Avec les ruptures climatiques mondiales, la question écologique s’invite dans la production poétique contemporaine. Rodolphe Perez propose ici une réflexion sur le pouvoir de la poésie face aux discours d’apocalypse à partir de deux recueils récents : La Ruée vers l’ombre d’Arthur Billerey et La Fin du monde de Guillaume Marie et Samuel Deshayes.
« J’ai peur du vent de l’ombre et la lumière
J’ai peur en moi d’un enfer mal dompté
Vivre est toujours cette terreur première
Du vivre ôté »
Les Adieux, Aragon.
Face à ce qui semble la fin du monde, que peut la poésie ? et doit-elle seulement quelque chose ? Sans doute, a minima, peut-elle clarifier : comment croire à la fin du monde sans croire à la fin de l’Histoire ? Et pourtant, la lecture hégélienne semble désormais bien éculée et dépassée. Foin de cycles et de monde d’avant face au monde d’après. Car après tout, rien n’est mort qui ne vive encore un peu, et peut-on répondre à la fin du monde par une écologie de la rédemption ? Certains spéculent déjà une esthétique du devenir-déchet dans le détour que serait l’éco-poétique, et d’un détour singulier : non pas qu’il fût anecdotique mais il biaiserait d’un détour heureux la droite ligne promise par le Capital. Que peut, alors, la poésie, face à ce « devenir » qui, s’il devient bien un concept universitaire et critique fécond, prend parfois la forme intolérable d’un « devenir-déchet » dans lequel nous serions tous recyclés au profit d’une économie qui demeure capitaliste, car lui n’en finit pas de ne pas mourir. In fine, il serait surtout question de dépasser le spectacle et son commentaire, pour revenir au réel.
Face à l’apparente fin du monde, que peut la poésie ? Si d’aucuns lui assignent pour tâche de réparer, il nous paraît plutôt que son pouvoir réside en ce qu’elle peut signaler et dire. La poésie, lorsqu’elle signale et dit, ouvre des voies et crée du lien, même dans le désespoir de la séparation d’avec le monde. Il existe une poésie florale, plus légère, qui croit dire que le monde est vert, ce qu’il a toujours été d’ailleurs, quoique la Terre fut bleue d’orange un temps. Elle a le mérite de consoler les cœurs et nous épargner quelques grilles de lectures trop eschatologiques, fussent-elles, il est vrai, pratiques, puisqu’elles ordonnent le monde et rassurent notre péril de mort. Mais nous ne sommes pas des héroïnes tragiques, nous dansons sans lustre sur les ruines depuis toujours sans doute, et dans le désordre. A-t-on d’ailleurs seulement dansé en ordre ? Ce n’est pas dire, ballottés entre l’écologisme mou à tri sélectif et le moralisme dévitalisant que la menace n’existe pas mais dire, dans la langue d’Aragon, combien « il faut regarder le néant / En face pour savoir en triompher ».
Autrement dit : où la littérature peut-elle dépasser l’inanité du discours qui promet à la mort, change de mondes comme on zappe le mauvais film dans un geste de tabula rasa qui n’efface pourtant rien – ne crevant pas, l’Histoire s’endort, se tait, s’oublie, mais elle reste comme une géologie du commun – tout en nous enjoignant à l’expiation sans catharsis ? Endormis que nous persistons à être, malgré nos revendications, dans l’économie consolante du divertissement. Aussi, le discours mou de l’écologisme, qui se veut revendicatif, comme le discours politique sur la fin du monde, obstruent l’horizon qu’ils limitent, d’un même mouvement, à la négation d’une possibilité authentique de résistance. Nous faisons le pari que la poésie peut la signaler et la dire, pour dépasser le simulacre spectaculaire et lui préférer une véritable saisie du réel. Cette perspective est celle de Samuel Deshayes et Guillaume Marie, dans La Fin du monde paru aux éditions Lanskine. Ils disent la dilapidation d’un monde qui accumule les médiocrités de sa consommation frénétique, signalent l’effondrement des logiques d’accaparation et d’égotisme. Elle est aussi celle d’Arthur Billerey dans La Ruée vers l’ombre, aux éditions Empreintes. Il dit la paix de la parole sensible qui tourne le dos au spectacle, il signale l’humilité de l’individu dans la recherche d’une harmonie avec son milieu.

Voilà sans doute ce que peut la poésie : résister à l’apparent ordonnancement de la catastrophe, simulacre qui dévitalise la menace pourtant réelle, éclater de rire au nez de cette image factice pour garder brûlant le souffle qui nous anime. Sans doute est-ce quelque chose de cela que donne à lire La fin du monde, ce poème édité avec l’énergie toujours communicative de Catherine Tourné aux éditions Lanskine. Rencontre entre une épopée et une chanson de geste sans geste, d’un geste d’écriture dans le désordre qui n’est pas la gloire revendiquée, La Fin du monde dit dans un éclat de rire le gouffre de ce fameux anthropocène qui nous ronge et nous attache à la croyance absurde de notre place dans le monde. De même, les poètes moquent ce nombrilisme qui, au seuil du désastre, nous tient fermement attachés à notre importance plutôt qu’à notre petitesse. Et si, comme l’écrit Pascal, la « mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril », la perspective troublante de ce poème-monstre réside bien en ce qu’elle nous met face à la banalité médiocre de notre condition tout en jouant savoureusement avec la langue, tantôt le vers, tantôt la prose.
Face à ce qui semble la fin du monde, la poésie saurait rire, retourner l’image donnée du drame pour mieux tricher avec la duperie du réel, apporter, par l’écriture, la réponse burlesque de Marie et Deshayes. Après tout, que voudrions-nous sincèrement préserver de notre médiocre geste qui ne mériterait pas d’être englouti dans la gorge déployée et infernale de la fin des temps que nous chantent Guillaume Marie et Samuel Deshayes ? Puisque même
« Les sauterelles se souvenaient avec appétit de l’Égypte
Que dire encore ?
J’avais un peu faim. »
Sans doute n’est-ce pas l’Histoire qui s’effondre, mais la conscience historique. Les sauterelles et les mouches bourdonnent encore aux oreilles des Orestes que nous sommes, comme dans la mythologie pourchassés et exilés par les furies et les vindictes. La Fin du monde serait en quelque sorte l’anti-Setmaine, ce poème-monstre de Du Bartas, sous-titré ou la création du monde et qui chante, comme son nom l’indique, comment s’est construit notre monde :
« Que ne fais-tu profit, o frenetique France,
Des signes dont le ciel t’appelle à repentance ?
Peux-tu voir d’un œil sec ce feu prodigieux
Qui nous rend chaque soir effroyables les cieux ? »
Ils demeurent, ces cieux effroyables, dans La fin du monde (ou sa destruction), où chacun s’accroche à jouer son rôle jusqu’à être dévoré par la fin des temps.
Reporté pour cause de réformes, le déluge viendra sans doute après nous mais :
« si seulement tu savais y trouver la réponse à quel sens a ta vie plonger, au fond le gouffre t’est déjà connu sans y penser, rien attendre, sans retenue éteindre les questions en quoi tu te survis ». Si la bouche béante du monde réclame avec appétit son dû, nous ne pouvons ignorer qu’existe l’Histoire. Alors, et c’est aussi cela que l’Histoire, nous pouvons demeurer dans le survivance, fût-elle frêle, et poser sur cette même bouche un pied de danseur : la légèreté d’Hermès et la puissance du pied de vigne.
Face à ce qui semble la fin du monde, la réponse alors n’est pas le rire du bourgeois empêtré dans sa gêne de classe qui claironne de sa gauche l’épandage du verdissement pour mieux détruire de sa droite et sur l’autel de son capitalisme des ressources qui sont à tous. Il reste toujours possible, pour mieux démasquer le jeu de dupe, de lui répondre par le mépris d’un soufflet inopiné comme chez Molière, qui peut être le rire viscéral d’un renversement, le miroir au tain acide qu’on lui tendrait. Car l’éclat de rire, qu’il soit soufflet comique ou instinct ventral a ceci de puissant que nous rappelle Georges Bataille : il décharge soudain toute la valeur autoritaire d’une image ou d’un phénomène, il la réduit au simulacre qu’elle est. Il y a donc le bonheur de la littérature qui répond par le burlesque et le comique, par la fantaisie du jeu de mots comme jouissance et rire. Mais il y a aussi le lyrisme doux d’une mélancolie réflexive, comme celle, pudique et sensible, d’Arthur Billerey.
Autre versant d’une poésie du sujet au monde, d’une poésie qui résiste à l’anxiété galopante et aliénante, La ruée vers l’ombre, qui vient de recevoir le Prix Rimbaud, est paru aux éditions Empreintes. Ce recueil sensible et délicat dit le lien de l’individu à la nature, d’un lyrisme qui ne s’étouffe jamais dans le gonflement du moi et nous épargne l’omniprésence subjective fermée. Il ouvre, au contraire, le territoire du sensible, comme à leur manière Marie et Deshayes déchirent les images d’une terre trop humaine pour en montrer l’étendue. L’écriture de Billerey trace cette ruée vers l’ombre en temps de suffocation comme une invitation à la rencontre au cœur de la nature. L’auteur y associe les images du vivant à celles d’un souffle physique et intérieur.
« il est écrit dans le journal
qu’il faut changer drastiquement
nos modes de vie nos habitudes
la viande saupoudrée de sel
l’avenir sur ta main que j’aime
le vieux pourquoi sous le comment »
Face au temps qui se réchauffe et à l’Histoire réchauffée, le poème révèle de la chaleur un indicateur pluriel de notre rapport au contemporain.
« ce qui nous frappait le matin
de haut en bas de droite à gauche
nous achevait la nuit venue
nous ne dormions même plus nus »
Le poème, s’il donne à penser l’Histoire et l’implication de l’individu, c’est précisément dans son rapport à autrui. Il rappelle l’importance de la transmission : que dire de l’enfance qui joue au ballon sur le bitume si le bitume fume et se fera brasier où se fondre ? Il témoigne également de notre rapport aux autres individus : quel est ce semblable qu’éloigne ma brûlure ? Quand les ombres « semblent fuir nos corps / comme on efface une empreinte / mais qui suis-je pour juger / l’abandon qui reste brûlure ? »
Que peut la poésie face à ce qui semble la fin du monde sinon nous épargner tout moralisme de contrebande (non qu’il ne faille une morale commune pour répondre à l’Histoire et au vivre-ensemble), pour nous montrer sans pathos un décentrement salvateur et un souci de l’autre ? Il nous reste à défendre que la poésie est une des voies de l’espérance en tant que forme de résistance, comme l’écrit Frédéric Boyer dans Là où le cœur attend :
« L’espérance nous ne l’aimons plus. Monte un peu partout autour de nous une haine de l’espérance, elle-même nouvelle, une haine infinie, une haine de vieillards qui s’élève chaque jour contre cette apostasie, disent-ils. Cette apostasie de la réalité de ce qui est, de ce qui fait loi, de ce que nous devrions conserver, poursuivre, calculer, et non abandonner pour de vaines pensées et des chimères […]. Cette apostasie et cette renégation perpétuelle faisant de l’espérant ce perpétuel renégat du monde qui lui est donné et pire, cet apostat du temps lui-même, du temps qui passe. Reconnaissons-le, espérer c’est faire une infidélité perpétuelle. Car celui qui veut espérer, c’est-à-dire être fidèle à ses espoirs doit se faire incessamment infidèle aux incessantes, successives, infatigables, à toutes les renaissantes déceptions, à tous les retards, atermoiements, obstacles, murs et impasses qui se dressent sur son chemin d’espoir. L’homme qui veut demeurer fidèle à son espoir, doit se faire incessamment fidèle aux déceptions, aux injustices inépuisablement et apparemment triomphantes. Cette perpétuelle infidélité est d’autant plus difficile à tenir, comme on dit tenir sa foi, que les sanctions implacables s’appliquent à celui qui espère fidèlement, contre la fidélité au temps présent, plus exactement aux fatalités grossières dans lesquelles nous retenons illusoirement le temps. Mais aussi parce que l’espérance est toujours incessamment ce risque pris sur elle-même, celui qui espère est souvent condamné à l’inconsolable. Et chacun sait que l’on ne revient jamais indemne de ses espérances perdues. Toute espérance sincère prend son pari. Celui de ne pas être, de ne pas arriver, de n’avoir été sur des modèles de désir et de l’imagination ou de la foi vaine. L’espérance a toujours été du côté de ce qui tremble et s’évanouit […]. Si le chagrin fait de nous les témoins de ce qui nous obsède dans le malheur, ou est-ce le malheur lui-même cette fois cette force obsédante et paralysante, l’espérance nous en délivre avec danger, nous faisans accepter la représentation de ce que nous n’avons pas encore, de ce que nous ne sommes pas encore. »
Il reste désormais à prendre le pari d’un espoir du commun, dont la littérature montre les voies. Il reste dans l’Histoire la possibilité de se tenir danseurs et danseuses sur ce qui tremble et s’évanouit – c’est-à-dire l’expérience sensible du fait d’être mortels.
Rodolphe Perez