ruins with stone pillars and walls

L’infantile, le reptile et la horde : quelques réflexions sur l’archaïque

Le philosophe Jean-Michel Galano livre pour Commune une réflexion sur l’archaïque, sujet paradoxalement loin d’être inactuel.

Les illusions d’un apprivoisement

Nous nous représentons l’archaïque. Nous en énumérons complaisamment les figures. Nous voyons souvent, dans la survivance d’une coutume ou d’une manière de faire, la confirmation des progrès réalisés depuis : ceux-ci seraient « en germe » dans celles-là, que nous regardons avec l’indulgence amusée de celui qui connait la fin de l’histoire. Le « gothique », le « brut », sont des catégories en usage dans le domaine de la mode. Le « naïf » est revendiqué par tout un courant de plasticiens. Certains écrivains, tels Claudel ou Gide, relèvent leur prose d’archaïsmes et de provincialismes dont ils font un usage modéré mais continu, à la façon dont on assaisonne un plat. Et l’on ne saurait faire le tour des lieux et surtout des personnages, à la fois inquiétants et rassurants, rassurants parce que seulement inquiétants, du folklore et de la littérature enfantine.

Ces figures et des formes de l’archaïque, pour peu qu’on y fasse attention, sont les représentations d’une animalité dominée ; dominée, c’est-à-dire domestiquée, ou encore entrée dans la maison (domus) du maître (dominus), maison ou demeure dans laquelle on exhibe ici ou là des trophées, hures et griffes d’animaux sauvages qu’on dit étrangement « naturalisées », étrangement car il s’agit précisément du contraire : arrachées à la nature et intégrées à l’ordre culturel en qualité de signes d’une angoisse levée, d’une victoire obtenue.

Il est aisé, et tentant, de penser ou plutôt de se représenter l’archaïsme sur le modèle géologique de la couche sédimentaire qui affleure de loin en loin, ou comme le fait Marcel Mauss dans l’Essai sur le don, comme un « roc » : les échanges non marchands antérieurs aux échanges normés par la monnaie et continuant à fonctionner « de façon sous-jacente » dans nos sociétés constitueraient « un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés ». Mauss espérait ainsi donner à voir « le marché avant l’institution des marchands », perspective diamétralement opposée à celle de Marx pour qui c’est le marché qui, au rythme du développement des échanges et des progrès techniques, « fait » le marchand.

Le roc, modèle spatial facile à se représenter : l’archaïque, dépassé en droit, réapparaîtrait parfois en fait, de façon désagréable mais somme toute inoffensive ; « Le sommeil de la raison engendre des monstres ». Les résurgences de l’archaïque seraient en général dominées, vouées à l’onirique.

Les choses ne sont-elles pas différentes ? Car les représentations mentionnées ci-dessus ne sont justement que cela : des représentations. Des représentations, c’est-à-dire des figurations spatiales et statiques, de empaillements et des momifications.

Or, il y a un phénomène déroutant, et impensable dans les catégories rassurantes évoquées ci-dessus : celui de la névrose. Pourquoi par exemple des personnes manifestent des répulsions phobiques à la vue, et même à la simple évocation d’un anomal empaillé ? Pourquoi ce rapport ambivalent à l’animal, objet selon les cas de tendresse et d’horreur ? Un rapport qui est plus généralement celui de l’être humain civilisé à la nature, idéalisée en représentation mais tolérée dans les faits à doses homéopathiques ?  Quel statut donner au sentiment mixte de désir et d’horreur, si bien décrit par Lévi-Strauss, que nous inspire le « cru » sous toutes ses dormes

De fait, comme l’avait vu Freud et avant lui Schopenhauer, l’archaïque n’est pas seulement, ni principalement, ce qui est enfoui et recouvert. Il est bien plutôt occulté, et vit de sa dynamique propre. Le serpent est toujours prêt à se réveiller et à mordre. Et il n’est pas sûr que, par sa dynamique reptilienne, l’archaïque ne puisse s’infiltrer dans des médiations et des procédures rationnelles et de relations sociales, les soumettant à son vouloir.

Une instance de déformation : de Hegel à Schopenhauer

On le sait depuis Hegel, les catégories de l’entendement, utiles et même indispensables quand il s’agir de classer, d’énumérer, de différencier, d’identifier, nous livrent la vision d’un monde partes extra partes, faits de morceaux distincts juxtaposés comme une immense mosaïque. Un monde connaissable mais statique, et connaissable seulement comme statique : la connaissance d’entendement est un processus infini d’étiquetage, et à ce titre l’une des figures du « mauvais infini ». Les catégories d’entendement paient leur efficacité d’une abstraction majeure : celle du mouvement. Fortement opposé au systématisme hégélien et plus encore à l’identification de la vie et de l’esprit qui en est le pivot, Schopenhauer est d’accord avec Hegel sur un point, négatif mais névralgique : la critique de la représentation. Mais alors que pour Hegel la représentation est l’immobilisation par l’entendement fini d’un moment dans un processus et reste donc d’ordre cognitif, Schopenhauer la considère comme une réaction vitale. Pour l’un, la vie est la vie de l’esprit, pour l’autre la vie est sans esprit, ou, mieux, instrumentalise ce qu’il est convenu d’appeler l’esprit.  Se représenter le monde comme un ensemble de phénomènes coordonnés entre eux ne constitue pas selon Schopenhauer une appropriation de l’en-soi des choses ou de la chose en soi, mais un moyen pour chaque individu d’affirmer une certaine autonomie liée à son vouloir-vivre.

C’est le vouloir-vivre qui façonne et entretient les formes. On peut le dire à l’inverse : les formes sont toujours les formes du vouloir-vivre, elles en sont les moyens et l’expression. L’essence d’une forme, c’est la séparation et la différenciation d’avec les autres formes. Toute forme cherche la distinction. Des morales et des esthétiques s’enclenchent là : qu’on pense au dandysme, à « l’art pour l’art »au « culte du moi » ou à toutes les formes d’émancipation individuelle insoucieuses du destin collectif.

Toute forme est le moment d’une formation, et aussi bien d’une déformation. Hegel l’avait fortement souligné, de façon spéculative, dans la Logique de l’essence : « L’examen de tout ce qui existe montre que, malgré l’égalité à soi, toute chose est inégale et contradictoire ». Pour Hegel, toute chose est porteuse de son propre contraire, ce qui l’amène à cette formule qui annonce à certains égards Schopenhauer : « l’heure de sa naissance est déjà l’heure de sa mort ».

Mais alors que Hegel pose une contradiction interne aux choses et pose les choses comme nœuds de rapports, Schopenhauer la place d’abord entre la représentation, qui est pour l’individu, et la Volonté, qui est pour l’espèce. Selon lui, la vie n’est pas la vie de l’esprit ni la « simple vie » sociale des interactions humaines, mais exclusivement la vie biologique. Le vouloir-vivre schopenhauérien est un vouloir survivre. Démarche délibérément et rigoureusement réductrice. Dans cette démarche, la contradiction essentielle se situe entre les formes dans lesquelles l’individu se représente le monde pour satisfaire son vouloir-vivre, et la Volonté, impersonnelle et répétitive, qui est la véritable « chose en soi », qui ne veut rien de particulier, ignore les formes qu’elle dissout sans les connaître.

L’individu forme, le vouloir-vivre se ramifie en une infinie diversité de formes, la Volonté déforme. Elle rebat les cartes, pourrait-on dire.  Alors que le monde tel que nous le connaissons, celui de la représentation et des phénomènes, « n’est que le rêve de notre cerveau », lequel enchaîne les impressions sensibles selon les règles de la logique causale d’entendement et dans les cadres a priori de l’espace et du temps, nous faisons l’expérience intime de notre corps. Celui-ci n’est pas un objet parmi les objets, simple phénomène localisé et divisible en parties. Mais il n’est pas seulement pure et orgueilleuse subjectivité individuelle.  Sous-jacentes à ce que je peux me représenter de lui et même vouloir consciemment pour lui se trouve un grouillement de besoins troubles, inconnus ou mal connus du Moi, et qui expriment, le plus souvent en sourdine, les besoins archaïques de l’espèce.  Le corps est l’expression d’une volonté. Il en est l’incarnation précaire, le « phénomène ».

La volonté nous articule à la nature. Ce n’est que dans l’ordre de la représentation que l’individu la fragmente, s’en approprie un succédané qu’i appelle de ce nom, pare de motifs et la met en complémentarité avec l’intellect. « Le rapport de la partie et du tout n’appartient qu’à l’espace ».  La volonté est une, elle est le fond de tous les phénomènes, de la pierre qui tombe au magnétisme, de la croissance des végétaux à la vie organique.

Schopenhauer formule ainsi une théorie, celle de l’immanence d’une Volonté irrationnelle et intemporelle, fonds archaïque refoulé mais toujours présent, à la manière d’un destin. Une référence littéraire et l’étude d’un cas concret nous permettront peut-être d’étayer cette anticipation du freudisme.

Les sanglots d’André Gide

Si le grain ne meurt est le récit, somme toute assez classique, de la formation d’un homme dans un milieu social donné, à une époque donnée. Ce qui singularise le parcours biographique qui nous est ici rapporté, c’est le poids qu’y occupe la sexualité, longtemps refoulée puis assumée dans sa dimension homosexuelle, pour devenir non seulement moment mais moyen d’émancipation. Tout cela est bien connu, et le récit de Gide est clair et factuel. Cependant, on trouve en son centre un épisode marqué du sceau de mystère, et référé explicitement dans une note à « certaines pages de Schopenhauer », celui où l’auteur parle de « deux éclairs, deux sursauts étranges qui secouèrent un instant (sa) torpeur », le mettant en contact avec « l’invisible réalité ». Le premier de ces éclairs est la détresse qui le remplit, encore tout enfant, à l’annonce de la mort d’un lointain cousin. « Ce n’était pas précisément la mort du petit cousin qui me faisait pleurer, mais je ne sais quoi, mais une angoisse indéfinissable (…) plus tard, en lisant certaines pages de Schopenhauer, il m’a semblé tout à coup la comprendre c’est le souvenir du premier Schaudern à l’annonce de cette mort que malhré moi j’évoquai».

« Le second tressaillement est plus bizarre encore (…) je devais avoir onze ans (…) J’avais été en classe ce matin-là. Que s’était-il passé ? Rien, peut-être. Alors pourquoi tout à coup me décomposai-je et, tombant entre les bras de maman, sanglotant, convulsé, sentis-je à nouveau cette angoisse inexprimable, la même exactement que lors de la mort de mon petit cousin ? On eût dit que brusquement s’ouvrait l’écluse particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue dont le flot s’engouffrait démesurément dans mon cœur ; j’étais moins triste qu’épouvanté, mais comment expliquer cela à ma mère, qui ne distinguait, à travers mes sanglots, que ces confises paroles que je répétais avec désespoir : -Je ne suis pas pareil aux autres, je ne suis pas pareil aux autres ! »

Dans cette « mer commune » dont le déferlement balaie l’individualité, il est difficile de ne pas reconnaître la Volonté schopenhauerienne. Rien de libérateur ici au sens positif du terme, semble-t-il. Mais « les autres » dont il est fait mention ici, ce sont les petits camarades de l’Ecole Alsacienne, dont chacun est invité à cultiver orgueilleusement son individualité, à exalter son vouloir-vivre.

David et la pulsion anonyme

David, quarante-deux ans aujourd’hui, revient en analyse sur un souvenir d’adolescence qu’il prétend avoir maîtrisé. « J’avais seize ans à l’époque, j’étais élève de première dans une boîte privée non mixte. Je n’avais encore eu aucune expérience sexuelle et, contrairement à la plupart de mes camarades dont certains étaient très précoces et d’autres très en recherche de ce côté-là, j’étais plutôt indifférent à ce genre de choses. J’avais deux sœurs plus jeunes dont j’étais proche, notre famille était unie et sans problèmes matériels, je m’intéressais à mon travail scolaire et je faisais pas mal de sport, de la natation et du cross essentiellement. J’avais des amis, mais pas d’ami intime. Je ne sortais pas beaucoup, mais on me considérait à l’école et au sport comme quelqu’un d’agréable. J’étais heureux.

Evidemment, j’avais mes inquiétudes et mes petits secrets. Je me sentais gauche et inexpérimenté.  Plusieurs fois, j’avais reçu des « propositions » de la part de certains camarades, que j’avais repoussées en rougissant. Certains ne se gênaient pas pour me dire ce que j’étais un puceau, et, quoique vexé au fond, j’en riais sans essayer de nier. J’avais déjà échangé des caresses avec des cousins et des copains de vacances, sans accorder plus d’importance qu’il n’y fallait à ces investigations. Interrogé sur mon idéal féminin, j’avais un discours tout prêt auquel je m’efforçais de croire : une fille blonde avec des yeux en amande et des cheveux raides démesurément longs. Mes interlocuteurs n’en demandaient pas davantage, cela donnait matière à leur excitation et ils me laissaient tranquille.

Tous les midis, je rentrais à la maison pour déjeuner avec ma mère et mes sœurs. Je n’habitais qu’à trois stations de métro et les cours ne reprenaient qu’à deux heures.  Je me plaçais toujours en queue de train, pour être sorti plus vite.

Je finis par remarquer que, de l’autre côté des rails, une fille attendait souvent son métro à la même heure que moi, pour aller en sens inverse. Ce qui me la fit remarquer, ce fut d’abord son extraordinaire laideur. Bien qu’elle eût des seins et des fessiers très développés, c’était une espèce d’hommasse aux épaules larges, trapue, avec une mâchoire carrée, des jambes arquées avec des cuisses énormes et des bras très courts, à la limite de la difformité. Elle devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, un visage dur et vulgaire, une tignasse de cheveux noirs frisés. Je crois qu’elle boitait. Elle était toujours habillée d’un costume en jean, ce qui lui donnait un vague look de figurante de western semblait attester son renoncement définitif à toute féminité.

Mon premier sentiment quand je la remarquai fut un mélange de répulsion et de commisération. Je n’aurais jamais imaginé qu’une femme pût être aussi disgraciée.  La pauvre fille ! Comme la vie devait être dure pour elle ! Sans doute travaillait-elle dans un bureau, peut-être faisait-elle des ménages ? Elle devait être courageuse, se tenait très droite. Sa dignité m’inspirait un certain respect Mais cette costaude était pénible à regarder, et si je n’avais pas de mépris pour elle, j’avais du dégoût. . J’étais plutôt content quand je ne la voyais pas.

Un jour, alors que je vaquais à une occupation quelconque, je m’aperçus que je pensais à elle. Il n’y avait aucune raison à cela. Son image me revenait sans cesse en mémoire. C’était comme si quelqu’un d’extérieur se plaisait à l’y introduire, de plus en plus souvent. Que se passait-il ? Jamais nos regards ne s’étaient croisés, jamais je ne l’avais vue ailleurs que, deux ou trois fois par semaine, sur ce quai de métro. M’avait-elle remarqué ? Peut-être : il y avait assez peu de onde sur les quais. Mais j’avais un physique très banal, et l’habitude de passer inaperçu.

La prochaine fois que je me retrouvai face à elle, je me souviens qu’elle regardait vers le sol, je sentis au creux de mon ventre une pulsion totalement inconnue de moi jusqu’alors. C’était comme un coup de colère venu du plus profond de mes entrailles, une sorte d’appel d’ébranlement. C’était un besoin violent, grossier, obscène, un besoin animal de la posséder. Bouleversé, je reconnus la pulsion bestiale qui conduit au viol, à la haine et au saccage. Je crois bien que j’étouffai un cri. J’étais humilié de cette chose innommable qui se jouait en moi, qui se jouait de moi. Je sus immédiatement que mon enfance était terminée et mon innocence perdue.

J’avais imaginé jusqu’alors que mon échéance surviendrait dans un contexte de douceur et de réciprocité, avec une ou un partenaire « choisi », à tous les sens du terme. Je détestais la brutalité. J’avais entendu parler du viol, mais je croyais que c’était un phénomène extrêmement rare ; j’avais dit les mots qu’il fallait à mes sœurs pour les mettre en garde, tout comme l’avaient fait nos parents, et j’étais à peu près sûr que rien de tel ne pouvait m’arriver. Mais que cela puisse arriver par moi, que je puisse éprouver ce besoin, cette ignoble tentation, être traversé par lui, être non pas en danger mais dangereux, et cela sans qu’il y ait le moindre désir, j’en fus sidéré. »

L’ordre du pulsionnel

Le témoignage de David n’a rien de particulièrement original. Il ne fait que recouper un certain nombre d’autres : citons pour être bref celui de Danielle P., 50 ans, qui ayant eu ses premières règles à l’âge de dix ans, se vivait comme une enfant dans un corps de femme et avait subi comme un traumatisme le regard de certains hommes. Ce qui est intéressant dans le cas de David, c’est que sans se percevoir comme objet de désir ou comme sujet désirant, il a conscience d’être traversé, à son corps défendant, par une force impersonnelle qui s’est introduite clandestinement en lui. Ill est particulièrement troublé par le fait que le besoin ressenti n’ait pas pris la forme d’une érection : une érection, cela peut arriver, mais cela reste une circonstance individuelle qu’on choisit de gérer de telle ou telle façon, avec gêne ou amusement, et en général avec les deux. Ce qui m’a échappé, eh bien c’est à moi que ça a échappé. Cela aurait pu, et dû, ne pas m’échapper ; de fait ; l’argot graveleux désigne souvent l’organe sexuel comme un outil. Le désir est une charnière, une médiation entre l’espèce et l’individu. Le besoin, quand il s’exprime, est la submersion de l’individu dans l’espèce, l’abolition de son vouloir-vivre. La métaphore gidienne de la « mer commune » trouve ici tout son sens.  Il est probable que, confronté à une jeune fille désirable, David n’aurait pas pris conscience de ce besoin, et l’aurait travesti en désir, s’épargnant la dure expérience culpabilisante de l’archaïque et de la bestialité.

Dans l’Abrégé de psychanalyse, Freud, qui avait lu Schopenhauer, écrit que « le Ça (das Es) est l’ensemble des pulsions (Triebe) émanées de la vie organique, et qui trouvent en lui une première expression psychique ». De même, dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse, après avoir repris cette notion d’expression et souligné que le peu que nous savons du Ca est indirect, il souligne que celui-ci est régi par le principe de plaisir et ignore le négatif, la contradiction et plus généralement la normativité. Ce qu’il exprime, ce ne sont même pas, comme il arrive à Freud de le dire, les « intérêts de l’espèce » : c’est l’espèce, immanente à chaque individu, étrangère à toute notion et à tour calcul d’intérêt.

Une immanence qui est aussi, bien entendu, immanence à la foule. L’archaïque est une égalisation par le bas. Les défenses et les normes élaborées par l’individu au cours du processus éducatif, très visibles dans le récit de David (affectation de goûts individuels, compassion, attention portée à l’individualité de l’autre) constituent des digues relativement efficaces contre les dynamiques pulsionnelles. Or une donnée élémentaire de la psychologie des groupes humains, c’est l’affaiblissement parfois total de ces barrières. Déjà Saint Augustin, s’interrogeant sur la raison du péché qu’il avait commis (un vol en réunion, comme on dirait aujourd’hui), avoue son incapacité d’y trouver une explication rationnelle, mais constate : « Si j’avais été seul, je ne l’aurais pas commis ». Une remarque de Elias Canetti, dans Masse et puissance, permet de prolonger cette réflexion : alors que dans la vie courante, nous faisons scrupuleusement attention à ne pas nous toucher même quand nous sommes obligés de nous côtoyer, par exemple dans une salle de classe ou dans un bureau, nous n’hésitons pas, dans les phénomènes de foule, à nous écraser les uns sur les autres. La goule n’a ni centre ni limites ni règles d’organisation, mais des pulsions violentes et destructrices, extérieures à chacun des individus qui la composent, peuvent y exercer leur domination. Et les audiences de tribunaux abondent où l‘on a le plus grand mal à établir des responsabilités individuelles pour une bagarre ou un lynchage. Aussi insatisfaisante qu’elle soit, la théorie freudienne de la horde primitive a au moins le mérite de proposer un modèle explicatif aux phénomènes de violence régressive et de sauvagerie qui surviennent sporadiquement dans routes les sociétés.

Transformer, autant que faire se peut, l’immanence de l’espèce à l’individu en immanence du genre humain, telle est la révolution copernicienne qui constitue l’idéal de tout processus éducatif et civilisationnel. « Autant que faire se peut » : l’art, le jeu, les mythologies… abondent en figures et en figurations de l’archaïque, au point qu’on peut sérieusement se demander si cette prolifération n’a pas à voir avec leur essence même. Toute symbolisation fait régresser l’archaïque vers un statut relativement maîtrisé, statut qui est celui d’une base, à la fois active et agie, réservoir d’énergie pulsionnelle confrontées à des interdits, à des moyens de satisfaction culturels et à des possibilités de compromis.  Toute sublimation est sublimation de l’archaïque, jeu avec lui, économie où lui est concédée une place menue : celle de ce qui est piquant, excitant et surtout stylisé. La sauvagerie, faute de pouvoir être éliminée, bascule du côté du fantasme, de l’esthétique, mais aussi de la qualification criminelle. Ce sont là des marges indispensables mais tremblantes, des exutoires nécessairement approximatifs mais indispensables à la vie sociale.

Jean-Michel Galano