François Bégaudeau cultive son image de polémiste exaspérant. Ce n’est pas un vrai philosophe, à la différence de ceux qu’il désigne dans son dernier livre : ces « philosophes scéniques », « coachs en concepts », qui se reconnaissent à la longueur de leurs cheveux, à leur chemise, à leurs diplômes (qui ne sont pas toujours de philosophie), à leur art de placer très vite le mot « épidictique », et à leur œuvre variée qui va de la réflexion sur la géopolitique à celle sur le développement personnel ou sur les vertus de l’échec.
Enseignant, et d’abord enseignant de langue, il est surtout compétent pour réfléchir sur les mots, plus que sur les concepts – on a pu lui reprocher l’ouvrage déjà très polémique, son Histoire de ta bêtise en 2019, et la retourner contre la supposée arrogance de l’auteur. Il reste des traces de cette prétention dans son dernier essai Boniments avec quelques formules faussement brillantes, jetées parfois à l’emporte-pièce : « La tolérance tient lieu d’opinion à celui qui n’a pas besoin d’en avoir ».
Mais, malgré quelques propos rapides et quelques développements un peu bavards, Boniments, au titre résolument anachronique d’un vieux mot français qui ne désigne pas les « mensonges » mais les mystifications du langage d’aujourd’hui, apparaît comme un essai tonique, caustique et bien venu.
Il résonne avec l’actualité en montrant le tour de passe-passe de l’anglicisme : « Ce n’est pas une option ». « Les réformes sont difficiles mais nécessaires. Ne pas réformer le système de retraite n’est pas une option ». Il se construit dans l’énumération des mots ou expressions fétiches (dans un ordre aléatoire et non alphabétique) qui font illusion dans le monde contemporain – ces expressions qui consolident l’ordre économique et social « libéral » (celui qui oublie de préciser la différence entre l’acception politique et l’acception économique du mot). Une critique marxiste anime cet essai dont la force tient à sa capacité de démonter les sens cachés du langage. François Bégaudeau est assurément plus sémiologue que penseur, plus proche ici d’un Roland Barthes que de Georges Lukacs.
C’est dans l’écriture que se révèle la pugnacité de l’auteur.
C’est son art de relever les mots ou expressions en vogue et aux contours flous : « bobo » (celui qui vote Macron ou Mélenchon, et donc « accomplit l’exploit d’être des deux côtés de la barricade ») ; « sans totem ni tabou » (où Freud est mis au service de la libéralisation sauvage) ; la « bienveillance » (toujours au singulier) et les « compétences » (toujours au pluriel, avec le bilan en prime) ; le « trouble » (plus juteux pour « les marchands de santé » que pour l’économie lorsqu’ils compromettent, au pluriel, l’ordre public – « le thérapeute qui vous suit n’est pas là pour vous guérir mais pour vous accompagner ») ; « J’assume » (qui permet d’avoir fait ou dit n’importe quoi et d’effacer la responsabilité des dégâts commis) ; « être charrette » (qui ne mène pas à l’échafaud mais à l’esquive) ; « faire le job » (« Un tueur à gages fait le job s’il ne laisse pas de traces ») ; « sortir de sa zone de confort » (surtout quand on en sort avec quelque millions en poche) ; les « algorithmes » (ces constructions scientifiques de données collectées sans qu’on sache comment, ni par qui, ni pourquoi) ; les « transclasses » (et la défense à leur insu de l’ordre établi auquel ils accèdent) ; les « territoires » (« Une région devient un territoire en devenant inhabitable, par ceux qui n’y habitent pas »). Les anglicismes chers aux « entrepreneurs » ne sont pas épargnés – lorsqu’il faut « performer » et caler son « call », avec le « reporting à finir », sans oublier de consulter sa « team » et d’aller voir le « senior manager »…
Il y a chez François Bégaudeau un art consommé de l’énumération calculée qui dit le chaos contemporain. Il désigne tout ce qu’il est de bon ton de « stigmatiser » tout en entretenant assidûment leur pratique : les réseaux sociaux (toujours « aliénants »), les talk-shows (toujours « racoleurs »), le smartphone (toujours « chronophage »), les écouteurs Blue-tooth (toujours « désocialisant »), les séries sur Netflix (toujours « addictives »), les jeux vidéos, les applications de rencontre, les tatouages, la trottinette électrique… Tout ce dont s’accaparent ses détracteurs après deux ans de rituel d’expiation. Ou l’énumération grinçante des secteurs qui « manquent de bras » : « le bâtiment, les morgues, le transport routier, la restauration (avec pause entre 16h et 19h)… ». Ou encore l’obligation du gobelet à la main en entreprise pour dire qu’on n’a pas de temps à perdre, aussi nécessaire que Tripadvisor, l’application Uber et la réunion Zoom imminente… Sur la vie d’entreprise, l’essai est particulièrement offensif ; ainsi cet argument : les enquêtes américains le prouvent, le licenciement n’est pas si grave ; 100 % des salarié(e)s qui retrouvent un emploi auraient été préalablement licencié(e)s…
François Bégaudeau choisit souvent, délibérément, la caricature en grossissant des anecdotes du réel à peine déformées. Amateur de football et défenseur des « cités », il n’a pas de mal à présenter des prophéties crédibles. « Peut-être qu’un jour à force de bonne volonté l’un de ces jeunes noirs réalisera un film inclusif, qui citera Victor Hugo, et s’ouvrira sur de jeunes noirs célébrant la victoire de l’équipe de France en Coupe du monde. Dans des interviews bien coachées, il appellera cela rendre à son pays ce que son pays lui a donné. »
Observateur impitoyable, l’auteur montre les bénéfices, dans ce qui s’appelle un « travail », de la mise en scène commerciale des vies privées. Le personnage de Valentine a plein d’idées pour mener à bien sa tâche… « Le mannequin Justine Denis s’est fait connaître sur Twitch en racontant en live sa rupture avec le rappeur taoïste Adel Kioshi. Ne serait-il pas pertinent de feuilletonner avec elle une story de recontruction, jalonnée de rendez-vous Breakmyart entre les deux ex-futurs-actuels amants ? »
L’art de la satire se double de formules sentencieuses et incisives. Sur le virage écologique du système « libéral » : « Le capitalisme vert est le salut du capitalisme ». Sur la circulation indolore apparemment de l’argent : « Les virements restent automatiques pour qu’on n’ait pas à en parler » ; la carte sans contact a « l’avantage d’insensibiliser le paiement ». Sur le bénéfice des « bornes » et de l’automatisation des caisses : « l’automate, c’est moi » ; un rêve se réalise : « être à la fois l’acheteur et le vendeur ». Sur le portable qui a réalisé le miracle économique de « faire fusionner temps de travail et temps de loisir ».
Là où François Bégaudeau se montre le plus percutant, c’est assurément dans son usage de l’ironie, des italiques pour souligner les mots piégés, la « capacité » (qui n’est pas la « compétence »…) de faire entendre le ridicule du discours dominant au discours indirect libre, sans autre commentaire. Sur le libéralisme qui joue le désintéressement culturel : « Le marchand est avant tout un créateur, et, si c’était possible, croyez bien qu’il se passerait de monétiser ses créations ». Sur les petits métiers qui conviendraient davantage aux femmes : « Proposez à une femme un marteau pour planter un clou ou un détergent pour nettoyer les toilettes d’un snack d’autoroute, elle prend le détergent ». Sur les faillites des soins aujourd’hui : « La médecine privée se qualifie de libérale car elle est libre de ses mouvements. Libre de ne pas s’installer dans un désert médical, qui donc le restera ». Sur la supériorité de ceux qui « prennent leur risque » (formule paraphrasant tristement René Char) : « L’institutrice est sans doute méritante, mais elle ne prend pas de risques ». Sur la nécessité de la pédagogie et, désormais, à l’école comme dans les entreprises, de se fonder sur des « contrats », d’avoir un « projet » ; inutile désormais de lire « Le Bateau ivre » : « D’ailleurs Rimbaud, ce fut son malheur, manquait de projet ».
François Bégaudeau ajoute à son audace celle de faire le portrait satirique des animateurs de ce qu’il reste aujourd’hui d’émissions de promotion des livres, en particulier l’animateur de « la grande librairie », vague et consensuelle, et d’abord vendeuse comme l’indique son titre à la télévision. On dirait en termes de stratégie pour l’auteur : « l’art de se tirer une balle dans le pied ».
Autant dire que cela ne préjuge pas d’un grand succès commercial de ce passage en revue lexicologique, qui a décidé de cogner joyeusement. C’est peut-être une raison supplémentaire de le commander chez son libraire.
Romain Lancrey-Javal
François Bégaudeau, Boniments, Editions Amsterdam, 2023, 209 pages.