Avi Mograbi, Les 54 dernières années, manuel abrégé d’occupation militaire

Avi Mograbi : une auto-destruction qui nous regarde

Il est des films qui passent dans les salles de cinéma comme des météorites. Ils y restent moins longtemps que l’effet qu’ils produisent. C’est la logique du système d’exploitation actuelle du cinéma qui noie le bon, le vrai, l’utile sous la surabondance des films à effets techniques superlatifs ou dont les narrations lénifiantes alimentent le commerce. Ne laissant pas sa chance à ce qui est autre : ainsi pour tant de films, qui n’eurent, ces dernières années, aucune possibilité de trouver leur ou un public. Mais ici il s’agit d’autre chose. Ce film annonce un désastre en train se produire sous nos yeux. Ce documentaire, huitième film de l’Israélien Avi Mograbi, s’appelle Les 54 dernières années, manuel abrégé d’occupation militaire.

Sans doute ne changera-t-il pas la société israélienne comme son auteur l’imaginait quand il a commencé à faire des films. Sans doute aussi la conjoncture politique est-elle devenue particulièrement difficile puisque l’extrême-droite est devenue la principale force politique du pays. Sans doute encore, aucun de ses films n’auraient pu changer le cours de cette trop longue tragédie. Mais doit-on demander au cinéma ce que la gauche du pays, sa société civile voire l’opinion publique internationale ou encore l’ONU n’ont toujours pas réussi à faire advenir ? Ce geste de cinéma s’affirme alors d’autant plus précieux qu’il est fragile, dérisoire et simple, qu’il tire sa force de l’évidence politique de son récit et que, par lui, de fragiles communautés intellectuelles progressistes, peuvent éventuellement, selon les vœux mêmes de l’auteur, y puiser quelques arguments utiles.

Avi Mograbi est un cinéaste qui a toujours souhaité s’affronter directement à la société dont il se sait être un membre à part entière bénéficiant de droits et possibilités dont seul un Israélien non palestinien peut jouir dans ce pays à régimes d’exceptions. À ce titre, il n’adopte jamais une position d’extériorité ou de surplomb vis-à-vis de ce qu’il dépeint ou de ce dont il témoigne. Entrer dans l’arène, s’impliquer, a toujours fait partie de sa méthode. Il en a fait son style. Aussi a-t-il produit un certain nombre de films qui s’affrontent à tous les murs érigés, dilemmes, à toutes les fractures voire aux monstruosités de son pays via son corps même, à la fois comme corps filmant, dans un affrontement au monde qui l’entoure qui vire parfois à la colère ou à l’impuissance mais sans jamais esquiver les situations, et à la fois comme personnage puisque Mograbi se met en scène dans ses films. À cause de cette implication double, son cinéma est un témoignage et un symptôme et vaut ici que l’on s’y arrête.

Nous avons découvert Les 54 dernières années, manuel abrégé d’occupation militaire à Marseille. Plus précisément, et après sa tournée dans de nombreux festivals, au Polygone étoilé, la salle du collectif de cinéastes indépendants Filmflamme, au moment de sa « Semaine asymétrique », rencontres cinématographiques off rassemblant dans un même souci d’indépendance politique et esthétique des auteurs d’horizons variés. Le film qui n’est sorti sur aucune chaîne ni dans aucune salle israélienne est visible sur la chaîne youtube où il a été mis en ligne par son auteur afin de le rendre accessible au public du Moyen-Orient en particulier. Au demeurant, il a bénéficié d’une diffusion sur Arte.

L’association, Breaking the silence qui est la matrice de ce film et lui fournit ses matériaux, a été fondée en 2004 par Avi Mograbi lui-même, par le photographe et reporter Miki Kratzman, ainsi que par des membres actifs mais aussi des vétérans de l’armée israélienne. Son principe est le suivant : recueillir les témoignages de soldats et d’officiers israéliens, encore dans l’armée ou sortis de celle-ci, sur les actes qu’ils ont commis au sein de cette armée dans les territoires palestiniens occupés. Chaque témoignage, d’une durée d’environ une heure mais parfois plus longue, se déroule selon le même protocole. Celui qui s’exprime – car ce sont essentiellement des hommes – est face caméra, légèrement décalé ou en biais car s’adressant à un interlocuteur situé à côté de l’appareil de prise de vue. La caméra est toujours sur pied, le cadrage souvent serré. Le témoin décrit de façon précise les faits dont il a été parfois le témoin mais le plus souvent partie prenante, puis il exprime, ses émotions et ses pensées, la caméra et la situation de tournage et d’échange l’amenant à réfléchir a posteriori sur ce qu’il a commis et à y réagir sur un mode critique. Parfois sur celui de la stupéfaction. Une parole suffisamment dérangeante pour que le gouvernement israélien ait fait voter à la Knesset une loi interdisant à Breaking the silence de diffuser ces témoignages en milieu scolaire. Le cadre de l’interview est souvent le salon ou la chambre du témoin qui apparaît alors adossé à une bibliothèque offrant généralement tous les gages culturels de la classe moyenne cultivée, quelques livres non hébreux portant même des noms ou des titres qui renvoient à l’humanisme occidental éclairé de cette classe : Pierre Bourdieu, Rudolf Noureiev, The family of man d’Edward Steichen, qui est, bien sûr, en contradiction flagrante avec le récit que déroule le témoin.

Les 2500 témoignages rassemblés jusqu’à ce jour, concernent essentiellement la période de la Deuxième Intifada mais certains traitent d’actes militaires commis dès 1967. Cette captation d’une parole documentaire relatant des actes de l’armée qui concerne tous les enrôlés du pays, s’inscrit dans un contexte précis : celui d’une occupation militaire. Comme le rappelle le journaliste et éditorialiste du quotidien Ha’aretz, Gideon Levy, dans le film d’Eyal Sivan, Un état commun, conversation potentielle (2012), cette situation est consubstantielle à l’identité d’Israël. La population est divisée entre ceux qui ont tous les droits et ceux dont les droits dépendent des pouvoirs militaires, judiciaires et politiques. Et la parole simple et directe, sans fioriture et sans apprêts de ces témoins volontaires décrit en somme une routine d’oppression.

Le film, lui, résulte de la combinaison et du montage de quatre ensembles. D’abord il utilise des matériaux issus des entretiens de Breaking the silence. Mais ici, les témoignages ont été ramenés aux actes nus. Avi Mograbi a en effet coupé les moments réflexifs des témoins pour ne conserver que la partie de récit qui concerne les actes commis proprement dits. L’effet est saisissant. Le spectateur est confronté à des récits d’obéissance qui décrivent des actes iniques exécutés majoritairement sans états d’âme ni discussion (à l’exception d’un seul, semble-t-il).

À ce premier ensemble viennent faire écho des images d’archives ou qui apparaissent comme telles dans le film. En réalité, elles ont été produites ces vingt dernières années d’abord par la télévision elle-même, mais aussi par des collègues d’Avi Mograbi (Simone Bitton par exemple) voire par Mograbi lui-même dans d’autres de ses films. Ici, réorganisées par l’auteur selon un principe chronologique et en écho aux récits des témoins, elles produisent un deuxième effet narratif déflagrateur : celui de faire comprendre que cette occupation n’est pas le résultat hasardeux d’un ensemble d’événements hétérogènes suscités par la situation sur le terrain mais bien le produit d’un processus logique, tendu vers un seul but, longuement planifié et mûri, et dont l’unique et méthodique finalité est la spoliation de la terre des Palestiniens au profit des Israéliens, avec, pour corollaire une escalade de la violence de part et d’autre rendant tout retour en arrière impossible.

Si toutes sont bouleversantes, certaines de ces actualités marquent d’ailleurs plus durablement la conscience que d’autres : on pense à ce moment – que reprend d’ailleurs l’affiche du film – où un jeune soldat de l’armée d’occupation menace de sa matraque une femme qui pourrait être sa mère. Mais aussi, celui où un petit garçon terrorisé se voit violemment frappé et emmené par des soldats vigoureux. Ou encore celui où d’autres petits garçons – ce sont deux frères – qui dormaient, sont réveillés en pleine nuit par un groupe de soldats surarmés qui, après les avoir tirés de leur lit, les contraignent à rejoindre leurs parents sur un canapé fatigué où ils devront rester confrontés à ces hommes suréquipés et menaçants qu’ils fixent avec angoisse sans comprendre ce qu’on leur veut. Mais il y en a encore beaucoup d’autres. Tel ce groupe d’hommes que l’armée fait stationner toute une nuit debout sans justification. Ou deux hommes – c’est un père et son fils –, attachés ensemble à un arbre, la nuit durant jusqu’à l’aube, alors qu’ils se rendaient à leur travail. Ou bien encore, à un point de contrôle, un autre groupe d’hommes que l’on a décidé de faire se « dessécher » c’est-à-dire que l’on fait stationner sous le soleil brûlant des heures durant avec interdiction de bouger. Ou, encore, un homme, puis un enfant, roués de coups sur simple soupçon ou dénonciation non vérifiée par ailleurs. Des enfants effrayés contraints de nettoyer la rue sous la menace des matraques et sous les rires de leurs donneurs d’ordre. Et enfin, un enfant obligé de grimper tout en haut d’une ligne à haute tension pour y décrocher un petit drapeau palestinien, alors qu’il risque à chaque instant l’électrocution.

Toutes ces images creusent le silence autour d’elles. Elles sont d’ailleurs montrées sans le son qui les accompagnait lorsqu’elles ont été utilisées la première fois.

Le troisième ensemble tient à la présence à l’écran d’Avi Mograbi lui-même. Pour qui connaît son cinéma, elle n’a rien d’exceptionnel, au contraire. Mograbi habite en effet avec insistance ses propres films, tantôt comme un filmeur intervenant pour donner son avis ou exprimer une opinion (la fin de Pour un seul de mes deux yeux par exemple), tantôt en incarnant un personnage drolatique ou distancié qui est lui tout en étant un autre et dont il multiplie les facettes (dans Août par exemple). Là encore Mograbi, qui s’adresse au spectateur face caméra, compose un personnage non immédiatement assignable à une identité précise. Mais le pas franchi cette fois-ci est énorme et condense à lui seul le désarroi de l’auteur, sa rage, mais aussi la nécessité qu’il éprouve à ne pas vouloir s’exempter comme Israélien (de gauche) de ce qui est en train d’arriver dans son pays. Ainsi ce personnage à barbiche se transforme-t-il en adversaire politique. C’est peut-être un ancien militaire, un agent des services de sécurité israélien ou encore un stratège de guerre. Mograbi l’Israélien s’est fait une figure de meurtrier, donnant son corps et sa voix pour exposer les contours d’un « Précis d’occupation militaire » qui pourrait être tout droit sorti d’une officine française durant la guerre d’Algérie ou américaine de contre-guérilla en Amérique du Sud des années 1970 ou 1980, et qui expose, avec une obstination aussi criminelle que précise ce qu’il faut faire pour réussir à s’accaparer les terres de ceux que l’on colonise.

La parole d’Avi Mograbi est ainsi devenue celle d’un sinistre et grotesque donneur de leçon. Dans la version française il se double lui-même, s’exprimant dans un français châtié qui relève déjà de la fiction puisque le cinéaste qui ne parle pas cette langue a, pour les besoins du film, appris son texte par cœur.

En même temps cette vois de ventriloque nous renvoie, nous Français, à ce qui s’est passé dans les guerres coloniales que nous n’avons cessé de mener depuis la fin du XIXe siècle. On pense, en particulier à Madagascar, à l’Algérie ou au Cameroun pour ne pas remonter plus haut dans le siècle et dans le précédent.

Un dernier ensemble est constitué par des cartes et des graphiques. On reconnaît ici, peut-être, la « patte » de la chaîne Arte qui a co-produit ce film, mais ces éléments visuels sont tout à fait congruents avec le propos tenu. Ces graphiques nus qui ponctuent le film s’appuient en effet sur la géographie pour raconter l’histoire inexorable d’une terre déchiquetée, démembrée et dépecée par l’occupant, à la mesure même de la vie de celles et ceux qui se trouvent sur ces territoires progressivement suppliciés.

Au terme de ce parcours accompli par le spectateur, via le film, pour envisager les différentes étapes de ce qui apparaît être une stratégie de spoliation à l’échelle d’un pays, il ne reste que la violence nue et la terreur. C’est la conclusion du film et aussi le message qu’il nous adresse. Voici le point où nous sommes arrivés aujourd’hui et le danger qui nous guette tous, semble nous dire le cinéaste. De quoi s’agit-il dans cette dernière séquence ? Récemment, pour sécuriser les territoires occupés au-delà des murs de huit mètres de haut qu’ils ont construits un peu partout pour se garder des enclaves palestiniennes, les Israéliens n’hésitent pas à détruire leurs propres quartiers résidentiels flambants neufs. En effet ces derniers en sont venus à jouxter de trop près les murs qui sont érigés… pour les protéger ! Une sinistre absurdité atteint alors son comble. Après une explosion, une énorme fumée envahit le ciel tandis qu’on entend, hors-champ, rire les soldats qui ont procédé à la destruction. La fumée noire, c’est ici l’expression même de ce point de non-retour par rapport auquel Mograbi nous met en garde. Les rires, eux, expriment cet état de paranoïa et de violence qui est celui de toute guerre chaude. Celle-ci sera menée jusqu’à la mort, pour le malheur des deux parties, entraînées dans l’engrenage de la folie.

Une auto-destruction qui nous regarde.

Claire Angelini

Affiche du film Les 54 dernières années, manuel abrégé d’occupation militaire, fragment, Ali Mograbi