Pier Paolo Pasolini, Repérages en Palestine

Pier Paolo Pasolini : Repérages en Palestine

En écho lointain et pacifique à l’actualité terrible, Commune publie, traduit et introduit par Anthony Crézégut, le texte des repérages faits par Pier Paolo Pasoloni en Palestine en 1963 pour la préparation de L’Évangile selon Saint Mathieu. Le cinéaste y décrit avec mysticisme et poésie les lieux et les hommes, juifs et arabes, qui peuplent ces terres à ses yeux sacrées.

Le texte qui suit est le récit d’une partie du voyage de Pier-Paolo Pasolini en 1963, lors de ses repérages en Palestine en vue de son film Il Vangelo secondo Matteo (L’Évangile selon Saint Mathieu). Ces notes de voyages filmées donnèrent lieu à un documentaire, Sopralluoghi in Palestina per il Vangelo secondo Matteo, rendu public en 1965 sur les écrans italiens, un an après la sortie de L’Évangile, dédié au pape Jean XXIII avec sa célèbre encyclique Pacem in terris (Paix sur la terre) initiant un tournant progressiste dans l’Église avec le concile Vatican II.

Ce texte est extrait de la bande-son de ce documentaire.

Confronté à une désillusion face à ce qu’il voit du côté israélien comme palestinien, Pasolini décidera finalement de tourner le film dans le Mezzogiorno, le sud italien, en Basilicate, Calabre et dans les Pouilles.

Deux réalités qui se font face. Une seule urgence pour le cinéaste. Trouver des figurants, des lieux, des éclats d’une réalité d’un autre temps. Sa conclusion est qu’il ne peut les trouver car ils n’existent plus, et le cinéaste, au cœur de cette modernité morbide, erre en vain « en quête des frères qui ne sont plus » [1].

Au-delà de l’actualité brûlante et déchirante, il s’agit de la diffusion d’un document à la valeur heuristique et humaine exceptionnelle. Ni long commentaire érudit ni addenda digressifs ne se substituent à la lecture du texte, tel quel. On y retrouvera une prescience du drame à venir, sans aucun manichéisme ni jugement péremptoire. Observer, tâcher de comprendre, méditer. Pasolini le dit, sa sensibilité est esthétique, spirituelle, les implications éthiques ou politiques sont secondaires. Au lecteur dans sa liberté de le lire en fonction de sa sensibilité.

Ce dialogue avec un prêtre catholique implanté en Orient est loin du ton des Lettere luterane [2] bien que leur esprit soit déjà là, en germe : un désenchantement stupéfait quant à la finalité de la modernité déshumanisante, la perte irrémédiable de tous ces résidus archaïques, qui portent des noms et ont des visages, ceux d’une humanité en déshérence, dépossédée.

Le désenchantement est patent parmi les Israéliens. On ressent une sympathie première pour les pionniers socialisants des kibboutzim, une admiration pour la modernité technique de l’État naissant. Et pourtant, cette fièvre constructrice porte en elle un incendie destructeur. Cette ultra-modernité détruit toute tradition enracinée sur cette terre bénie et maudite, toute trace de l’archaïque jusqu’au sens profond du sacré.

Pasolini peut imaginer le côté palestinien, arabe, comme leur envers. Mais leur histoire est interpénétrée, et il ne peut échapper à la désillusion là non plus. La sympathie pasolinienne à l’égard des Palestiniens est indéniable, analogue à celle qu’il ressent pour le peuple romain des bas-fonds, non sans souffle romantique ou penchant subalterniste. Ce sont de jeunes hommes qui portent sur eux un primitivisme presque sauvage – celui que méprisent les hypermodernes d’en face –, une pureté, une innocence qui semblent hors du temps et des lieux.

C’est aussi pour cette raison qu’ils ne sont guère plus utilisables que leurs homologues israéliens pour un film, dont l’objet reste situé et ancré. Ils sont le visage d’une humanité première en voie d’extinction, ils errent sur une terre désolée, oubliés dans ces limbes ou prisonniers de cet enfer moderne.

Pour finir, ce texte peut et doit être relu à la lumière des fameuses notes du cinéaste-poète pour un poème sur le Tiers-monde, dans son intégralité, tournant le dos à la modernité du Nord sans illusion si ce n’est celle d’un pari désespéré pour le Sud. En citant ses notes sur le conflit israélo-arabe après la guerre de 1967 : « En effet, le jeune cultivé israélien et le jeune arabe analphabète sont une seule et même personne. Un même garçon, mort, à qui personne ne pourra rendre jamais la vie perdue pour des raisons historiques dont le caractère disproportionné face à l’éternité n’a aucune justification » [3].

Anthony Crézégut [4]


[1] Pier-Paolo Pasolini, Poesia in forma di rosa [Poésie en forme de rose], Milan, Garzanti, 1964 ; « Io sono una forza del passato… » [Je suis une force du passé] dans Poésies 1943-1970, Paris, Gallimard, 1990, p.371.

[2] P-P. Pasolini, Lettres luthériennes. Petit traité pédagogique, Paris, Seuil Points, 2002.

[3] Pier-Paolo Pasolini, « Appunti per un pœma sul Terzo Mondo » [1968], dans Walter Siti et Franco Zabagli (dir.), Per il cinema, Milan, Mondadori, 2011, pp. 2677-2681.

[4] Anthony Crézégut a soutenu en 2020 une thèse d’Histoire, « Inventer Gramsci au XXe siècle : décomposition d’une intelligence française au prisme italien » (Institut d’études politique de Paris, dir. Marc Lazar). Il est enseignant en section binationale (ESABAC) italienne. Il a publié plusieurs articles ou contributions dans des ouvrages collectifs (Marx, une passion française, 2018 ; Studi gramsciani nel mondo : Gramsci in Francia, 2020) ou des revues (Décalages, LVSL, Historia Magistra, International Gramsci Journal, Cahier d’études italiennes, 1895 revue d’histoire du cinéma, La Pensée) et participé à l’ouvrage Tout sur Pasolini (J.A. Gili, R. Chiesi, S. Cirillo et P. Spila, dir., Editions Gremese, 2022).


Repérages en Palestine

PASOLINI (hors-champ dans la salle de doublage, s’adresse à un interlocuteur muet) : Regarde un peu cette vue, nous sommes chanceux. Nous sommes, je crois, à une cinquantaine de kilomètres de Tel Aviv.

Toute la matinée, je parcourais une campagne si similaire à l’italienne, très moderne, industrialisée ; et me voilà soudain devant cette vision. Au fond, c’était ce que je cherchais avec une espérance immense : un monde biblique, archaïque.

DON ANDREA : Saint Jean Baptiste fait référence à cette scène là-bas sur le Jourdain, quand il apostrophe les Scribes et les Pharisiens qui se présentent à lui, et leur rappelle leur responsabilité.

Ils seront saisis comme ce blé que l’on jette en l’air. L’ivraie se disperse, sera jetée au feu, et il restera le bon grain.

PPP : C’est cette scène-là. Ici, tout près, il y a un long goulot d’étranglement à la frontière entre Israël et la Jordanie ; de sorte que la Galilée est encore lointaine, la Galilée appartient à Israël, et à cet endroit, le monde arabe est très proche. Et là voici en réalité cette vision qui est absolument typique du monde archaïque des Arabes. Ce soleil, cette paille, comme tu vois, sont des éléments typiques de la figuration… d’une parabole évangélique. Ici, il n’y aurait rien à changer de particulier : cette tente, cette botte de foin, les mouvements de ce vieux paysan.

DA : voilà, c’est le passage de l’Évangile qui se réfère au mont de la transfiguration, le Tabor.

PPP : « Jésus prit avec lui Pierre, Jacques, et Jean et il les conduisit à l’écart sur une haute montagne » (Mathieu, 17 :1)

DA : sur la droite, se trouve le lac de Tibériade

PPP : C’était au moment où mes espérances étaient encore intactes, je pensais vraiment qu’Israël, les lieux mêmes, enfin ceux de la prédication du Christ, pouvaient être le décor parfait pour mon film, sans en changer la moindre chose. Cependant, dès ce moment-là, je commençais à nourrir le soupçon qu’il y avait dans cette campagne quelque chose de trop moderne, de trop industriel. D’ici peu de temps, en effet, je verrai, suivant notre route à bord de la Fiat qui nous conduisait à Nazareth, au cœur de la Galilée, vers le lac de Tibériade, je verrai un paysage, disons-le comme cela, contaminé par la modernité : des petites maisons blanches d’ouvriers, des usines, etc., etc. Alors mon espérance était déjà ébranlée par la constatation de certains éléments, absolument dissonants avec ceux que j’imaginais pour le décor de mon film.

Voilà, ce sont ces petites maisons israéliennes que tu pourrais très bien voir dans l’Agro romain ou même en Suisse. Dominées, si l’on comprend bien, par la vision majestueuse du mont Tabor qui, comme tu l’as vu, ressemble quelque peu au Soratte.

Nous sommes arrivés par une chaleur effrayante, funèbre, sur les rives du lac de Tibériade, et, comme je le te le dirais bientôt, en personne, derrière l’écran, ma première impression était celle d’une grande modestie, d’une grande petitesse, d’une grande humilité.

Ici, nous sommes à mi-chemin, sur le Mont des Béatitudes. Ici probablement se réunissait la foule qui écoutait le Christ, et là-haut, là où se trouve cette petite église à la coupole noire, probablement le Christ parlait à la foule.

Une zone épouvantablement désolée, aride, ressemble à ces lieux les plus abandonnés de la Calabre ou des Pouilles. Et là-bas se trouve le tac de Tibériade, tranquille sous le soleil.

Ce qui m’a fait le plus impression, c’est l’extrême petitesse, la misère et l’humilité de ce lieu. C’était un … pour moi qui attendais ce lieu, ce monde des béatitudes, comme un des lieux les plus fabuleux du film, et du spectacle qu’aurait offert la Palestine, ce fut une impression incroyable de petitesse, je répète, d’humilité, une grande leçon d’humilité.

Au fond, je pensais que tout ce qu’a fait et dit le Christ, ces petits évangiles, une prédication sur cette petite terre, une petite région faite de quatre collines arides, un mont, le Calvaire, où il a été tué ; tout cela tient dans le creux de la main.

À ce moment-là, selon l’Evangile de Saint Jean, le Christ a investi Pierre de sa mission : « Pierre, sur cette pierre », etc, etc. Aujourd’hui, c’est le jour de Saint-Pierre et Paul, et Don Andrea célèbre la messe.

Sur les rives du lac Tibériade se trouve une petite église, tenue par je ne sais quel ordre. Ce fut une grande expérience pour moi de visiter les lieux saints avec Don Andrea. Avant tout pour tout ce qu’il a su me dire et m’expliquer du point de vue philologique et historique, ce qui est absolument précieux. Et puis pour les expériences que j’ai pu avoir de ses réactions, qui ont été des réactions parfaites et qui me donnent… avec une grande précision l’idée de ce que sera le public catholique qui verra mon film. Les réactions de Don Andrea, ensuite, m’apparaissaient clairement puisqu’il était, comme je le sentais bien à son accent, vénitien et que donc nous avions eu une enfance bien similaire. Mon expérience enfantine du catholicisme vénitien liturgique est similaire à la sienne, donc j’ai retrouvé en lui certaines réactions de mon enfance.

Nous allons désormais vers Capharnaüm. Autre belle surprise, une des dernières toutefois, parce qu’ensuite le monde se fera de plus en plus moderne, et de fait peu mobilisable pour mon film, comme je l’ai en tête désormais. Toutefois, cette vision effroyablement aride, abandonnée, des rives du lac de Tibériade, restitue parfaitement l’idée du lieu où le Christ allait méditer et pleurer.

PPP : Je suis un peu découragé, Don Andrea, parce que s’il s’agissait d’écrire des vers, et probablement je les écrirai, Capharnaüm est un lieu sublime dans sa petitesse, dans son étroitesse angoissante à l’extrême, dans son absence absolue de tout décor ; mais pour un film la chose qui m’impressionne quelque peu ; il n’y a pas de scène autour de laquelle je pourrai tourner. Comment ça se fait ? Vous pensez que toute l’histoire évangélique est faite de ces choses infiniment petites, des misères, sans décor, dépouillées, étouffantes, dévorées par le soleil ?

DA : Il y a évidemment aussi de cela, sans nul doute. Je dirais que le but particulier devrait être celui-ci : résumer, absorber l’esprit de cette situation. Et puis, si possible, le faire revivre, si possible le reconstruire, l’inventer qui sait encore, dans un tout autre environnement, dans un tout autre lieu. Mais puisqu’ils ont eu lieu en ce li… en cette scène, sur ces lieux, sur cette scène, ce sol qui a été piétiné. Il y a cette mer, cette synagogue, ici se trouvent tous ces monts où Jésus est venu et où Jésus a parlé. Il y a une sorte de géographie de la Palestine, une géographie de la Terre Sainte. Et je crois qu’il faut cheminer par-là, en pensant, réfléchissant, méditant pour en absorber l’esprit. Alors, par la suite, on pourra aussi le réinventer en un tout autre lieu, le réimaginer, l’adapter aussi à sa propre sensibilité, à sa propre imagination. Et alors on en verra une chose nouvelle, parce que je crois vraiment que l’on peut parler à partir d’une photographie des lieux ; je crois que c’est chose complètement hors-sol.

PPP : Mah, pour ce qui me concerne, je pense avoir complètement transformé mon imagination sur les lieux sacrés. Donc plus qu’adapter les lieux à mon imagination, je devrai adapter mon imagination aux lieux.

PPP : Encore sur les rives du lac de Tibériade, ce petit lieu que les anciens Hébreux appelaient « la mer », et que j’imaginais comme une immense mer, précisément.

Bien au contraire, on peut ici constater la modernité de la structure sociale d’Israel, et le bien-être véritable qui habite cette nation. Je le dis parce qu’au cas où on devait tourner ce film ici, j’imagine que ce serait très difficile trouver des figurants : ils travaillent tous, et leur travail est bien rémunéré et surtout c’est un travail idéal.

Désormais nous allons sur la rive opposée du lac de Tibériade.

PPP : Don Andrea, je vous le confesse qu’être ici, aussi brutalement et physiquement, devant la brutale fixité du Jourdain, toucher ses herbes, s’appuyer sur ses arbres, me donne un sentiment de gêne, presque une sorte de manque de respect. Mais vous savez à qui je pense, je pense aux grands frères italiens des siècles passés, aux peintres, à Pollaiolo, à tous les autres qui ont peint le baptême du Christ … qui ont dû s’imaginer le Jourdain. Ceux pour qui le Jourdain était lointain, au-delà des mers et des monts, quelque chose d’inaccessible. Pour moi, c’est ici. Désormais je me sens, comme je me répète, gêné pour des raisons esthétiques. Mais sur la sacralité, disons religieuse, chrétienne, vous, avec votre détachement paisible, que pourriez-vous me dire ?

DA : je peux vous dire que le Jourdain est la référence historique et religieuse de toute l’histoire hébraïque, parce que là commence l’entrée des Hébreux qui passent le Jourdain et cela finit, dans l’Ancien Testament, par le baptême de Jean-Baptiste, dont les Hébreux sont invités à recevoir le baptême sur le Jourdain, à se préparer à la venue du Messie. Comme le Jourdain traverse toute la Palestine, il traverse encore plus toute l’histoire. Du nord au sud, et ainsi de même toute l’histoire du peuple juif, c’est une référence proprement religieuse au Jourdain, qui se réfère ensuite à la préparation du Nouveau Testament. C’est un fleuve minuscule, il faudrait sans doute prendre la comparaison avec beaucoup de finesse, et le replacer dans l’histoire et la religion des Hébreux, mais on ne peut pas le comparer au Nil, on ne peut pas le comparer au Gange. C’est une peccadille, une vétille.

PPP : Eh oui, un ruisseau pauvre, humble, à l’agonie, tout vert ; cela a toujours été ainsi.

PPP : ici nous sommes dans un kibboutz aux confins du Jourdain, exactement face à Capharnaüm, qui est là-bas, au fond.

C’était en ce lieu que le Christ se retirait pour méditer, où la foule le suivait, où est advenu le miracle des pains, où est advenu le miracle des porcs précipités dans l’eau. De ces monts, là-haut, où émergeait le village ou la petite ville de Gadara, désormais se trouvent les soldats syriens, qui souvent et volontiers tirent sur les Hébreux qui sont ici à travailler sur ce petit morceau de terre. Comme tu le vois, ces montagnes sont bien similaires à celles de la région de Crotone, je ne sais pas si tu connais, entre Cutro et Crotone, sur les rives de la mer Ionienne.

Et ces oliveraies sont exactement les oliveraies de la Pouille, autour de Tarente, autour de Bari.

Nous allons vers Nazareth, laissant derrière nous, au nord, la Galilée.

Ici se trouve le territoire des Arabes restés en territoire israélien : les Druzes. Voilà un autre moment très beau de notre voyage : un paysage de deux mille, trois mille, cinq mille ans … les ânes, et la Bible … le monde de la Bible.

Le sous-prolétariat arabe est l’unique à être resté vraiment antique et archaïque, tandis que, comme je te le répète, la société israélienne est très moderne, et cela se reflète tant sur les visages que dans leurs vêtements, ou leurs coutumes. Voilà, j’imagine un peu ainsi ce paysage et les personnages, et le travail des personnages… au moment où le Christ commence le prêche et apparaît dans les campagnes qui vont vers Capharnaüm. Probablement les premiers hommes qui l’ont entendu devaient être dans une attitude proche de ceux que nous voyons là.

Et ce sont les villages des Druzes, une population arabe, cependant, comme je le verrai, souvent très proche des populations sous-prolétariennes européennes ; et c’est pourquoi, du moins comme ils disent, ils sont le produit d’un croisement entre les Arabes et les Croisés.

Bien des villes et des villages où advinrent les miracles du Christ de mon film, je ne sais pas… des possédés exorcisés… des lépreux, les aveugles guéris… les lieux des miracles du Christ seront un peu comme ceux-là, qui du reste, je te répète, comme tu le vois ressemblent beaucoup à certains lieux des Pouilles, je ne sais pas, Massfara ou Bari la vieille, cela ressemble beaucoup à cela.

[Avec des gamins dans la rue]

PPP : Do you speak English ?

GAMIN: Yes

PPP: You are arab ?

GAMIN: Yes

PPP: Very well. Your religion ?

GAMIN: …

PPP: Your religion … you are Christian or muslim ?

GAMIN: Christian

PPP : comme tu le vois, le problème des figurants serait vraiment un problème insoluble, parce que, comme je te le répète, les Juifs seraient inutilisables. Et comme tu le vois, les visages des Arabes sont des visages où le prêche du Christ n’est absolument pas passé. Ce sont des visages préchrétiens, païens, indifférents, joyeux, animalesques.

Nous allions toujours en direction de Nazareth, nous passions… par des coins, disons-le comme cela, colonisés par les Israéliens : les kibboutz, avec leurs silos, leur aspect de coopératives d’Etat, absolument modernes. Tout cela, ces arbres sont tous issus du reboisement. Dans ce kibboutz je me suis arrêté pour discuter un peu avec les habitants, sur leurs problèmes.

FEMME : Ah, ici ils reçoivent les amis, les groupes plus restreints d’amis et organisent ainsi leurs soirées.

PPP : donc, vous avez un enfant, il me semble, un enfant de quel âge ?

FEMME : deux ans. Deux ans.

PPP : Deux ans. Et vous… il me semble que vos rapports de mère à fille sont… beaux, bons, féconds… ou vous avez quelque chose à redire sur ce mode d’éducation ?

FEMME : C’est une question, je crois… un élément fondamental. Je crois que toute mère a quelque chose à redire sur ce point, sur cette… méthode éducative. Personnellement je pense que ce moyen d’éducation est peut-être le plus complet, le plus juste pour éduquer un enfant qui existe en ce moment, dans le monde. Instinctivement, j’aurais beaucoup à redire, du fait que chaque mère, instinctivement, veut éduquer son enfant, le faire grandir, le voir manger et… soigner son enfant. Et on n’en a pas la possibilité, avec cette méthode. Mais d’une façon plus intellectuelle, si je peux dire, quand j’y repense, je suis plus que convaincue que c’est une méthode éducative bien plus juste par rapport à toutes les autres.

PPP : J’ai compris. Vous aussi avez été une fille, et maintenant mère depuis bien peu de temps. Ici, tout près, il y a votre mère (je m’adresse à la mère de la jeune femme). Je voudrais demander à votre mère, qui aide à l’éducation de son petit-fils ici, si… quelle différence trouve-t-elle entre la façon dont elle a éduqué sa grande fille, et la façon dont sa grande fille éduque son petit-fils.

MERE de la FILLE : je trouve que… le système est bien plus, bien plus complet, en ce sens qu’on ne retire rien de l’amour d’une mère pour son fils, parce que ma mère, quand elle se trouve avec son fils, n’a pas d’autre souci que lui. Et elle met de côté ses préoccupations habituelles, ses pensées, ses préoccupations quotidiennes, pour penser seulement à son fils.

Et le fils tire, de sa mère, de l’amour maternel et paternel, il absorbe vraiment, précisément tout le meilleur.

FEMME : Dire ce qu’est un kibboutz en peu de mots est une chose vraiment très difficile.

PPP : bah, essaie

FEMME : je crois que c’est un groupe de gens qui… ont les mêmes idées politiques, et avec le même idéal du point de vue social, qui vivent ensemble, ont le même but dans la vie. Et chacun de nous, plus ou moins, je crois que tu interprètes de façon un peu différente ce que peut être cette fin.

PPP : c’est bon, d’accord, disons, spirituellement. Mais sur le plan organisationnel : comment est organisé un kibboutz ? Vous pouvez me l’expliquez monsieur Luzzatti ?

LUZZATTI : du point de vue collectiviste. C’est-à-dire que le travail, et aussi… toutes les autres choses qui sont faites du point de vue collectiviste et démocratique. Ce sont… des organisations du travail, il y a une organisation sociale et démocratique de toutes… les commissions. Il y a une commission du travail, il y a le secrétariat, il y a les secteurs d’activité sont organisés de façon assez démo… dans une optique démocratique : c’est-à-dire qu’il y a un responsable et… puis il y a divers secteurs d’activité.

Ici à Barham il y a… un verger qui est très vaste, et c’est l’occupation principale.

Puis nous avons des aquariums, pour les poissons, qui ne sont pas juste ici, ils sont plus loin, dans la vallée de l’Ohule, où nous avons des carpes. Nous produisons 50 tonnes de carpes par an.

Ici, en ce lieu, nous avons le… un poulailler, qui est assez grand, une, une étable, encore assez vaste, et nous avons un troupeau de brebis qui… nous demande beaucoup de travail.

PPP : Attends, peut-être que je me souviens de ces vers que j’ai écrit durant ce voyage mémorable :

Peut-être qu’il y eut quelque chose ici

Mais toi, en tirant, tu as fait feu sur ce peu

Qui était ton monde ici-bas

En le laissant comme consumé par ton feu

En réalité, sur ce paysage, dans ces villages produits d’autres civilisations, qui se sont surimposées à d’autres civilisations après le prêche du Christ, tout semble réduit en cendres. Brûlé dans la matière comme dans l’esprit.

Un énorme champ de ruines. Voilà ce qu’est le monde arabe, sous-prolétarien, pour Israël. Et nous parlions de cela ici, Don Andrea et moi ? Mah, probablement une des discussions habituelles où je tendais à voir le monde des temps christiques, un peu comme ce qui m’apparaissait devant les yeux ici tout autour : un monde plutôt misérable, pastoral, archaïque, en miettes. Tandis que Don Andrea tendait toujours à voir, y compris dans l’environnement qui entourait le Christ, une certaine dignité, probablement la dignité telle qu’elle nous apparaît dans le monde moderne, et nous n’étions pas toujours d’accord sur ce point. En somme, je tendais à voir les villages comme ils sont ici : des villages de gens misérables, tandis que Don Andrea me disait qu’en réalité les villages, au temps des Hébreux, devaient être bien plus dignes que ceux-ci.

Et voilà, nous sommes là dans les lieux où se produisirent les Noces de Cana.

Et nous sommes en route vers Nazareth, en faisant une sorte de farandole infernale. Le village que nous avons vu auparavant était en contrebas du mont Tabor. Voilà un groupe de possibles miraculés, de gens misérables, déguenillés, qui n’attend rien d’autre qu’un miracle. Probablement tu as compris que, dans cette phase de notre voyage, je m’étais posé comme problème, comme but de ma recherche, de trouver des villages, des lieux, des visages, qui puissent se substituer aux villages, aux visages, aux lieux modernes. Par exemple, je sais que Nazareth est une ville très moderne, et donc je ne pourrai jamais utiliser Nazareth pour représenter la ville Nazareth. Et nous y voilà. Il n’y a pas besoin de commentaire pour te dire combien c’est absolument inutilisable pour notre film.

Jusqu’alors je n’ai rien trouvé, en Israel, qui puisse jouer le rôle de Nazareth, au sens philologique comme poétique.

Soit un excès de misère comme les villages des Druzes ou des Arabes, ou un excès de couleur comme dans ces quartiers populaires de Nazareth, ou alors un sentiment de modernité, comme tu as vu l’avant l’apparition de Nazareth, des gratte-ciel dignes d’une grande cité néo-capitaliste.

Et comme j’étais toujours à la recherche de visages, d’individus uniques, de façons singulières de s’habiller. Et à propos de la façon de s’habiller, un gros problème restait celui des costumes du film.

Nous allions vers le désert, direction Beersheba, l’ancienne Bersabée. Ce désert, qui a été conquis jour par jour, si l’on peut dire ainsi, par les Israéliens, est habité encore par des tribus de Bédouins. Nous y voilà.

Sur ces images, il y a bien peu à dire, elles parlent d’elles-mêmes. Ce fut une aventure, une parenthèse du voyage plus qu’une véritable recherche. Parce que, comme tu le vois, tout ce matériel est inutilisable.

Ce sont toujours les mêmes visages que l’on a vu dans les villages des Druzes, doux, beaux, joyaux, et un poil lugubres, funestes ; ils sont d’une douceur animalesque, absolument préchrétienne. Ici n’est pas passé le prêche du Christ, même de loin.

Les images sont éblouissantes. Et probablement, elles sont bien fidèles aux images que nous avons quand nous pensons aux Hébreux qui traversaient le désert.

Nous sommes sur les rives de la Mer Morte.

La voilà, là-bas. Il s’agit de l’unique paysage, de tous ceux que j’ai vus… de mes recherches, qui d’une certaine manière a contredit l’expérience fondamentale que j’ai fait dans ce voyage, autrement dit l’unique qui en soi, dans ses caractéristiques, comme tu le vois, porte l’empreinte de la majesté. Tout le reste est sublime et solennel dans son humilité et dans sa petitesse, mais ce n’est jamais grandiose, et cela n’a jamais cet aspect cyclopéen. Je dirais même terrorisant. Je me trouve là, dans cette espèce d’obélisque, c’est l’unique fil ombrageux de toute la région.

Un paysage lunaire terrifiant.

Le seul à ne pas être traumatisé par cette vision, atroce dans le fond, était don Andrea, avec l’ordre extrême, absolu de sa tête. Ici je cherchais un paysage, qui me servirait pour les quarante jours passés par le Christ dans le désert. Et c’est à peu près qu’ici que le Christ était venu. À dire vrai, la zone précise est de ce côté… mais les caractéristiques sont extrêmement proches. Autre halte, très brève, dans notre voyage, une halte très… colorée, folklorique. Voilà des montagnes, bien similaires à celles où probablement le Christ s’était retiré pour méditer et où s’était produite la tentation du Démon.

Ici, où surgirent Sodome et Gomorrhe, se trouvent de grands centres industriels.

Eh, l’unique véritable problème si je devais tourner le film en Italie, à la place ce type d’espace, est de reconstruire ce désert. C’est sûr, cette immensité, je ne l’aurai jamais. Je connais des lieux assez similaires sur les hauteurs de l’Etna, mais cette immensité d’horizon, je ne pourrai jamais l’obtenir.

Et désormais, enfin, nous allions vers Jérusalem. Le lieu central, le plus émouvant, du voyage. Avec Don Andrea nous résumions notre itinéraire : voilà là-haut la Galilée, nous étions descendus vers le Sud, nous sommes arrivés à Beersheba. Et désormais nous remontions, et allions vers Jérusalem.

Nous allions, pour être plus exact, vers la partie la plus israélienne de Jérusalem qui, comme tu le sais, est divisée par une frontière. Les parties les plus intéressantes, pour mon film, sont dans la partie cisjordanienne.

Et voilà le même et habituel paysage israélien, qui mêle des éléments extrêmement archaïques et encore bibliques, des résidus précisément de la longue domination politique arabe avec des espaces – qui sont la majorité – d’absolue modernité industrielle, due précisément au nouvel Etat d’Israel. Il ne me semble pas que le paysage se distingue particulièrement du paysage moyen de l’Italie méridionale. Voilà, ici on pourrait très bien être dans les Pouilles… encore ici, dans les Pouilles, en Calabre, en Sicile.

C’est Jérusalem.

DON ANDREA : Docteur Pasolini, vous avez devant vous le tissu de frontières entre Israël et la Jordanie ; et d’ici on voit l’espace central des derniers jours de la Passion, de la vie de Jésus. Le mont des Oliviers, la Vallée du Cèdre avec Gethsémani et le lieu antique du temple, Issio. Vous avez visité désormais toute la Palestine d’Israel, on ira peut-être en Jordanie.

Quelles sont vos impressions sur ce territoire, sur ces lieux sur lesquels vous avez cheminé, et sur ceux dont a parlé Jésus ?

PPP : Ce faisceau de frontières nous divise concrètement, si j’ai bien compris, non seulement de la Jordanie c’est-à-dire pas… pas seulement il divise Israël de la Jordanie, il divise notre voyage, mais il divise les recherches pour notre film.

Ce que nous avons vu, ce sont les lieux du prêche, nous nous apprêtions à regarder les lieux de la Passion.

Pour ce qui est des lieux du prêche, nous en avons déjà tant parlé. Je ne pourrais pas parler de déception, ce serait absolument absurde. Du point de vue pratique, peut-être que c’est le cas, je suis déçu. Je n’ai rien trouvé qui puisse me servir pour mon film. Ni les paysages ni les personnages, les paysages ce sont quatre pentes érodées, et les personnages ce sont les Juifs… aux visages extrêmement modernes. Qui ont tout de suite sur eux… toute la culture contemporaine du romantisme jusqu’à nos jours, profondément ; ils en sont profondément lacérés et ont perdu tous les caractères, disons-le comme cela, archaïques, que je voudrais retrouver pour mon film.

Et c’est le paysage qui m’intrigue le plus, c’est justement ce paysage, ce choix que le Christ a fait d’un lieu aussi terriblement aride, aussi terriblement dépouillé, aussi terriblement dépourvu de tout agrément. Quatre pentes érodées, le fond d’un lac ténébreusement chaud, et rien d’autre. Tout cela on peut le reconstruire ailleurs, évidemment.

DA : docteur Pasolini, vous avez parlé de déception pratique. Nous pouvons penser qu’au temps de Jésus, la Galilée devait être différente, le milieu palestinien, avant les invasions arabes, devait être plus fleuri, un peu plus riches. Ses impressions, je dirais spirituelle, sur le milieu ?

PPP : Vous voyez don Andrea, le mot spirituel a pour nous deux un sens probablement un peu différent. Quand vous dites spirituel, vous entendez surtout religieux, intime et religieux. Pour moi spirituel correspond à esthétique. Maintenant, si en venant ici, j’ai une désillusion pratique, cela n’a guère d’importance. En revanche, qu’à cette déception pratique corresponde une profonde révélation esthétique, c’est bien plus important. Cette révélation esthétique que j’ai eue, au sens où elle est advenue précisément dans un champ que je croyais posséder complètement, c’est mon idée que les choses, plus elles sont petites et humbles, plus elles sont profondes et belles. Cette idée mienne a subi ici une secousse, et bien plus que cela… cette chose est encore plus vraie que je ne me l’imaginais. Donc, l’idée de ces quatre pentes érodées du prêche est devenue une idée esthétique, et en cela spirituelle.

DA : je vous ferai lire, docteur Pasolini, une pensée de Saint-Paul qui, je crois, correspond parfaitement à votre affirmation.

PPP : voilà le faisceau de frontières dont parlait Don Andrea juste avant.

À partir de là s’étend la Jérusalem cisjordanienne. Jérusalem est un lieu absolument particulier en Israël. C’est un autre monde, c’est un monde dans un monde. Et si auparavant l’inspiration stylistique pour mon film avait eu un caractère donné, ce que plus ou moins confusément je te disais jusqu’alors, la vision de Jérusalem m’a suggéré d’autres possibilités. Précisément en vertu de ses caractéristiques différentes. Jérusalem est grandiose, indubitablement. Il y a quelque chose d’historiquement sublime dans son aspect.

Et, évidemment, le moment du film où apparaîtra Jérusalem, ne pourra qu’imprimer au film une patte stylistique différente. Je veux dire que Jérusalem apparaît, dans l’histoire racontée par Mathieu, au moment où le prêche du Christ, d’étroitement religieux, en quelque sorte, sans la volonté consciente du Christ et des apôtres, mais pour des raisons objectivement historiques, devient un fait, par-delà le religieux, aussi public et politique. Maintenant, évidemment, ce ne sera pas dit explicitement dans le film, ce serait une absurdité, mais ce sera dit implicitement, et ce sera dit à travers une transformation stylistique du récit. Tandis qu’auparavant tout est absolument pur, simple, scandé avec un absolu extrême, le moment de l’arrivée à Jérusalem marquera une nouvelle étape dans le film.

Il y aura dans le film quelque chose de grandiose.

Voilà, comment le Christ est probablement entré à Jérusalem.

Ici nous sommes en Jordanie, il y a la joie, et la vivacité des lieux sous-prolétariens et pauvres. Voilà une nouvelle entrée du Christ à Jérusalem, au trot allègre d’un âne.

Mais autour de lui, il y aura évidemment la majesté de la foule. Tout humble soit-elle, la majesté d’une capitale, qui était le centre… c’était le centre, du commerce et de la vie publique, politique, sociale, de toute cette région du monde.

Voilà la porte par laquelle le Christ est entré. Il me semble qu’elle s’appelle la Porte du Soleil. Là-haut, le Jardin de Gethsémani, le lieu où précisément le Christ voyait Jérusalem à ses pieds.

Je ne me rappelle plus le nom de cette église ni sa fonction. Il me faudrait là maintenant la présence de Don Andrea, pour m’aider à te rappeler les détails de ce que nous voyons ici, à ce moment précis du film.

La tête de don Andrea, si bien ordonnée, si précise, où tout s’insère avec la plus grande simplicité. Tandis que j’étais constamment troublé par des effondrements intérieurs, par des perspectives historiques, dans la tête de Don Andrea tout se disposait de façon brute, comme sur la façade de l’éternité. Ici nous descendions, vers la fontaine de Siloé, un des lieux les plus beaux que j’ai vu autour de Jérusalem. Je ne me rappelle même pas le nom de cette église, et de quoi on devrait se rappeler…  Ici nous sommes sur la vallée de Géhenne, je crois. C’était plus ou moins la vision de Jérusalem, dans une tout autre perspective mais assez similaire, que devaient voir le Christ et le diable, depuis le pinacle du Temple.

Le mur des Lamentations.

Voilà les lieux et les personnages qui probablement nous reviendront par… une élaboration stylistique du film. C’est très difficile d’improviser ici dans une salle de doublage, où je cherche laborieusement à me rappeler les noms des lieux, à te donner l’émotion de ce moment.

Voilà les oliviers, au naturel poignant.

Nous sommes au cœur de Jérusalem, la route qui mène au Sépulcre. Nous descendons toujours par les ruelles de la Casbah arabe, avec ses stratifications, comme tu le vois, des Croisés et des Normands autour… vers l’église du Sépulcre.

PPP : Écoute, don Andrea, ici derrière nous nous avons… quelques mètres carrés de rochers, le Calvaire se trouvait à cinq ou six mètres, il me semble, de la tombe du Christ et… toujours les mêmes mesures, les mêmes dimensions extrêmement petites et humbles dans tout l’Evangile. C’est sur ces mesures extrêmement petites comme un énorme faucon, un énorme aigle, que s’est érigée une structure architectonique pleine de stratifications historiques, de complications, etc, etc. Je ne me réfère pas à la partie, disons-le comme ça, vénale, un peu gênante du fait qu’ici se trouvent des coptes, des catholiques, etc. Non, non, je le dis précisément du point de vue culturel et historique, quel effet cela vous fait cette élaboration de la parole du Christ, que se surimpose à son humilité tant de grandeur majestueuse ?

DA : La parole de Jésus ici s’est développée, toute génération qui est venue l’a prise, l’a méditée, l’a réévaluée, l’a reconstruite, l’a pensée, a cherché que… qu’en faire, en faire quelque chose, de façon extérieure et visible, qui puisse nous impressionner, et qui puisse impressionner aussi les autres. Je ressens bien ce milieu, sous l’aspect historique : successions de peuples, successions de civilisations, successions de gens qui sont venus, qui ont apporté quelque chose, qui ont pris la parole de Jésus, qui en a gardé quelque chose, et qui d’une certaine manière a cherché à l’honorer, comme la parole du Seigneur mérite d’être honorée.

PPP : Si moi, je cherche à m’abstraire de cette espèce de monstre culturel, architectonique, si je revenais à m’inspirer juste de ces quelques mètres carrés de… de… d’herbe chétive, calcinée et de roches qu’il y avait ici : vous m’approuveriez ou me désapprouveriez ?

DA : Je ne vois aucune difficulté ici, et je crois cette idée pleinement autorisée.

PPP : Voilà la porte de Damas, ou aux alentours de la porte de Damas. Beh, ici se trouve le matériel à voir, à observer pour… pour ensuite l’employer, disons-le comme cela, dans la scène où arrivent les Rois Mages avant d’aller à Bethléem, et ils demandent des nouvelles aux gens. Le marché où ils sont arrivés pourrait être ainsi. Si l’on excepte les vêtements européens, les autres ont dû restés un peu pareil. Voilà ici des détails, qui vont peut-être me servir, au moins comme souvenir, comme sentiment vague, de ces moments où la foule se rassemble autour du Christ, attendant le miracle. Le moment où… où par exemple Christ a un moment de douleur et de déplaisir quand il voit tant de superstition dans la foule, et il se retire, il va par-delà le lac, mais la foule le suit. Voilà la foule, qui l’entoure attendant des miracles, probablement qu’il passait son temps ainsi, à parler, en mangeant quelque pâtisserie. Comme cette vieille, là.

Nous allons vers Bethléem, à la fin de notre voyage, nous allons, pour ainsi dire, à ce qui aurait dû être le début de l’histoire.

Un paysage tragique, comme tu vois, brûlé par le soleil, abandonné. Et ici se trouve une grotte, qui a, c’est vrai, des formes assez modernes, mais dans le fond elle devait être très proche de celle où est né le Christ. J’ai voulu m’arrêter là pour faire un petit repérage. Désormais, naturellement, elle est habitée par de pauvres gens arabes.

Pauvres gens en guenilles, qui attend le miracle au gré d’une pièce de monnaie.

En courant vers Bethléem, Don Andrea m’a montré cette phrase de Saint Paul dont il me parlait à Jérusalem, la voilà : « Dieu a fait les choses les plus absurdes de notre monde pour confondre les sachants. Dieu a choisi ce qui est le plus faible dans notre monde pour confondre les forts. Il choisit ce qui pour le monde n’a ni noblesse ni valeur, ce qui n’existe pas, pour anéantir ce qui existe ».

Et voilà Bethléem.

Ce n’est pas une ville aussi extrêmement moderne, ni même néocapitaliste comme Nazareth, ou comme la Jérusalem israélienne, mais c’est une grosse ville moyenne, moderne, pleine de voitures, de poteaux des télécoms, comme tu vois. C’est… ici que naît l’éternel problème de ma recherche, qui à la fin de mon voyage devient une sorte d’obsession. Trouver une Bethléem qui soit le substitut de Bethléem. Retrouver autrement dit une petite ville, un village qui ait conservé par-delà les millénaires son intégrité. À dire vrai, j’ai bien peu trouvé de choses allant dans ce sens, que ce soit en Israël ou en Cisjordanie. Le monde biblique apparaît, oui, mais il resurgit comme une épave. Voilà l’endroit où a été construite la grande église, celle qu’on connaît bien, rappelant la grotte où est né le Christ.

Voilà, par cette petite porte on entre dans les viscères de la terre, et on retrouve dans la grotte ce que la tradition dit être celle… de la naissance du Christ. Proches des lieux du premier acte, la naissance, de la vie du Christ, voilà le lieu de l’acte suprême : cette éblouissante petite église romane rappelle l’Ascension, qui est le moment le plus sublime de toute l’histoire évangélique : le moment où le Christ nous laisse seuls, pour qu’on le retrouve.

Traduction de l’italien par Anthony Crézégut

NB : Une première publication de ce texte est parue dans 1895, Revue d’histoire du cinéma, n°95, 2021

Sopralluoghi in Palestina

Réalisation : Pier Paolo Pasolini ; commentaire off : Pasolini ; image : Aldo Penelli ; son : Walter Cantatore ; musique : Jean-Sébastien Bach,Matthäus-Passion (Passion selon Matthieu); interventions orales in : Pasolini et don Andrea Carraro ; production : Alfredo Bini pour Arco Films ; tournage : juin-juillet 1963 ; durée : 52 minutes.

Image : Tournage de Il vangelo secondo Matteo, en bas du torrent de Chia dans le Latium (© Archivio Pier Paolo Pasolini)


Dans la rubrique Cinéma de Commune, retrouvez, également en écho à l’actualité, la critique du documentaire Les 54 dernières années, manuel abrégé d’occupation militaire du cinéaste israélien Avi Mograbi par Claire Angelini.