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Le baiser de Rubiales : anatomie d’une victimisation

La septième saison #MeToo commence sur des chapeaux de roues – histoire peut-être de faire oublier quelques déconvenues de l’été, par exemple que Kevin Spacey a été totalement innocenté par un tribunal britannique.

On pourra donc suivre, bien sûr, les désormais ordinaires – et peut-être plus aussi excitantes, à force – dénonciations de « puissants ». À se mettre sous la dent pour commencer : le cinéaste Philippe Garrel, dont Mediapart tente laborieusement de démontrer, selon son mode opératoire habituel, qu’il est un simili Weinstein. Un Weinstein à la petite semaine à vrai dire, mais n’insultons pas l’avenir, et gardons-nous de décourager les bonnes volontés victimo-« féministes » ; d’autres accusatrices pourraient se joindre au troupeau des premières délatrices. Lesquelles se livrent le plus obligeamment du monde à l’exercice que l’officine spécialisée attend d’elles : poser en victimes trop longtemps « silenciées ». Le scénario est bien rodé. Routine.

Il y a eu aussi la Mostra de Venise où, enfer et damnation !, ont été invités les décrétés « violeurs » Luc Besson, Woody Allen, Roman Polanski. Sans surprise, les diverses associations dont c’est le fonds de commerce ont vociféré, généreusement relayées par la presse. Citons simplement l’un des hors d’œuvres : le numéro de Franc-Tireur du 30 août, qui nous gratifie, après une couverture qui se veut spirituelle façon Libé [1], d’un article signé Caroline Fourest, Tristane Banon, et Paloma Clément-Picos pathétiquement faible et, concernant en particulier Polanski, journalistiquement douteux et clairement empreint de détestation. Et en guise de dessert, l’article torve d’Auréliano Tonet, paru dans Le Monde, qui ne craint pas d’évoquer, s’agissant de Luc Besson, une « opération de blanchiment » – le non-lieu dont il a bénéficié étant considéré comme une preuve d’impunité –, et pour ce qui est de Polanski, l’ombre du « lobby juif ». Bien sûr ce n’est pas dit en ces termes. Mais son producteur est un « juif pratiquant », croit bon de préciser au début d’un paragraphe l’auteur de l’article, alors évidemment… Le « Syndicat [2] » vous dis-je, pour financer le criminel. Pour ce qui est du troisième monstre, Woody Allen, l’article se termine sur les propos qu’il a tenus quand on l’a interrogé sur la grande affaire qui depuis près de trois semaines défraie la chronique – enfin du nouveau, et très sérieux on vous le dit : LE baiser.

Le baiser ? Le « pico » – pas exactement un langoureux roulage de pelle, que l’on sache, juste un petit baiser rapide sur les lèvres – que dans l’enthousiasme de la victoire de l’équipe féminine de football espagnole devenue championne du monde à Sydney, le président de la fédération Luis Rubiales a soudain « infligé » à l’attaquante Jennifer Hermoso. Qu’a osé dire Woody Allen ? « C’est difficile d’imaginer qu’une personne puisse perdre son travail pour un baiser en public. Il ne l’a pas violée, c’était juste un baiser avec une amie. Quel mal y a-t-il à cela ? ». Déclaration hautement scandaleuse, n’est-ce pas. Car Luis Rubiales, « c’est le vieux monde sexiste dans ce qu’il a de pire… face au monde #MeToo dans ce qu’il a de meilleur », selon Tristane Banon, se réjouissant, dans le numéro de Franc-Tireur cité plus haut, de sa « mort professionnelle » enfin « actée ». « Viva la muerte (sociale, seulement), abajo la inteligencia ! »… Et Tristane Banon, décidément fleur bleue enduite de moraline, de nous expliquer que « le baiser est porteur d’une symbolique qui le rend terriblement intime », qu’il est réservé à « l’amour vrai », car il est « la frontière du sentiment ». Comme c’est mignon, et joliment édifiant… Tout droit sorti, dirait-on, de ce guide à l’usage du fiancé et du jeune mari (dont j’ai oublié le titre) jadis édité par des ecclésiastiques que j’avais, si on me permet cette confidence, déniché dans la bibliothèque de mes grands-parents. L’ouvrage pieux spécifiait que le baiser en effet était réservé à « l’amour vrai », et aussi que tant qu’on était seulement fiancé, il fallait surtout veiller à le donner « la bouche fermée ». Remercions Tristane Banon de nous rappeler aujourd’hui d’aussi sains principes, à remettre dare-dare à l’honneur. En prime et pour bien fixer les vraies valeurs, plongeons-nous illico, faute de manuels dévots sous la main, dans la lecture des romans érotico-sentimentaux de la collection Harlequin.

Mais dans le contexte précis de cette victoire de coupe du monde, il paraît fortement tiré par les cheveux, et d’une mauvaise foi activiste caractérisée d’interpréter le pico incriminé, donné au vu et au su de tous dans l’euphorie générale, comme un baiser de nature sexuelle. Comme l’a très justement fait remarquer Woody Allen, il n’a pas embrassé la footballeuse – certes surprise par l’impétuosité plutôt bon enfant de Rubiales – de force dans une ruelle sombre. Ni même, ajouterons-nous, tout tremblant de désir dans l’escalier d’une cave, comme Antoine Doisnel dans Baisers Volés (oups !, que n’a-t-on expédié François Truffaut, éminent suppôt de la « culture du viol », à l’île du Diable tant qu’il en était encore temps !)

Tristane Banon et le chœur des offusqués – les stupidement sincères, les cyniquement soucieux de montrer patte #MeToo – savent-ils d’ailleurs que les militants d’Act up avaient pour habitude de se saluer par un tel pico (consenti ou pas vraiment, on a le droit de ne pas trop aimer ça [3]), et de faire de même avec leurs camarades et amis sans préjudice de leur appartenance au mouvement, cela hors de toute connotation amoureuse ou même sexuelle ? Ce baiser criminalisé à hauts cris est un malheureux « bisou », en effet sur la bouche. Hélas, la bouche sacrée d’une femme, autant dire d’une victime systémique du continuum des VSS [4].

Rappellerons-nous aussi à la meute épuratrice la tradition du baiser fraternel socialiste, rendue célèbre par Leonid Brejnev embrassant fougueusement sur la bouche – nettement plus appuyé qu’un pico ! – le dirigeant d’un pays frère Erich Honecker, vassal mais néanmoins camarade, lors du trentième anniversaire de la RDA ? Et aussi par Gorbatchev bisoutant le même, sur la bouche toujours, peu de temps avant la chute du Mur ? Le vieux monde me direz-vous. Que nenni ! Plus près de nous en effet, Pablo Iglesias, leader du parti Podemos, a gratifié avec enthousiasme du même signe d’affection – un peu surprenant il est vrai, l’habitude s’est perdue – son allié politique l’indépendantiste Xavier Domenech. Le pico exubérant de Rubiales s’apparenterait plutôt à ce genre de manifestation. Son geste supposément abominable mais tout simplement expansif – c’est-à-dire insupportablement machiste pour les rigidités et la haine recuite des #MeToo-féministes –, marque simplement que dans une bataille (ici sportive), ou face à un succès réjouissant, on est avant tout des alliés. Car face à une victoire sportive de cette ampleur, les joueuses, ainsi que leur entraîneur et le sélectionneur – des supérieurs hiérarchiques certes – forment une seule et même équipe : des camarades.

Le baiser que fantasme Tristane Banon, en digne midinette de la Révolution #MeToo, est le baiser sexuel, forcément ; le baiser « avec la langue », comme disent les pré-ados. Faut-il vraiment aussi préciser à notre oie blanche et pure (euh…), au risque de passer pour gravement dépravée, que quant à l’érotisme, baiser compris – et bien que ce ne soit pas le sujet ici –, si brûlant soit-il, il n’est pas nécessairement lié aux « sentiments » et à « l’amour vrai » ? Peu importe. Pour ridicule qu’il soit, le billet de Tristane Banon n’en est pas moins emblématique, il traduit parfaitement le #MeToo conformisme général.

Donc, LE pico intempestif de Luis Rubiales. Autant dire : rien. Voilà la grande affaire #MeToo de cette rentrée en fanfare. On veut du neuf ? Hot et bien croustillant ? En voilà. Pas très consistant ? On fera comme si. Oui, oui. Ça peut fonctionner.


« L’Espagne de Torquemada plutôt que celle, rieuse, de Cervantes »

Sabine Prokhoris

Car depuis ce geste qu’un élémentaire bon sens, y compris féministe, jugera inoffensif et prêtant plutôt à sourire qu’à geindre, geste cependant unanimement et vertueusement honni, on a quasiment oublié que l’équipe espagnole – « présidée » par Luis Rubiales et sélectionnée par Jorge Vilda, tous deux éjectés, le second par contagion, une purge est une purge – a gagné un grand championnat. Mais chaque jour a fait monter plus haut l’indigeste mayonnaise #MeToo. Comme un seul homme dûment déconstruit, tous ont emboîté le pas aux footballeuses, qui se sont mises en grève illimitée pour obtenir l’éviction du délinquant. On épargnera au lecteur la fastidieuse recension des commentaires outrés et outranciers, depuis ceux des pontes de la Fifa jusqu’à ceux des politiques, Pedro Sanchez en tête – l’Espagne de Torquemada plutôt que celle, rieuse, de Cervantes –, et la pluie de sanctions (ou saumâtres règlements de comptes qui ne disent pas leur nom) qui s’est ensuivie.

Nous nous contenterons de quelques très brèves remarques.

Car cette affaire met en lumière, de façon flagrante comme jamais, un ressort remarquable de la dynamique #MeToo : la victimisation forcée. En l’occurrence, on a pu en suivre jour après jour le processus, jusqu’à la plainte – enfin ! – déposée le 6 septembre par Jennifer Hermoso.

Partons de la consternante déclaration d’Annie Sugier, présidente de la Ligue du Droit International des Femmes, qu’on connaît mieux inspirée en inlassable pourfendeuse du hijab dans le sport. Elle s’est en effet immédiatement fendue du triste communiqué suivant : « Championne du Monde, l’équipe nationale espagnole féminine est devenue championne d’un MeToo du football et sans doute du sport en général ». Il n’échappera à personne qu’il s’agit là d’une injonction implicite. Reléguant au second plan la sportive de haut niveau, un destin plus grandiose est désormais acté : le devenir-« championne d’un MeToo du sport » dont il s’agira de porter au plus haut les couleurs. Une tâche, une vocation, voire une identité neuve ; qui obligent.

Convertie de gré ou de force, la ci-devant championne de football ayant prononcé ses vœux de championne #MeToo accomplira à la lettre le programme signifié par le communiqué d’Annie Sugier. L’évolution de ses déclarations et de son comportement sont à cet égard stupéfiants. Après avoir commencé par dire, en souriant à ses co-équipières, toutes hilares (et Jennifer Hermoso l’est tout autant) que bon, ça ne lui avait « pas plu, hein ? », puis dédramatisé la polémique naissante en faisant savoir par la voix de la fédération qu’il s’agissait d’un « geste naturel d’affection et de gratitude » et « totalement spontané en raison de l’immense joie que procure la victoire en Coupe du monde », voilà que quelques jours plus tard, au vu du scandale mondial en train d’enfler, la désormais nouvelle héroïne de #MeToo a modifié du tout au tout sa version de l’incident, la rendant ainsi plus conforme aux attentes : « Je me suis sentie vulnérable et victime d’une agression, d’un acte impulsif et sexiste, déplacé et sans aucun consentement de ma part. » Voilà qui sonnait mieux… Les footballeuses que l’on a pu voir exploser de rire autour de ce pico sont comme il se doit revenues à la raison #MeToo, et solidairement outragées, ont exigé (et obtenu) la tête de Rubiales. Le Parquet espagnol a ouvert une enquête pour agression sexuelle, et peut aujourd’hui engager des poursuites contre l’entraîneur, maintenant que la joueuse s’est enfin décidée à déposer plainte : vertu d’obéissance et mission accomplie. Les nonnes #MeToo ont gagné (en revanche Rubiales n’a pas encore revêtu le cilice et la cagoule expiatoire qui siéent aux pénitents… On verra lors de la procession du vendredi Saint, qui sait ?).

Alors baiser forcé, et agression sexuelle ? Vraiment ? Victimisation forcée en tout cas, et très visiblement obligatoire, dont chaque étape a rendu plus sainte la footballeuse, réduite à n’être plus que la marionnette du « genre opprimé », de plus en plus docilement soumise à des diktats #MeToo mondialement relayés. Que pouvait-elle faire d’autre, il faut dire, sans devenir traître à la Cause, et à son tour paria aux yeux du monde ? Il fallait bien qu’elle se résolût à piétiner, sans regrets visibles, sa réaction initiale qui a juste pris la chose pour ce qu’elle était : rien d’un grand drame. Il lui aura fallu un peu plus de quinze jours. Quinze longs jours au cours desquels tous auront pu jouir en direct, étape par étape, un vrai feuilleton, de ce qu’on pourrait décrire comme un spectaculaire viol de conscience, applaudi par la foule. Nul ne saura si elle a vraiment aimé ça… Aimé être le fer de lance d’un lynchage médiatique et professsionnel.

Un cas d’école, d’autant plus que l’incident qui a déclenché cette très sinistre farce est, nous l’avons souligné plus haut, ridiculement insignifiant. À ceci près que l’absurde et dangereuse loi espagnole du « solo si es si » permet qu’un quasi rien devienne une énorme affaire – à condition que ce quasi rien puisse être qualifié d’acte de nature sexuelle, ce qui en l’occurrence est abusif, on l’a vu, mais inévitable en régime #MeToo. Car cette loi prétendument féministe a abouti à gommer – explicitement – la distinction entre agression sexuelle et crime sexuel : entre un baiser volé ou une main aux fesses et un viol, puisque ce qui compte est le consentement explicite à un acte de nature sexuelle, quel qu’il soit. Les 120 000 femmes victimes de viols de guerre systématiques au Tigré apprécieront, de même que toutes les victimes de viols caractérisés. Loi qui, soit dit en passant, a permis que soient libérés de prison de façon anticipée des violeurs patentés. Qu’importe, si un pico joyeux, irréfléchi sûrement, mais c’est tout,est sévèrement puni ? Le féminisme, veut-on croire, est sauf… Tel est le brave new world de #MeToo.

Sabine Prokhoris


[1] Surmontant un montage photo du visage des trois proscrits sur le modèle Wanted !, ce gros titre « Ça l’affiche mâle » (Ha ! Ha ! Ha !), et la question benoîtement « neutre » : « Fallait-il inviter Woody Allen Luc Besson, Roman Polanski à la Mostra de Venise ? ».

[2] Le « Syndicat » a été le grand fantasme des anti-dreyfusards. Ses membres étaient censés financer le soutien à Dreyfus, selon une thèse proche de celle du « complot juif » développée par Édouard Drumont dans La France juive paru en 1886.

[3] De même que l’on n’apprécie pas forcément le rite de la bise, nombreux sont ceux qui ont rendu grâces aux gestes barrière pendant le Covid, qui les en a dispensés.

[4] L’acronyme de rigueur dans la novlangue #MeToo pour désigner, comme en un infrangible syntagme, les violences-sexistes-et-sexuelles.