Le droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité, Alexandre de Vitry

Une urgente Histoire de la fraternité

Dans son Histoire des sociétés secrètes de l’armée et des conspirations militaires, publiée anonymement en 1815, Charles Nodier mentionnait les « Philadelphes » de Besançon, « conspirateurs démocratisants », comme choisit de les appeler non sans quelque morgue  Alexandre de Vitry dans son bel ouvrage Le Droit de choisir ses frères, puisque cette troupe secrète prend place dans la longue liste de carbonari, de sectes humanitaires, de conspirateurs proudhoniens ou blanquistes de toutes sortes qui dans la première partie du XIXe siècle ont cherché, difficilement, naïvement si l’on veut, mais obstinément, le chemin de la République et de la transformation de la société.

L’étymologie précieuse est récemment revenue à la mode, quand en 2018, le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes a proposé de remplacer dans la constitution « Fraternité » par « Adelphité » pour éviter que la France fasse appel à une métaphore exclusivement masculine — brillante idée qui ne fut pas suivie d’effets. En cas de victoire, cette guerre terminologique aurait eu le mérite, malgré son opacité tout de même un rien gênante pour que la devise de la République soit accessible à « toutes-et-à-tous », de remettre un peu de grec dans les esprits, voire d’élucider enfin le nom d’une ville américaine dont je ne suis pas sûr que tous les spectateurs émus du film Philadelphia aient compris l’intérêt qu’il y avait à ce que Tom Hanks agonise du Sida précisément dans cette ville-là… On peut (on doit) s’agacer des grands mots creux ; il n’empêche, c’est aussi au nom de la Fraternité que le Conseil Constitutionnel a garanti « La liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national » (DC n°2018-717/7/18, QPC du 6 juillet 2018, § 7 et 8) alors même que certains voulaient faire (nous en sommes là…) d’un geste d’humanité un délit. Bref, la fraternité est partout, depuis longtemps, irritante quand elle est un slogan creux, bien nécessaire cependant quand elle permet de rappeler qu’une société n’est pas une Compagnie, qu’un État n’est pas un conglomérat d’intérêts particuliers, qu’une Nation (mot bien négligé, d’ailleurs, par toutes les frénésies Républicaines de ces dernières années) suppose un tissu de relations humaines, le partage d’un but commun, autre chose qu’une autorité aussi vide que solennelle adoucie par la guimauve d’un « vivre-ensemble » confié à des managers.

Aussi est-ce un objet intellectuel aussi singulier que passionnant que propose Alexandre de Vitry, dans le noble et beau format de la Bibliothèque des idées de Gallimard, avec Le Droit de choisir ses frères – une histoire de la fraternité. En effet, le maître de conférences en littérature ne produit pas seulement une histoire politique, mais aussi (et d’abord) notionnelle, lexicologique, sociologique, politique et littéraire. L’admirable titre emprunté à Baudelaire peut expliquer la charnière qui organise l’ouvrage, divisé en deux parties, d’abord « Une histoire conceptuelle de la fraternité » puis  « Après la fraternité, la littérature » – où la littérature apparaît à la fois dans son pouvoir critique, de dissolution des illusions, mais aussi comme pensée inquiète, seul relais possible peut-être (et j’espère ici ne pas trahir une pensée complexe, parce que subtile) d’une expérience qui ne peut pas se stabiliser en concept. Les qualités de l’analyse des textes (de Hugo, de Baudelaire, de Péguy comme de Thomas Mann ou de Romain Gary) n’attendent pas la seule deuxième partie pour se manifester, et c’est avec l’acuité d’un stylisticien qu’Alexandre de Vitry explore les mystérieuses et fascinantes contradictions d’une métaphore piégée.

Tant la vie que la mythologie auraient pu et dû nous alerter : des Atrides à Romulus et Remus, les familles ne s’entendent pas toujours très bien… Faire une valeur d’un état de fait qui ne préjuge en rien des relations de ceux que la biologie condamne à être frères ne laisse pas d’interroger. Mais au-delà de la réversibilité d’une fraternité qui ne manque pas de virer à la rivalité mimétique (et, ajouterais-je volontiers, d’une métaphore qui enclenche nécessairement un imaginaire lui-même piégeant et piégé : si les citoyens sont frères, c’est de naître de quelle Mère, sous la férule de quel Père, etc…), ce sont surtout les ambiguïtés notionnelles que l’analyse d’Alexandre de Vitry met au jour. En étudiant l’histoire des usages, depuis l’indo-européen jusqu’aux discours politiques les plus actuels, on révèle en effet une tension entre l’idéal d’inclusion propre à la valeur morale proclamée, et l’exclusion que suppose la constitution d’une famille. La fraternité des moines, celles des corporations au Moyen-Âge, celle des truands aussi bien, désigne bien une manière de solidarité, mais qui s’arrête justement au groupe que le mot fédère. Comment concilier l’unité des « frères d’armes » avec l’espérance beethovenienne que « tous les hommes soient des frères », comme le chante l’Ode à la joie ?  Le mot ne cesse de vaciller, de désigner un idéal que son sens premier en bien des façons interdit.

(Tissant les rêveries nées à la lecture du livre à la cette tentative de compte rendu, je proposerais volontiers « fraternisation », terme qui eut un succès dans les tranchées, en ce qu’il ne dit pas un état de fait dont on voit combien il est problématique, mais un mouvement qui a su réunir, hélas trop momentanément, des troupes ennemies).

L’analyse de discours, par-delà l’étude lexicale et notionnelle, dans le travail d’Alexandre de Vitry révèle aussi bien d’autres tensions, en confirmant une règle qu’une expérience de lecture de circulaires étatiques pouvait chez moi pressentir : ce n’est pas quand un mot domine le discours d’une époque que son sens se réalise, c’est bien plutôt parce que la chose fait défaut que le mot devient si insistant. Voyez aujourd’hui « pouvoir d’achat », « égalité des chances », ou même « République » ou « Autorité »… Ainsi de Fraternité, dont Alexandre de Vitry suit au fil de l’histoire les crépitements révolutionnaires, puis la surabondance quarante-huitarde, l’illusion lyrique (qu’un Flaubert notamment a déjà su nous apprendre à déchiffrer) accomplie dans ce qu’une section appelle joliment la « Pentecôte du compagnonnage ». « En 1848 comme en 1789, le premier symbole de la fraternité, c’est la garde nationale, qui incarne la fraternisation du peuple et de l’armée, synecdoque fondatrice de toute fraternité révolutionnaire », écrit Alexandre de Vitry. Et dans le passage de l’euphorie de Février aux massacres de Juin, on comprend ce qu’il en est advenu : « La fraternité n’est pas un antidote social à la violence, ni même une espère de respiration utopique avant un regrettable retour aux brutalités d’antan ; elle est comme chez Marx la cause, et même le nom menteur, coupable, du fratricide de Juin. Elle est la contradiction politique faite mot, faite langue, faite discours. On ne s’étonnera pas que la littérature s’en soit emparée, que ce soit pour essayer de la sauver ou pour en aggraver les apories à des fins de vertige ».

Du côté des sauveurs, le livre analyse évidemment Hugo, tentant, au risque de la grandiloquence, de retisser ce qui pourrait l’être : il lui faut pour ce faire une transcendance, quelque chose d’un Père que l’Ego-Hugo garantit. Du côté des critiques, Baudelaire « dépolitiqué » ne dédie pas pour rien Les Fleurs du Mal à son « hypocrite lecteur », « semblable » et « frère » avant de dénoncer en 1864 dans un article consacré à l’anniversaire de la naissance de Shakespeare « toutes les stupidités propres à ce XIXe siècle, où nous avons le fatigant bonheur de vivre, et où chacun est, à ce qu’il paraît, privé du droit naturel de choisir ses frères ». L’expression qui a donné son titre au livre est admirablement redoutable : avec une virulence si constante qu’Alexandre de Vitry a raison de la soupçonner de masquer un dépit (et donc une détestation proportionnelle à l’impossibilité intime de se déprendre complètement de ces « grands sentiments » que le dandy abomine) elle resserre sur la notion les lacets de ses complexités, fait jouer son paradoxe constitutif comme un véritable garrot… L’une des études les plus complexes concerne alors Péguy, dont le livre montre l’obsession fraternelle et fratricide, pour pointer chez Péguy dans la fraternité « une espèce de noyau, de matrice psychotique », où la fraternité est aux prises avec la solitude du fils unique, de l’enfant seul, du lien désespérément recherché avec les absents et les morts, et dont les splendides appels disparaîtront dans l’enfer du front de 1914.

« Le XXe siècle a-t-il aboli la fraternité ? », s’interroge alors le dernier mouvement du livre, et il n’est pas besoin de feuilleter l’album souvenirs du siècle dernier pour voir qu’il a su dans les faits la mettre à mal mieux encore que d’autres… L’apparente diversité des œuvres plus rapidement étudiées (Orwell, Malraux, Némirovsky, Cohen, Mann, Gary) effectue cependant un mouvement ascendant. Avec « Big Brother », on traverse une littérature capable de détricoter les pièges du discours, dans lequel « la fraternité ment toujours ». Avec Malraux (et on pouvait un peu s’y attendre !) la fraternité est explorée sans pouvoir s’affirmer autrement que dans la mort et l’échec ; avec Mann, elle ne cesse de se tordre et de se ramifier dans le destin paradoxal de Joseph et ses frères, en déplaçant et compliquant les fraternités mythologiques sur lesquelles Mann a bâti son roman, pour culminer dans la superbe formule de la scène de reconnaissance finale, où Joseph s’exclame : « Mes enfants, je suis votre frère »… Ces explorations d’une fraternité devenue un enjeu pour une littérature qui l’affronte à proportion que l’Histoire perd toute légitimité à la définir parvient à un « bouquet final » avec Romain Gary, qui commence en « Malraux gouailleur » dans ses figures de fraternité d’armes, et finit dans le dédoublement par lequel « l’auteur se trouve pulvérisé, schizoïdé, éparpillé en lui-même, et où il reconstruit à même cette expérience de solitude affolée, multipliée, la fraternité humaine ». Si l’on peut regretter que la méticuleuse progression des premiers chapitres devienne vers la fin de cette Histoire de la fraternité un déroulé un peu trop rapide d’auteurs qui méritaient sans doute un peu plus d’espace (mais ce grief dit assez le plaisir pris à suivre Alexandre de Vitry dans ses analyses), on voit ce qu’apporte le croisement, que d’aucuns diraient interdisciplinaire, entre étude linguistique, analyse de discours et interprétation littéraire : une variété d’approches, ici mises en ordre, qui permet de disposer d’une vision panoramique de la notion que les sciences séparées n’éclairent que partiellement.

Peut-on tirer quelques leçons, aujourd’hui, devant ce panorama tout de même assez désastré ? Faut-il renoncer à une métaphore piégée, mais aussi avec elle à ce qui rêve un apport éthique dont nous ne voyons que trop l’affreuse absence ? À la lecture des pages finales m’est revenue en mémoire celle de Jan Patocka, dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’Histoire, dans laquelle il envisageait, dans la nuit de l’Histoire, une « solidarité des ébranlés », un lien qui ne visait ni la fusion triomphale de la meute, ni la fraternité « maître-mot », mais la connaissance d’une solidarité de destin dans l’incertitude et le tremblement. Même couleur, bien sombre, que chez Gary, mais dans un partage cependant qui s’éloigne du solipsisme vertigineux et du jeu des doubles dans lequel l’écrivain s’est noyé. J’en retiens pour ma part quelques idées simples, dont je ne cache pas l’insuffisance. En premier lieu que toutes les valeurs grandiloquentes sont des pièges, et qu’il faudrait qu’une société puisse se réclamer d’une éthique sans forcément la transformer en maître-mot. Mais comment éviter que ne devienne pompière, et mensongère, une formule dès lors qu’elle est gravée dans le marbre, pétrie dans les bouches des orateurs ? Comment éviter qu’une vérité de parole ne tourne en monstrueux Discours, dès lors qu’une institution quelle qu’elle soit s’en empare ? Et par ailleurs, puisque la fraternité est à ce point piégée, pourquoi ne pas proposer « solidarité », qui nous épargne au moins ce que la métaphore charrie de ce que Musset appelait « le nid mystérieux des familles », dépasse d’un coup ce que les récentes apostrophes banlieusardes en « Frère », ou « Bro » manifestent toujours – que le « frère » demeure de sang, de race, de religion ou d’âge, qu’il relève encore de la « meute » bien plus que de ce qu’on voudrait de « fraternité » ? J’y vois un autre avantage : la triade républicaine progresserait par extension sonore, en trois syllabes, quatre syllabes, cinq syllabes, proposant au lieu d’un onze boiteux un douze déconstruit, un reste d’alexandrin, mais moderne par sa cadence… Et dans ce crescendo, il me semble qu’on percevrait mieux ce que chacune des valeurs doit à la précédente, si bien que la « solidarité » serait non pas un mot d’ordre, mais le résultat de la liberté et de l’égalité, à la condition toutefois que toutes deux soient mises en œuvre dans les faits.

Parce qu’il y a au moins une certitude, dans l’écheveau des métaphores et des mensonges, dont de récentes émeutes et un climat éruptif colorent la lecture d’un essai aussi savant : de quelque nom qu’on tente de la baptiser, l’harmonie sociale ne peut pas naître de l’injustice. Ou bien c’est que la « fraternité » qu’on évangélise est l’autre nom de l’oppression. Frères humains ou Big Brother ? La question ne manque vraiment pas d’actualité.

Olivier Barbarant

Le droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité, Alexandre de Vitry, Gallimard, 2023