Bayreuth. Il est triste de dire : passons sur l’interprétation musicale hors-norme. Je n’avais jamais entendu un Ring aussi accompli. Direction fine du jeune Pietari Inkinen, qui fuit les effets faciles et tonitruants. L’Alberich saisissant de Olafur Sigurdarson, le Siegmund à la voix mordorée qu’il sait détimbrer de façon bouleversante de Klaus Florian Vogt (on tombe amoureux), la Brünhilde sans faille de Catherine Forster (qui chantait Isolde en parallèle !). La cantatrice anglaise trouve la force, au bout de son parcours d’obstacles, de murmurer le « Ruhe, Ruhe » de la scène finale, d’une façon pour moi inédite. Mais voilà : la Regietheater a encore frappé.
Et cette fois-ci, ce n’est plus de la démythification, c’est une forme de détestation qui s’exprime. Valentin Schwartz a tout simplement réécrit l’histoire sans se soucier des écarts entre le dire et le faire. Se livrer à un tel palimpseste sur une œuvre déjà aussi complexe et obscure que Le Ring est voué à l’échec (et après on dit : l’opéra est élitiste !).
Cette gymnastique pour nous montrer quoi ? Que les bourgeois Siegfried et Brünhilde forment, par exemple, un couple dysfonctionnel, ce qui nuit à l’équilibre de leur petite fille (qui n’existe pas chez Wagner). Pudeur soudaine ? Siegmund et Sieglinde, les jumeaux bâtards de Wotan censés enfanter le héros Siegfried dans leur passion incestueuse ne le feront pas. Sieglinde, traînant en savates et en peignoir éponge pendouillant, accueille son frère, plantée près de sa planche à repasser, et enceinte jusqu’aux dents de Hundig. Adieu tragique de la lignée et transgression effrénée de tous les cadres.
Bref, Valentin Schwartz fait partie de ceux qui « promènent les chefs-d’œuvre sur leur épaule comme un sac à dos », comme l’écrivait Marguerite Yourcenar. J’ai parlé de détestation. Il faut aller la chercher aussi dans ce qui nous est donné à voir ! L’acmé de l’œuvre, le dernier acte du Crépuscule des Dieux (un concentré de ce que Wagner a peut-être écrit de plus exaltant et de plus « populaire ») se déroule au fond d’une piscine vide et crasseuse (symbole = le Rhin épuisé, aurait dit Gide). Siegfried ne chasse pas : assis sur une glacière et buvant force bières, il tente de pêcher dans une petite mare boueuse, sans succès évidemment (symbole). Arrivent les invités du mariage de l’acte précédent qui vomissent sans retenue et à qui mieux mieux dans la piscine (symbole : je déteste cette œuvre). Siegfried zigouillé, avec son inédite gamine pour le veiller, arrive la malheureuse Brünhilde parée, sur sa chemise de nuit en pilou rose beurk, de tous les merveilleux accessoires qui ont traîné au long du cycle : vieilles baskets, ray-ban, cuir de hells, canne anglaise cassée (la lance de Wotan), et un mystérieux sac en plastique d’où elle extraira la tête sanguinolente du figurant censé incarner Grane, son cheval de Walkyrie… on se vide un bidon d’essence sur la tête (déjà vu dans le précédent Ring) et descendent des cintres de beaux néons des cuisines de jadis : l’embrasement du monde !
Autre exemple : il fallait bien tourner en dérision le grand geste d’opéra qu’est la chevauchée des Walkyries. Elle a lieu dans une clinique de chirurgie esthétique. Ces dames, en Chanel et couvertes de bandes velpeau, comparent leurs implants mammaires… dont la démesure est souvent due à la nature ! Il faut « rapprocher les personnages du spectateur » : c’est le mantra répété jusqu’à plus soif par la Regietheater, au rebours de toute une tradition qui va d’Aristote à Brecht.
Le mythe dans son immobilité parle de lui-même : il fait partie de notre psyché. Il ne s’agit pas, bien sûr, de lâcher sur scène des chanteurs vêtus de strings en fourrure et équipés de casques ailés. C’est paresse de détruire le mythe pour ne surtout pas avoir à l’affronter. Ces jeunes metteurs en scène semblent découvrir, au bout de deux siècles, que Dieu est mort. Mais ce qu’ils n’entendent pas, c’est que le vide laissé par cette désertion est encore une vertigineuse angoisse métaphysique… et non le fond d’une piscine.
Vigor Caillet