qui sont sans doute les plus difficiles …, les œuvres vraiment accomplies trouvent leurs lecteurs, leurs admirateurs, et prouvent par elles-mêmes leur nécessité.

À qui n’aurait de cette poésie singulièrement puissante sous son apparente ténuité qu’une vision indéfinie, deux fils essentiels peuvent être proposés. De nombreux textes se présentent comme des stèles ou de brefs récits consacrés à des figures antiques (« Les chevaux d’Achille », « Les Troyens », « Julien » – l’apostat, figure récurrente, qui fit vaciller le monothéisme alors dominant – « Le Sursis de Néron » …), toutes traitées avec un tel naturel qu’elles ne se distinguent pas des autres personnages décrits, marchands ambulants ou éphèbes passants dans les soirs mauves et ocre d’Alexandrie. Dans la disposition de l’édition Seghers (respectueuse de la chronologie dans les différents ensembles de poèmes retenus), « En 200 avant J-C » précède ainsi immédiatement « Jours de 1908 », non par goût de l’anachronisme, mais parce que les époques sont le masque précaire d’une vie qui ne cesse de se donner dans les mêmes formes et les mêmes nuées. Nulle nostalgie des dieux donc dans la langue grecque de Cavafis, nulle déploration romantique sur leur absence, mais pas non plus de grandiloquence dans l’usage à la fois sceptique et délié qu’il peut faire de l’allégorie. La peur des barbares, qui paralyse toute la Cité alors qu’ils ne viennent jamais (révélant qu’ils servaient du moins à nourrir de leur effroi un vide existentiel), les mensonges par lesquels maquiller pour le peuple en victoire la défaite d’Antoine, le sort du petit Césarion, fruit des amours de Cléopâtre et privé de tout destin politique, « pâle et las, comme désincarné dans ta douleur » forment autant de silhouettes à la taille même de nos ombres, pour ce que Dominique Grandmont (l’un des traducteurs et passeurs de Cavafis) a su appeler « Une Iliade des oubliés ».

L’autre fil concerne le désir, le saisissement dans la rue alexandrine d’un « visage » avec lui aussi « un soupçon de pâleur », qui « marche sans but », « comme fasciné encore par le plaisir illicite, / par le très illicite plaisir qu’il vient de prendre ». Chaque poème creuse, évide en la développant sa situation initiale, la circonstance dont il naît, et progresse ainsi en l’allégeant de ses atours d’illusions. Mais le « dégonflement » des faux-semblants, s’il semble obéir à une courbe descendante, ne produit pas une mélancolie paralysante : une lucidité plutôt, capable de retenir d’autant mieux dans la mince coupelle d’une strophe son trésor qu’il est désormais parfaitement circonscrit. Cavafis invente de brefs médaillons, où frappe, fût-ce en traduction, la netteté du trait dans la confusion des émois. La disposition, un équilibre légèrement perverti, passent la frontière des langues, de même que le point de vue, le travail du regard, l’art de la découpe, qui font que chaque texte est un dénudement de la vie. Comme l’indique Gilles Ortlieb dans une « postface » qui complète heureusement la préface de Pierre Leyris maintenue de la précédente édition, si « la subtilité des échanges entre langue démotique et langue puriste » demeure « le plus souvent inaccessible au français, voici ce qui passe mieux dans notre langue : les fausses hésitations, la confidentialité du ton et l’obliquité d’un style propre à éveiller le doute, à gauchir ce qui serait tenu ailleurs pour une évidence ». Des choses tombent ainsi autour d’une voix étouffée, délibérément équanime, sans concessions pour elle-même, mais cet effeuillage découvre pour finir la beauté saisissante d’un nu. Rien de plus émouvant de ce point de vue que la réminiscence du poème « Une nuit », partant de « la chambre […] pauvre et ordinaire / blottie au-dessus d’un bar douteux », dans une « ruelle étroite et crasseuse », retrouvant « le lit humble et banal », où « j’ai eu le corps de l’amour, j’ai eu les lèvres », pour retrouver, « ivre à nouveau », « l’ivresse » très ancienne, mais comme figée (et peut-être sauvée) dans l’ambre de la mémoire. Le monde de Cavafis n’est pas celui de la plénitude charnelle, dont la mémoire garde les textures, pas celui de l’épaisseur et du poids des corps ; il est plus échancré, moins matériel que celui de Sandro Penna (avec lequel on ne peut manquer de le rapprocher désormais). Mais il préserve, sous la transparence d’une forme terriblement lisse, le souvenir d’un feu que l’on peut saisir d’autant mieux qu’il s’est cristallisé. Les corps enflamment, l’amour sauve, l’Histoire triche : il faut se dépouiller de bien des mensonges et de tout ce que de soi-même on peut affabuler pour atteindre, quelquefois, la vraie vie. Ainsi s’invente un stoïcisme vibratile, sans les rodomontades du mauvais héroïsme, une volonté, aussi farouche que discrète, d’être au clair avec soi-même, ouvert ainsi à tous les troubles des émois, comme au refus de s’en raconter.

Tout Cavafis peut-être, si bien servi par cette nouvelle édition bilingue (en dépit cependant d’une couverture au fond couleur de melon et au portrait de l’auteur un peu moisi dans ses floutés verts et rouges), pourrait se résumer dans l’image du « Miroir de l’entrée », vieil objet incrusté dans l’espace, presque oublié tant il fait corps depuis des décennies avec les murs, et qui vibre de voir se refléter un « commis » livreur rajustant furtivement sa cravate :

                        Mais le vieux miroir qui en avait tant vu

                        au cours de sa longue existence,

                        tant de choses, tant de visages,

                        le vieux miroir était tout joyeux maintenant,

                        tout fier d’avoir capté

                        pendant quelques instants l’entière beauté.

Olivier Barbarant