Mansoor Hekmat - Commune

Penser la situation iranienne avec Mansoor Hekmat

Il y a tout juste un an, l’arrestation de Mahsa Amini par la Police des mœurs de Téhéran pour non-respect du port du voile embrasait l’Iran. À sa mort, les cris de « Femmes ! Vie ! Liberté ! » ont retenti dans tout le pays malgré la répression meurtrière du régime militaro-théocratique. En sympathie avec cette révolte, Jean Baudry dresse ici le portrait de Mansoor Hekmat (1951-2002), figure singulière du mouvement communiste iranien, opposant à la dictature islamiste et à l’imposition du port du voile aux Iraniennes.

Mansoor Hekmat est né en 1951 à Téhéran. Au début des années 1970, réalisant à Londres une thèse sous la direction de Ben Fine, économiste anglais, il développe une critique des conceptions du marxisme propagées par l’URSS et la République populaire de Chine. Il considère que ces deux régimes relèvent de formes de capitalisme étatique, et que la bourgeoisie qui possédait des terres et des entreprises y a simplement été remplacée par une bureaucratie, qui s’enrichit en dirigeant une économie administrée. Hekmat avance que les régimes stalinien et maoïste n’agissent pas à partir des principes de la lutte des classes, mais qu’ils mettent en œuvre une planification étatique visant essentiellement l’accroissement de la productivité. Au cours des décennies suivantes, il continuera de prôner un « retour à Marx » et d’affirmer qu’aucun État se revendiquant communiste ou socialiste ne peut être considéré comme tel. 

En 1978, de retour en Iran, Mansoor Hekmat est témoin de la vague d’émeutes et de grèves massives contre le régime monarchique des Pahlavi. C’est dans ce contexte qu’il participe à la fondation de l’Union des militants communistes d’Iran. Les membres de l’organisation s’appuient sur les thèses sur la révolution iranienne et le rôle du prolétariat qu’ils viennent de publier au nom du Cercle marxiste pour l’émancipation ouvrière. Ils observent que l’Iran est dépourvu d’une économie propre, et que le pays est absolument dépendant des Etats-Unis auxquels il exporte son pétrole. Dans ce contexte, les rédacteurs des thèses considèrent comme impossible l’avènement en Iran d’une démocratie libérale basée sur l’indépendance nationale, et ils invalident l’idée d’une « révolution par étape ». Ils analysent l’accroissement des inégalités imputable aux réformes libérales menée par le Shah et l’exode rural qui a fait suite aux réformes agraires. En conséquence, l’Union des militants communistes d’Iran défend l’idée d’une révolution ouvrière et urbaine.

À partir de 1979, dans l’Iran révolutionnaire, face à la répression, les travailleurs s’organisent en assemblées et en conseils ouvriers. Marqué par cette expérience, Mansoor Hekmat ne cessera de prôner la lutte directe et indépendante de toutes les bureaucraties, y compris syndicales. Il considère que les syndicats sont utilisés en Europe « pour contrôler les protestations ouvrières, prévenir la radicalisation des travailleurs, imposer des compromis dans les négociations collectives  et les assujettir aux mesures d’austérité ainsi qu’à la hausse du chômage ». En Iran, il attribue à  la dictature le fait qu’aucune organisation syndicale n’a pu se développer.

Le mouvement ouvrier, qui se structure en conseils et en assemblées générales, devient rapidement politique. Pourtant, à la révolution contre le Shah, succède une contre-révolution islamiste. Tout en condamnant les représentants de l’ancien régime, les Tribunaux révolutionnaires et les Pasdaran menacent rapidement ceux qui, en poursuivant les grèves et les manifestations, tentent de mener la révolution à son terme. Pendant un an, des conseils ouvriers et des assemblées générales continuent de se réunir, des grèves perdurent, et le pouvoir se trouve dans l’incapacité de toutes les réprimer. A partir de 1980, l’invasion de l’Iran par l’Irak contribue à refermer la séquence révolutionnaire. Mansoor Hekmat dénonce l’agression irakienne tout en refusant les discours nationalistes. Le 20 juin 1981, la proclamation de la République islamique par l’ayatollah Khomeini marque l’intensification de la répression. Vingt ans plus tard, interviewé par Radio international, Mansoor Hekmat racontera : « Les partis politiques fleurissaient, les livres de Marx et Lénine étaient en vente partout, les organisations communistes publiaient des journaux, des conseils ouvriers se constituaient, différentes organisations de femmes étaient formées, et la vague des protestation continuait de monter, jusqu’au coup d’État islamiste contre-révolutionnaire qui eut lieu le 20 juin 1981. Ils ont agressé et exécuté entre 300 et 500 personnes par jour à la prison d’Evin et, à travers tout le pays, fermé les journaux et écrasé l’opposition. (…) La liste des exécutions par le gouvernement islamiste était en fait basée sur la liste de ceux qui avaient été emprisonnés sous la monarchie. Une personne qui avait été condamnée à deux mois de prison par le gouvernement du Shah était exécutée par le régime islamique. Ils ont attaqué et assassiné exactement les mêmes gens que ceux que le régime du Shah voulait réprimer sans pouvoir le faire. »

Les membres de l’Union des militants communistes d’Iran se réfugient au Kurdistan et se rapprochent de Komala, organisation maoïste kurde de masse qui y mène une lutte armée. Mansoor Hekmat critique ceux qui voudraient expliquer la relative popularité de Khomeini par l’attitude supposée d’un peuple spontanément superstitieux et réactionnaire. Il préfère insister sur les responsabilités d’organisations politiques qui ont contribué à propager des illusions. Il critique notamment le Front national iranien, héritier de Mossadegh, coupable d’avoir répandu le mythe d’une bourgeoisie nationale progressiste prête à défendre l’indépendance et les libertés politiques. Sa critique concerne également le  Tudeh, organisation communiste alignée sur l’URSS, dont le nom peut être traduit par « Parti des masses d’Iran » et qui a, en 1979, apporté un soutien critique à Khomeini. Le Tudeh considérait que l’exercice du pouvoir par Khomeini permettrait d’émanciper l’Iran de la tutelle américaine, comme première étape avant la démocratisation et le progrès social. Plus tard, plus de 5 000 membres et sympathisants du Tudeh seront arrêtés et exécutés.

En 1983, au Kurdistan iranien, les militants de l’Union des militants communistes d’Iran et ceux de Komala fondent ensemble le Parti communiste d’Iran. Ils luttent contre l’obligation du port du voile qui vient d’être instaurée, quand une partie de la gauche iranienne considère cette question comme secondaire au moment où elle est confrontée à une répression intense et massive. Des militants avec qui Mansoor Hekmat avait fondé l’Union des militant communistes d’Iran sont assassinés. Mehdi Mirshahzadeh, arrêté en 1982 puis torturé, est finalement exécuté en 1984. En 1991, Hekmat, alors en rupture avec le mouvement nationaliste kurde, fonde le Parti communiste ouvrier d’Iran. Il contribuera aussi à la création de son équivalent en Irak. Tout en considérant l’appellation « communiste ouvrier » comme un pléonasme, le choix de ce nom permet de placer la lutte sociale au centre de toute considération. Comme en témoignent les écrits théoriques du Parti, l’organisation refuse de considérer l’action politique comme un domaine propre, et semble parfois résumer la lutte aux rapports de classe.

Pour autant, tout en défendant l’objectif d’une révolution, avec comme horizon l’édification d’une société communiste, Pour un monde meilleur, le programme que Mansoor Hekmat co-rédige en 1994, comporte un ensemble de mesures visant  l’établissement d’un État de droit en Iran. Le programme comprend l’interdiction de la torture, l’abolition de la peine de mort, le respect de la présomption d’innocence, le contrôle de la détention et l’encadrement de la garde à vue. Le PCOI est lié à l’Organisation de libération des femmes et à plusieurs mouvements de jeunesse. Il affirme des principes laïcs et même antireligieux, prône l’égalité entre les hommes et les femmes, se prononce pour la décriminalisation de l’usage des drogues, pour la légalisation de l’avortement, et il s’oppose à la répression de tout rapport sexuel entre adultes consentants.

Plus surprenant, dans son programme, le PCOI semble associer le développement technique et économique à l’adoption de certaines spécificités culturelles issues de l’Occident. Il prône par exemple l’enseignement de l’anglais dès le plus jeune âge, mais aussi l’adoption du calendrier grégorien et la substitution de l’alphabet latin au farsi. L’argument mis en avant est la nécessité d’ « en finir avec la séparation de la société iranienne du progrès scientifique, industriel et culturel dans le monde actuel ». Le programme stipule aussi que les week-ends devraient être pris « le samedi et le dimanche (au lieu du vendredi actuel) pour se conformer à la norme courante dans le monde, notamment dans les pays industriellement avancés ». Nombre de membres du PCOI vivent en exil, et certaines des revendications qu’ils avancent en Europe peuvent laisser pantois. En 1998, Rahe Kargar, l’Organisation des Travailleurs Révolutionnaires d’Iran, leur reproche d’appeler à la répression des musulmans et de participer à leur stigmatisation en menant campagne en Suède pour l’interdiction du port du voile par des jeunes filles mineures. Sans peur de l’amalgame, Mansoor Hekmat et le comité suédois du Parti communiste ouvrier d’Iran répondent que leur revendication d’interdiction du voile vise à « immuniser la Suède contre le terrorisme islamique ». Aussi, dans certains textes de cette période, Mansoor Hekmat verse parfois dans un schématisme excessif, citant peu de faits concrets à l’appui de son analyse des rapports sociaux et des dynamiques politiques.

Ses écrits les plus notables concernent la révolution iranienne de 1978-1979. Ils répondent au double objectif de défendre l’expérience révolutionnaire tout en analysant les causes de son échec. Mansoor Hekmat affirme notamment : « Il est dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Il doit être ajouté, cependant, que l’histoire qui est écrite par les vaincus est encore plus fausse et venimeuse, puisque cette dernière n’est rien de plus que la version écrite par les vainqueurs mais accompagnée de deuil, de soumission et d’auto-tromperie. (…) Dans l’histoire à la fois des vainqueurs et des vaincus, la révolution de 1979 est un pas vers la montée de l’Islam et de l’islamisme ainsi que la cause de la situation actuelle en Iran. Dans l’Histoire réelle, cependant, la révolution de 1979 a été un mouvement pour la liberté et la prospérité, mouvement qui a été brisé. »

Face aux réécritures de l’histoire, au traumatisme de la contre-révolution iranienne comme à la morosité qui, à cette époque, traverse la gauche dans le monde, Hekmat rappelle qu’en 1979 en Iran, « la population avait raison de rejeter la monarchie et la discrimination, l’inégalité, l’oppression et la dégradation qui allait avec et s’est soulevée en protestant. Elle avait raison de ne pas vouloir un roi, la Savak (la police secrète), les tortionnaires et les chambres de torture à la fin du vingtième siècle. Elle avait raison de prendre les armes contre une armée qui la massacrait dès le plus petit signe de protestation. La révolution de 1979 était un acte pour la liberté, la justice et la dignité humaine. »

Hekmat refuse d’expliquer la victoire des partisans de la théocratie par l’importance du « réseau de mosquées » et « l’essaim de petits mollahs ». Il insiste sur  la responsabilité des classes supérieures et de l’Occident dans la prise de pouvoir de Khomeini. Ainsi, écrit-il : « Les forces mêmes qui soutenaient le régime du Shah et qui entraînaient la Savak jusqu’au dernier jour ont poussé les islamistes au-devant de la révolution de 1979 (…). Des milliers de personnes – des diplomates occidentaux aux attachés militaires en passant par les journalistes honorables du monde démocratique – ont travaillé avec ardeur pendant des mois jusqu’à ce qu’une tradition réactionnaire, isolée, marginale et pourrissante soit transformée en une ‘‘direction révolutionnaire’’ et en une alternative de gouvernement pour la société urbanisée et récemment industrialisée de l’Iran de 1979. M.Khomeini n’est pas venu de Najaf ou de Qom à la tête de mollahs montés sur des ânes mais de Paris et en avion. »

Mansoor Hekmat meurt d’un cancer en 2002, à Londres, où il avait trouvé refuge. Dans certains de ses derniers textes, il tente d’analyser la recrudescence des attentats islamistes dans le monde et l’intensification des guerres menées par les Etats-Unis.

Buste de la sépulture de Mansoor Hekmat, cimetière de Highgate à Londres

Un an après sa mort, en juillet 2003, des manifestations massives ont lieu  en Iran. Le PCOI y bénéficie d’une visibilité importante en adoptant comme slogan : « Vive la liberté ! Vive l’égalité ! À bas la République islamique ! ». Les années suivantes, en Iran comme à l’étranger, le parti continue d’osciller entre la référence léniniste, des slogans d’ultra-gauche appelant à mettre en place des conseils ouvriers et des campagnes de défense des droits humains. Peu après, l’organisation connaît une scission, impulsée par des militants qui considèrent que les mots d’ordre les plus radicaux empêchent le parti d’élargir son audience. Aujourd’hui, en Iran, son influence semble limitée à quelques cercles intellectuels. À l’international, les membres du PCOI  ont été actifs en 2010 dans la campagne contre l’exécution de Sakineh Mohammadi Ashtiani, Iranienne condamnée à mort pour « adultère » et « complicité de meurtre contre son mari ». Aussi, chaque année, à l’occasion de de la Conférence internationale du travail qui se tient à Genève, le PCOI se mobilise pour tenter de faire exclure la République islamique de l’OIT.

Aujourd’hui, un an après la mort de Mahsa Amini, jeune femme kurde passée à tabac par la police des mœurs suite à son arrestation pour « port de vêtements inappropriés », c’est contre le contrôle des corps, la dictature religieuse et la répression de masse que des Iraniennes et des Iraniens se soulèvent au nom d’une certaine idée de la liberté, de la vérité et de la justice. Comme l’explique l’anthropologue Chowra Makaremi, la ligne de partage ne se situe pas entre les femmes vêtues d’un voile et celles qui n’en portent pas, mais entre d’une part un régime qui maintient cette obligation, et d’autre part les personnes qui refusent que la loi soit inscrite dans le corps des femmes et qui, par conséquent, veulent la fin de la République islamique. En outre, une Iranienne précise à l’auteur de ces lignes qu’en 2022 et 2023, dans le sillage des manifestations scandant « Femmes ! Vie ! Liberté ! » et « Mort au dictateur », nombre de femmes ne demandent pas uniquement aux hommes de les soutenir, mais appellent chacun à lutter pour ses propres droits.

Face à la révolte en cours, la répression est féroce. D’après l’État iranien lui-même, plus de 15 000 manifestants ont été placés en détention dès les premières semaines du soulèvement, et les arrestations n’ont pas cessé depuis. Selon Amnesty International, « un million de femmes photographiées et identifiées alors qu’elles ne portaient pas de voile dans leur voiture, ont reçu, selon les autorités, des SMS d’avertissement les prévenant que leur véhicule risquait de leur être confisqué. Des milliers de menaces ont déjà été mises à exécution. Des centaines d’entreprises ont été fermées de force pour ne pas avoir fait respecter les lois sur le port obligatoire du voile. D’innombrables femmes se sont vu refuser l’accès à l’éducation, aux services bancaires et aux transports publics. »

Aussi, « au cours des cinq premiers mois de l’année 2023, cinq personnes ont été exécutées en lien avec des manifestations, un homme pour « adultère » parce qu’il a eu des relations sexuelles consenties avec une femme mariée, et deux utilisateurs de réseaux sociaux pour « apostasie » et « outrage au prophète de l’Islam » notamment. » Dans le même temps, cent soixante treize personnes ont été exécutées pour des infractions liées à la législation sur les stupéfiants. La majorité des condamnés à mort sont issus des couches les plus pauvres de la population, dans l’incapacité de se renseigner sur leurs droits comme de bénéficier d’une assistance juridique indépendante. Le nombre d’exécutions est nettement supérieur à celui que connaissait l’Iran avant la révolte, et il peut être relié à une volonté d’effrayer la population.

Enfin, Amnesty International a recueilli et publié des images montrant les tombes dégradées de Mahsa Amini et de vingt victimes originaires de dix-sept villes. Aujourd’hui, date anniversaire du début du soulèvement, et alors que plus de cinq cent personnes ont été tuées dans les manifestations, Amnesty International appelle à ce que les familles puissent rendre hommage à leurs défunts.

Jean Baudry