Rothko, François Albera

De Rotkovitch à Rothko : politique du champ coloré

Une grande rétrospective Rothko est présentée à la Fondation Louis Vuitton (Paris) jusqu’au 2 avril 2024. On y découvre l’œuvre première du peintre, à l’époque Marcus Rotkovitch, et notamment son travail figuratif. Dans cet article double, François Albera revient sur l’apport esthétique décisif d’un Rothko dont l’engagement communiste est parfois oublié, puis cède la parole à Luiz Renato Martins. Ancien professeur à l’Université de São Paulo (USP) au département des Arts visuels, celui-ci propose une approche matérialiste des toiles de la « Chapelle Rothko » à Houston, et évoque la  convergence de cette peinture avec l’architecture.

L’exposition rétrospective Mark Rothko, actuellement à la fondation Vuitton à Paris (après celle du Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1999), permet de revenir sur le sens d’une œuvre qui a été envisagée à travers divers prismes interprétatifs.

L’approche formaliste-matérialiste initiée par Clement Greenberg dans les années 1940-1960 aux États-Unis a « catégorisé » la démarche artistique de Rothko du colored field dans l’acception étroite de l’exploration du medium pictural sous les espèces de la couleur, de la surface et de la planéité de la toile. À la fin des années 1960, la « découverte » de la peinture américaine, offrant un nouveau paradigme, s’est opérée concomitamment à celle, tardive, de Greenberg (l’une et l’autre sous la plume notamment de Marcelin Pleynet – dans les Lettres françaises comme dans Tel Quel, Pleynet qui se déclarera déçu par l’œuvre ultime de Rothko dont il va être question plus loin).

Depuis la dévalorisation critique de Greenberg aux États-Unis l’approche dominante de la peinture de Rothko a fait fonds sur sa dimension spiritualiste, contemplative, étayée en partie par les propos d’après-guerre de l’artiste, l’influence nietzschéenne, l’intemporalité, le rapport effusif au spectateur.

Cependant si, comme le préconise Theodor Adorno, on s’efforce de « penser en partant de la production, c’est-à-dire en partant des problèmes et des desiderata objectifs que présentent les produits », on peut envisager cette peinture et le travail de ce peintre autrement :  « Le primat de la sphère de la production dans les œuvres d’art est celui de leur essence en tant que produit du travail social face à la contingence de leur élaboration subjective » [1]. Ainsi la volonté de Rothko de créer un espace architectural avec ses seules toiles – qui occupe les dernières années de sa vie – est l’indice d’une dimension qui participe à ce qu’on peut appeler une socialisation de la peinture envisagée à la fois comme un travail matériel (matérialisme) et inscrite dans un « moment » social (politique).

Sans nier un seul instant les scansions, ruptures et tournants de son itinéraire artistique depuis les années 1930-1940 – dont la chronologie de l’exposition rend bien compte –, cet angle d’approche permet de tracer une certaine continuité entre le positionnement social et politique de Markus Rotkovitch et le Mark Rothko emblématique des années 1950-1970. Continuité moins esthétique que politique – entendue comme une politique de l’art – mais continuité tout de même si l’on s’intéresse à la genèse de la position de maturité de cet artiste.

Sa revendication d’un espace « total » dans la salle d’exposition peut apparaître comme un des avatars du prounraum d’El Lissitzky et du mouvement multiforme d’art public et de muralisme américain des années du Federal Art Project of the Works Progress Administration (1935-1943). Autant de sorties du modèle du tableau de chevalet qui travaillent les pratiques artistiques des avant-gardes du XXe siècle de Malévitch à Léger, de Van Doesburg à Mondrian, Schwitters ou Strzemiński. Mais cette recherche de « l’espace total » est aussi l’indice d’une contradiction de ce mouvement soumis aux contraintes hégémoniques du marché de l’art (collectionneurs, institutions muséales) qui maintient la forme « marchandise » du tableau. L’« espace total » est la pointe ultime de cette socialisation de l’art au sein des espaces qui lui sont réservés et donc, en un sens, une impasse qui assombrit les dernières années du peintre jusqu’à sa décision de mettre fin à sa vie.

L’engagement syndical et politique de Rothko, qui se cristallise en 1933 avec son adhésion à l’Artists’ Group proche des Clubs John Reed et donc du Parti communiste américain, s’attache au statut de l’artiste dans la société, son rôle et les fonctions qu’il peut assumer dans l’espace social en polémiquant avec la politique d’acquisition des musées, la privatisation des œuvres. L’un des moments particulièrement conflictuels de la contradiction que vivent alors les artistes – dont beaucoup sont sans travail – a été la destruction de la peinture murale de Diego Rivera dans le Rockfeller Center de New York, « L’homme à la croisée des chemins [Man at the Crossroads] » (1932-4), ordonnée par Nelson Rockfeller qui ne pouvait accepter le propos politique de l’œuvre. Ce mouvement d’importance qu’est le Federal Art Project of the Works Progress Administration (plus de 200 000 œuvres sont réalisées dans ce cadre dont plusieurs furent détruites, détériorées ou recouvertes – encore récemment) croise non seulement l’essor de l’art social, de l’art public en l’Union soviétique – des années 1920 jusqu’au « tournant » du Plan quinquennal et la promulgation du « réalisme socialiste » (qui le contracte sans l’assécher) –, mais aussi en France avec la recherche que promeuvent Fernand Léger, Le Corbusier et d’autres dans l’articulation entre architecture et peinture.

Les œuvres de Rothko que l’on peut connaître de cette première époque – où il participe également au groupe « Ten » qui revendique d’obtenir une visibilité déniée par les institutions – témoignent d’une inquiétude devant l’aliénation sociale de la vie urbaine anonyme (personnages filiformes et typés dans des scènes de rue ou de métro). Dans ces œuvres les fonds colorés ne s’opposent pas tant aux figures qu’ils ne les absorbent ou menacent de les faire disparaître.

La réorientation de Rothko après 1939 du côté du surréalisme est une réaction plus affirmative qui donne lieu à sa conviction de devoir fournir des « mythes » aux spectateurs substitutifs des croyances primitives ou traditionnelles. Il puise alors dans une iconographie de mythèmes qui peut faire penser à la réflexion contemporaine menée par l’écrivain communiste Cesare Pavese dans ses Dialoghi con Leucò. Une réflexion qui s’ancre manifestement sur les interrogations que nombre d’intellectuels et d’artistes menèrent au mitan des années 1930 en assistant impuissants à la montée du fascisme en Europe et dans le monde, à la mobilisation pervertie des mythes antiques au service de la persécution et de la barbarie – et dont on trouve des échos chez Georges Bataille ou Roger Caillois comme dans l’œuvre de Picasso jusques et y compris Guernica. On pense, en particulier, au tableau de Rothko intitulé The Omen of the Eagle (le Présage de l’aigle, 1942) figurant la menace nazie sur la civilisation avec sa frise de profils grecs et la lettre shin de l’alphabet hébreux renversée.

L’avènement du colored field après 1948 vient en somme subsumer ces successives tentatives de Rothko de socialiser l’art par le truchement de sujets et de thèmes, en optant pour la seule couleur comme expression des affects et pour l’hypothèse d’un partage du sensible et des formes d’expérience dessinant la perspective d’un commun partagé, pour reprendre des termes coutumiers à Jacques Rancière. Les plages colorés, auquel correspond mal le terme de « fonds », les partages de la toile en compartiments horizontaux, s’émancipant de la figuration de scènes ou de situations mettent directement le spectateur en présence d’un Grund originel en même temps que très-actuel, où puiser l’énergie de son émancipation.

Le dernier travail de Rothko (dont il ne verra pas l’achèvement ­– et qui ne peut figurer dans l’exposition parisienne) est une commande de Jean et Dominique de Menil, à Houston (Texas), appelée de nos jours « chapelle », mais que Rothko avait refusé d’envisager comme un lieu de culte. Son conflit avec l’architecte choisi pour l’édifice, Philip Johnson – qui aboutira au départ de celui-ci – est significatif du positionnement politique du peintre et de la manière dont celui-ci se réfléchit dans son esthétique. Johnson (qui avait fondé un parti pronazi avant-guerre) a, en effet, des partis pris antithétiques de ceux de Rothko.

Le chercheur brésilien Luiz Renato Martins a étudié de près le projet de Houston qui symbolise ou sublime (au sens freudien) à ses yeux l’impulsion collective originelle du mouvement new-yorkais – dit de « l’expressionnisme abstrait » – de dépassement de la « peinture de chevalet ». Cherchant à obtenir « une synthèse esthétique – à la façon d’une construction philosophique – entre peinture, architecture et théâtre », « Rothko put y élire, comme principale fonction de sa peinture, la transformation spatiale de l’installation en une agora ».

François Albera


Peintures murales et architecture

En 1961, Rothko reçut la commande d’une nouvelle série de peintures murales. C’était une nouvelle manifestation de la signification architecturale attachée à sa peinture. La commande était destinée à l’un des réfectoires de l’Université de Harvard, au Holyoke Center, dont le projet était conçu par l’architecte espagnol Josep Lluís Sert, ancien assistant de Le Corbusier et concepteur du pavillon de l’Espagne républicaine, à l’exposition internationale de 1937, à Paris, pour laquelle Guernica avait été commandée à Picasso par Josep Renau (Directeur général des beaux-arts de la République), aux côtés d’œuvres de Miró et Calder. Les peintures murales de Rothko pour Harvard, composées de cinq panneaux monumentaux, réalisées en 1962 furent exposées au Guggenheim Museum (New York, 1963) puis transférées à l’université, en tant que don de Rothko, en 1964. À en juger par les photos et les commentaires, elles ne manifestent pas de changement significatif de direction par rapport aux peintures murales  du Seagram Building sur lesquelles on reviendra. Achevées l’année précédente elles ne furent pas livrées en raison d’un conflit sur la destination que leur réservait le commanditaire.

Bien que de nouvelles couleurs apparaissent dans les peintures murales de Harvard, elles continuent d’être dominées par des tons sombres et des formes massives, bien que, légère différence, elles se caractérisent également par leur forme rectangulaire et ouverte, englobant les espaces intérieurs. Il est cependant impossible de discuter plus avant de ces peintures murales, car un grave processus de détérioration des couleurs en a irrémédiablement compromis l’apparence d’origine. Elles ont d’ailleurs été retirées des cimaises.

Réalisé de 1964 à 1967, le projet de la future « chapelle Rothko », pour la Menil Foundation, à Houston, constitua l’apogée de la convergence de la peinture de Rothko avec l’architecture. Le peintre ne se limita pas à l’élaboration des quatorze grandes toiles qui modulent aujourd’hui l’espace du lieu, mais il élabora aussi neuf autres études et onze toiles, non utilisées dans la chapelle et, cette fois, il participa de manière décisive au projet architectural lui-même, jusqu’à pousser l’architecte Philip Johnson à partir, en raison de désaccords fondamentaux concernant la conception du bâtiment. Comme pour les peintures murales de du Seagram Building (dont l’architecte était déjà Johnson), Rothko avait construit une réplique du lieu projeté dans son atelier et il embaucha plusieurs assistants. Le différend avec Johnson tournait autour de deux points principaux : le peintre voulait que la situation d’exposition, dans la chapelle, reproduise les conditions physiques de son atelier, principalement en ce qui concerne l’entrée de la lumière et la disposition des toiles. Il voulait aussi que, contrairement à la tradition de l’architecture sacrée, la hauteur du bâtiment soit discrète. L’architecte, au contraire, proposait un toit pyramidal tronqué, destiné à capter la lumière, « comme en une sorte d’entonnoir renversé », pour la diffuser doucement sur les murs. Finalement le parti architectural du peintre l’emporta sur celui de l’architecte avec l’adoption d’un modèle d’éclairage similaire à celui de son atelier et conduisant, au niveau de la toiture de l’édifice, à ce que la chapelle ne se distingue pas, par sa hauteur, des habitations environnantes, la plupart d’entre elles étant limités à un seul étage selon le style de bungalow adopté dans la région. La reproduction des conditions de l’atelier correspondait à la même orientation que Rothko avait adoptée, dans d’autres circonstances, pour l’exposition de ses toiles. À ses yeux il était nécessaire de reproduire, dans le lieu d’exposition, des conditions similaires à celles qui avaient présidé à la production, de manière à éviter de faire de la  contemplation une pratique distincte et de nature différente de l’œuvre.

En effet, comme l’a exigé Rothko, la chapelle est non seulement complètement nue et n’abrite que les toiles, mais sa configuration architecturale extérieure octogonale et intérieure comme une simple enceinte dépourvue de tout élément de culte ou signe de culte, même d’une simple marche, ne donnent lieu à aucun symbolisme. Le sol intérieur est situé au même niveau que le sol extérieur, la lumière ambiante provient d’une entrée zénithale et les toiles sont situées à très bas par rapport au sol, comme dans les lieux de travail. Quant au plafond, qui n’est plus un élément symbolique d’architecture sacrée, il a été conçu de manière fonctionnelle, en vue de capter la lumière. Ainsi, de l’extérieur du bâtiment, on ne le remarque même pas car il est pratiquement au même niveau que les murs latéraux.  

Dialectique picturale de la lumière               

Les toiles sont divisées en deux types principaux : sept pièces monochromes de couleur violette et sept dites « formes noires ». Les toiles violettes, dont les dimensions varient de 4,47 m x 2,43 m à 4,50 m x 3,42 m, comprennent un triptyque sur le mur nord et quatre peintures isolées sur les murs en diagonale. Les peintures aux « formes noires », variant entre 3,42 m x 1,82 m et 4,57 m x 2,66 m, constituent deux triptyques latéraux sur les murs est et ouest, et il y a une peinture murale individuelle sur le mur sud. Les « formes noires » présentent de grandes formes rectangulaires en noir sur fond violet. La taille de la forme noire, occupant la majeure partie de la toile, fait apparaître le fond violet comme une bordure. La même couleur de fond recouvre également les faces latérales, orthogonales.Dans le catalogue raisonné de l’œuvre de Rothko (The Works on Canvas), David Anfam développe une interprétation selon laquelle la couleur est porteuse d’une signification substantielle, faisant du noir le symbole d’une certaine spiritualité. En fait, au-delà de la question de la fidélité ou non au projet de Rothko, cette interprétation résume les intentions œcuménico-religieuses du couple Menil. Suna Umari, archiviste de la « Chapelle Rothko » a affirmé, de son côté, que Rothko avait toujours refusé d’associer ses quatorze toiles aux différentes période de la passion du Christ comme d’utiliser la chapelle en tant que temple. Mis à part ces questions de symbolisme, il ne s’agit pas de dire que le peintre était en désaccord ou ignorait les perspectives de ses commanditaires : elles étaient connues, puisque au départ, il s’agissait d’ériger un temple catholique, à proximité de l’Université Saint Thomas. Cette université était en outre parrainée par le couple Menil, étroitement lié au père Couturier qui, en France, avait été chargé d’inviter Matisse, Léger et Le Corbusier à construire des chapelles et exécuter des peintures murales modernes. Ce n’est qu’après l’achèvement de la construction et après les différents contacts œcuméniques noués par le couple Menil, inspirés par le Concile Vatican II, que la chapelle prit son caractère interconfessionnel actuel, la rendant, un temps, ouverte aux différents cultes et à un croisements d’événements, séminaires et manifestations dans la lignée de la théologie de la libération, pour la promotion des droits de l’homme et la lutte contre le sous-développement. Cela dit, sur ce dernier point, il est fort probable que le projet d’utilisation de la chapelle aurait trouvé l’appui du peintre. Non seulement celui-ci veillait, on le sait, sur les conditions architecturales d’exposition de ses œuvres avec une extrême rigueur, mais il cherchait aussi à associer la diffusion de son art à des situations avec lesquelles il était éthiquement en accord. C’est en ce sens qu’il avait rompu le contrat avec le restaurant Four Seasons (dans le Seagram Building), et qu’il rendit l’argent déjà reçu pour ses peintures murales, lorsqu’il constata qu’il ne s’agissait pas d’une cafétéria pour les employés mais d’un restaurant de luxe. De la même manière, après l’invitation de réaliser des peintures murales à l’Université de Harvard, il choisit d’en faire don à l’établissement.

Peu de temps avant sa mort, il fit encore don à la Tate Gallery de Londres, de neuf des peintures murales qu’il avait réalisées dix ans plus tôt pour le restaurant Four Seasons.

Point de vue matérialiste et conscience historique

L’opposition entre une approche métaphysique et une approche matérialiste de Rothko tient notamment dans la discussion autour de la caractérisation de la lumière. Selon la tradition celle-ci a été constituée comme une figure symbolique de l’esprit, tandis qu’au contraire, d’un point de vue matérialiste, on peut la concevoir en tant que forme d’énergie. Ainsi, la configuration symbolique traditionnelle d’une dialectique entre la lumière et les ténèbres, en termes spirituels, trouve sa contrepartie, en termes matérialistes, en tant que dialectique entre le terne et le brillant. La première, qui traite de la représentation de la lumière, constitue la tradition dominante dans l’histoire de la peinture et elle a pour points de départ le Tintoret, le Caravage et Rembrandt.

Or, comment les peintures murales de Rothko se situent-elles face à cette tradition ?

Le bâtiment de la chapelle ne possède ni fenêtre ni lumière latérale susceptibles de rivaliser symboliquement avec les peintures murales ; il recourt également à un éclairage zénithal uniquement de manière fonctionnelle. Ce sont là des indications de la position matérialiste de Rothko.

On le comprend d’autant mieux lorsque l’on compare la chapelle Saint Basil, conçue par Philip Johnson située à l’Université Saint Thomas, non loin de la chapelle Rothko. L’architecte, auteur déjà du campus universitaire, avait conçu Saint Basil après avoir quitté le projet de la première chapelle, en raison de l’affrontement avec Rothko. Les religieux qui contrôlaient l’université s’étaient également désolidarisés de la « chapelle Rothko » face au refus du peintre d’accepter toute icône ou symbole religieux à l’intérieur comme sur le bâtiment. Johnson sortit, pour un temps, de sa retraite pour concevoir la nouvelle chapelle Saint Thomas. En tant que maître absolu du projet, libéré des exigences de Rothko, il donna alors tout son sens à sa pensée architecturale en réalisant à Saint Basil même ce qu’il avait rêvé de faire dans l’autre chapelle.

La conscience historique aiguë de Rothko le conduisit à nier chaque aspect individuel de la peinture. Du dépassement de l’expressivité subjective et de l’unicité organique et de monade de l’œuvre, en passant par le dépassement des marques du corps comme emblème de la vérité, jusqu’à atteindre la dépersonnalisation du coup de pinceau ou du toucher, la peinture de Rothko, dans une trajectoire de plus en plus critique et de radicalisation matérialiste, en vient également à nier la forme individuelle et isolée de l’œuvre, allant vers une séquence réflexive ou l’établissement de relations réciproques et dialogiques au sein d’un ensemble de toiles pensée comme série réflexive. Dans ce parcours, cependant, Rothko n’a jamais renoncé au principe réaliste de l’art comme acte critique-cognitif, doté d’universalité et d’exemplarité, allant jusqu’à l’exaspération paradoxale d’un énoncé irréalisable. La refonctionnalisation de la peinture en tant qu’architecture et théâtre dialogique, annonçant l’art civique auquel aspiraient Rothko et peut-être aussi les protagonistes de « l’expressionnisme abstrait » en général, s’est produite, intensément mais aussi fugitivement, dans le projet de Houston.

À ce stade, on peut dire que le maximalisme de « l’expressionnisme abstrait » a atteint son dernier et extrême déploiement, peut-être son corollaire. Mais cette réalisation était aussi le signe de son irréalité historique en tant qu’exemple ou paradigme pictural, dans un monde aveugle à cet exemple. En effet, isolées comme la configuration d’un tout, incarnées dans la mini-agora de la chapelle de Houston – que seules l’extrême concentration, la rigueur et la maîtrise d’un peintre seul avaient rendues possibles –, les œuvres de Rothko à Houston sont anachroniques dans le monde postmoderne du pop-art et le professionnalisme froid et ascétique de la peinture hard-edge et de la peinture color-field. La peinture ultérieure de Rothko, tracée sur le papier, montrant les sillons laissés par le pinceau, comme dans le mur accidenté d’une cellule, est poignante et intensément expressive, comme ne peut l’être que le journal des dernières heures d’un survivant qui résiste autant qu’il peut sans céder. La vérité de l’heure avait été distinguée sans conteste par Pollock des décennies plus tôt : l’art moderne, celui de la résistance individuelle, de la guérilla et de la provocation de quelques-uns contre une armée sans visage et entièrement équipée, était voué à disparaître pour devenir un sous-système spécifique de l’industrie culturelle.  

Luiz Renato Martins

Luiz Renato Martins a été professeur à l’Université de São Paulo (USP) dans le département des Arts visuels. Il est le responsable éditorial de la revue brésilienne Cadernos do Movimento Operário. Il est l’auteur notamment de The Conspiracy of Modern Art (HaymarketBooks, 2017) et The Long Roots of Formalism in Brazil (id., 2018). La Conspiration de l’art moderne paraîtra en avril prochain en français aux éditions Amsterdam.


[1] Theodor Adorno, Autour de la théorie esthétique. Paralipomena introduction première, Paris, Klincksieck « esthétique », 1976, p.13.