Philippe Muray - Revue Commune

Philippe Muray, derniers coups de génie d’un homo sinistrus

Les Belles Lettres viennent de publier les deux derniers tomes du journal intime du regretté Philippe Muray. Le grinçant auteur de L’Empire du bien, contempteur d’une époque dont il a su comme nul autre traquer les ridicules, consigne ses pensées personnelles des années 1994 à 1997 dans ces volumes lugubrement intitulés Ultima Necat. Voici les coups de griffes terminaux d’un critique littéraire aussi lucide qu’atrabilaire.

Reconnaissons-le : l’éditeur du Journal de Philippe Muray ne prend pas le lecteur en traître. Dans le communiqué qui accompagne la parution du titre, cette phrase résonne comme un avertissement : « Lutter contre le consensus général exige une énergie considérable et une certaine brutalité dans la pensée comme dans les termes : on aura compris que ce Journal n’est pas un catalogue de bons sentiments mais un combat solitaire et violent pour la vérité. »

Or, à lire les quatre cent pages qui composent le tout dernier volume, consacré aux années 1996-1997, ce n’est pas tant l’agressivité de l’auteur qui frappe (en tient lieu une charretée d’insultes pour les roitelets du monde des lettres de l’époque) que son ton parfois désespéré. L’énergie, en effet, semble ici ou là lui manquer devant l’ampleur de la tâche. Les salauds sont partout, cernent notre Muray qui semble pris de vertige. Il ne lui reste plus qu’à distribuer ses gifles au gré des jours et à se féliciter d’avoir eu raison très tôt.

L’année 1996 commence avec un morceau de choix sous la plume du désillusionné : la mort de François Mitterrand. Au 8 janvier, ces lignes :

Soir. La Bête est crevée, et toutes les télés moulinent en boucle leurs honteux hommages à cette parfaite ordure. Qu’est-ce que c’est bon, quand même, de savoir que les métastases ont eu raison du vampire ! Je revois la mort de Pompidou, pourtant soudaine, brutalement révélée aux Français, mais accompagnée de l’indifférence immense de Paris, d’un Paris où il y avait encore quelques habitants, et des réserves de mépris pour les gouvernants. Je me souviens du grand silence des rues en pleine nuit. Je revois la solitude profonde de ce quai de Béthune splendide, aux alentours duquel on était allés se promener, avec quelques amis, dès qu’on a connu la nouvelle. Je retrouve dans ma mémoire ce grand immeuble paquebot comme je le voyais alors (et, du même coup, je me souvenais du portrait de Proust par Jacques-Émile Blanche tel que je l’apercevais, quelques années encore plus tôt, vers 66 ou 67, en rentrant à l’Arsenal avec Claire : il était au rez-de-chaussée du même immeuble, le portrait, il étincelait dans une pièce en rotonde illuminée de l’appartement de sa petite-nièce). Je repense à la mort de De Gaulle, un peu avant. La ferveur apparente de la nation « unanime » cachait le ricanement de toute une jeunesse (la mienne) pour qui De Gaulle ne signifiait rien (et qui, fût-ce cinq minutes, ne songeait pas à discuter de cette mort). Aujourd’hui, la ferveur aplatie des médias, celle des néo-Français de tous les âges, particulièrement les jeunes, ceux qui n’ont connu que Mitterrand comme on ne cesse de le répéter, ceux dont les parents ont, semble-t-il, tous débouché le champagne en mai 81, la ferveur de ces larves de jeunes, comme celle de leurs aînés, ne cache aucune ambivalence, aucune impertinence, rien. Il n’y a pas d’autre à ce consensus, pas d’antagoniste (il n’y a plus de marginalité). Le respect ne s’adosse plus à aucun irrespect. L’unification de l’opinion, de même que celle du monde, peuvent se mesurer à ce genre d’observation. L’unification, dans les sociétés arrêtées de la fin du siècle, est tout ce qui avance encore. Qui donne l’impression d’avancer. Le progrès, par lui-même, était déjà odieux, mais le progrès n’existe plus. L’unification est sa parodie détestable.

Ultima Necat VI, Les Belles Lettres, 2024

Voilà qui vous pose un livre. Muray n’est pas de gauche, on le sait. C’est ce qui dissone qui trouve grâce à ses yeux. C’est pourquoi il peut aussi citer élogieusement l’inactuel Bertolt Brecht. Dans son journal il réagit aux événements, grands et minuscules. De certaines de ses impressions à chaud, il finit par tirer un article plus long : sur Mitterrand et ses mensonges, sur le Testament français d’Andreï Makine qu’il assassine, sur Giono qu’il vénère, sur quelques faits divers absurdes qui lui permettent de croquer un présent qui n’en finit pas de le navrer.

Les notations sur sa vie quotidienne d’homo sinistrus abondent : un dîner avec tel Rastignac du milieu littéraire, le boucan des enfants du dessous, ou ses travaux alimentaires qui le dépriment. Car Muray était l’un des deux nègres de la série érotico-policière « Brigade Mondaine », publiée par Gérard de Villiers. Ce critique littéraire qui mettait le roman plus haut que tout cultivait des navets pour 60 000 francs par titre.

Le 6 mars 1996, il apprend la mort de Marguerite Duras :

Duras morte et canonisée. « Dire ». « Écrire », « Détruire ». Duras, c’était l’incarnation de l’intransitif. La personnalisation de la perte d’objet. Dans tous les sens du terme. Elle est crevée, maintenant, calanchée dans son ridicule enflé, dans sa bêtise de cyclope et sa prose de femme qui plaît aux femmes. Morte avec ses œuvres, son effroyable et ultime compagnon, son lyrisme en loques, son minimalisme grandiloquent, sa vanité étalée, sa collection de stéréotypes imbéciles (le corps de l’écrivain, l’écriture, l’écriture c’est moi), ses menaces (même morte, je peux encore écrire). Il paraît qu’il n’y a personne comme elle pour dire la douleur des femmes. Comme un appendice aux obsèques de l’affreux Mitterrand, dont elle était d’ailleurs l’amie, la mort célébrée de la Duras est encore une épreuve que le ciel nous envoie. Il y aurait des tas de belles choses à vomir sur la logique qui a conduit cette femme, excellent écrivain relativement classique dans les commencements, à devenir cette espèce de prophétesse monstrueuse, cette folle didactique, prêcheuse, prédicatrice, cette prêtresse du monde disjoncté, cette conseilleuse millénariste, cette moissonneuse-trieuse du bon et du mauvais. Qu’est-ce qu’elle enseignait comme doctrine, cette gargouille ? Quelle pastorale ? Quel évangile ? Qu’est-ce qu’elle professait ? Quelle incertitude devenue dogme ? Quelle lacune lyrique muée en doctrine ?

On a connu des nécrologies plus charitables. Bien sûr ces objurgations pourraient nous faire détester l’auteur, mais il nous en retient toutes les fois qu’il fait mouche. Sur ces monceaux de méchanceté pousse parfois une rose. Le 26 juillet 1996 par exemple, à propos du journalisme de l’époque : « Mais combien de temps vont-ils encore pousser leurs clameurs grotesques de rentiers de l’indignation démagogique, de pamphlétaires salariés de l’antifascisme, d’imprécateurs dans le sens du vent, de flagellateurs homologués, de subversifs en pantoufles, sans crever étouffés sous l’oreiller monstrueux de leur propre ridicule ? »

Et puis ne faut-il pas se détester un peu soi-même pour détester autant les autres ? Son mépris, Muray le retourne aussi contre sa personne. Il relate avec quelle peine il avance dans On ferme, le roman entrepris ces années-là. Il professe à maintes reprises une haine presque apeurée pour Philippe Sollers, sous les auspices duquel il est pourtant entré dans la carrière littéraire. Brûler ce qu’on a adoré, maudire celui qu’on a été.

Point n’est besoin d’avoir lu toute son œuvre pour murir ce verdict : Muray a talentueusement anticipé le nouveau progressisme des élites culturelles. Il l’appelait festivisme, empire du bien, d’autres le nommaient politiquement correct. La droite encense en lui le lanceur d’alerte précurseur. Mais y a-t-il réellement du mérite à détecter cette politisation radicale du quotidien quand Muray lui-même en fait remonter l’origine au premier tiers du vingtième siècle, en exhumant l’ahurissante préfiguration du wokisme que voici ?

21 juillet. […] Le capitaine Wilhelm Weiss, dirigeant l’Association de presse du Reich hitlérien, écrivait pour sa part, peu avant la guerre : « Si une œuvre d’art contient ou présente une idée nationale-socialiste, nous la favoriserons. Dans le cas contraire, nous avons le droit, mais aussi le devoir, de nous y opposer. La critique d’art est, en premier lieu, une question politique et non pas un problème esthétique. Jusqu’à une époque très récente, les critiques ont ignoré ce fait. On cherchait à déterminer si une pièce ou un film était bon d’un point de vue purement artistique. Le critique doit à présent comprendre que ce qu’il voit sur la scène est politique dans le sens le plus large du mot. »

En date du 22 août 1997, Muray choisit de moquer la ministre de l’emploi et de la solidarité d’alors, Martine Aubry, et sa politique à destination des jeunes :

On se dilate assez vivement la rate aussi, il faut bien le dire, avec les nouveaux métiers de Martine Aubry. On en a fait des gorges brûlantes pendant toute la soirée d’hier. Grâce à la fable de la résorption du chômage dramatique des jeunes par la grâce du projet de loi de l’atroce Aubry-face-de-bouse, l’État, grand révélateur de gisements d’emplois nouveaux, s’engage à fond dans l’hyperfestif en prenant la route de l’hyperfictif. Vive les socialistes ! La simple formulation de ces « activités nouvelles correspondant à des besoins nouveaux » est un délice.

Le vocabulaire employé est quasi magique. C’est le guignol de la Désolation !

La comédie post-historique ! Il suffit de lire pour rire :

Agent de développement du patrimoine.

Agent de gestion locative.

Agent d’entretien polyvalent.

Coordinateur du soutien scolaire.

Développeur du patrimoine.

Agent d’ambiance.

Adjoint de sécurité.

Accompagnateur de détenus.

Coordinateur petite enfance.

Agent d’entretien des espaces naturels.

Agent de médiation.

Agent d’accueil des victimes.

Accompagnateur des personnes dépendantes placées en institution.

Et ainsi de suite. C’est magnifique ! C’est du super On ferme ! Du Muray au cube ! Je suis dépassé ! Réalisé ! On se croirait dans cette séquence de la fin de mon roman où le narrateur, Angélique et Parneix s’amusent à trouver des métiers aux personnages d’une dramatique télé. Martine Aubry est une grande artiste ! Qu’on se le dise ! Et même une grande romancière ! Avec ces « emplois du troisième type », elle a inventé des personnages complètement inédits ! « Martine Aubry romancière » : je propose ce sujet pour un numéro spécial de L’Atelier. Tout le monde applaudit. On s’exalte pendant des heures sur ce sujet.

S’il s’agit, en créant de nouveaux boulots, « de recenser les besoins sociaux non satisfaits et d’inventer des activités destinées à améliorer la vie quotidienne des Français », alors moi j’ai encore des emplois dans la poche ! Et pas piqués des vers, ceux-là !

Fracasseur de transistors.

Gâcheur de fêtes.

Restaurateur du négatif.

Dissuadeur de touristes dans les aéroports et les gares.

Raccompagnateur de ces mêmes touristes chez eux.

Décourageur de femmes candidates à la procréation.

Décourageur d’artistes contemporains.

Agent inhospitalier.

Entraveur de randonnées.

Agent de désinformation des voyageurs.

Agent d’analyse.

Décoordinateur.

Aggraveur de l’exception française.

Le surlendemain, 24 août, il donne à nouveau à voir sa capacité de prescience, dans ce qui pourrait ressembler à une description de la fragmentation identitaire du camp de la vertu telle qu’elle se déploie aujourd’hui sur les réseaux sociaux :

Concernant les Pride, on pourrait imaginer un nouveau calendrier où seraient réunies toutes les parades de la fierté possibles et imaginables. Trois cent soixante-cinq ! Une par jour ! La Pregnant Pride. La Black Pride. La Small Pride. La Sourdingue Pride. La Pride des Femmes épilées. L’Arabe Pride. Et ainsi de suite.

On sourit de ces sarcasmes clairvoyants mais nous ne sommes pas là devant un livre joyeux. Muray, qui prend la pose trop soulignée du « vieux con » comme le garçon de café de Sartre, y a veillé. Ce volume, rarement traversé par les éclaircies, n’est pas celui d’un homme heureux. C’est sans doute le lot de tout journal intime, prétoire silencieux où les hommes peuvent quotidiennement porter plainte contre la vie.

Maxime Cochard et Victor Laby