Emmanuel Todd, en route vers la domination féminine ?

Où en sont-elles ?, le dernier livre d’Emmanuel Todd, propose une plongée dans un univers surprenant pour qui est habitué aux sciences humaines et sociales classiques, qui plus est dans une perspective marxiste. Nous voilà en présence d’un historien et anthropologue dont la lubie est de classer les peuples selon leurs systèmes familiaux. Il en tire des corrélations sur les situations contemporaines, superposant des cartes et soulignant des permanences ou des discontinuités qu’il interprète selon des lois. Certaines paraissent de bon sens, d’autres fortement tirées par les cheveux. Voici dans tous les cas un ouvrage décoiffant.

La thèse générale est connue, elle a fait couler beaucoup d’encre médiatique : l’égalité entre femmes et hommes est déjà réalisée en France. Mais le travail de l’auteur est moins polémique et davantage scientifique que ce que les réactions outrées de militantes qui ne l’ont pas lu laissait penser. Une approche statistique permet de montrer que le « féminisme de troisième vague » contemporain, que Todd qualifie d’antagoniste, est le résultat non pas d’inégalités persistantes mais au contraire de l’entrée des femmes en situation de domination idéologique. Cette nouvelle donne génère pour elles de nouvelles contradictions et insatisfactions : « Ce que nous vivons est l’accentuation d’un statut plutôt élevé des femmes et non le renversement d’un ordre « patriarcal » fantasmé ».

L’auteur revient sur la notion de féminicide. « S’il est vrai qu’une moitié au moins des femmes qui sont victimes d’homicide sont tuées par leur conjoint, une approche démographique globale nous révèle que la tendance, depuis 1985, est partout à une baisse importante. Sans minimiser l’horreur de ces crimes, nous devons constater un écart considérable entre la montée de l’émotion sur le sujet et la réalité de sa baisse tendancielle, tout comme l’indifférence idéologique qui prévaut vis-à-vis d’autres phénomènes de violence beaucoup plus significatifs socialement et sexuellement. Le suicide, par exemple, est lourdement biaisé en défaveur des hommes : 1985 suicides de femmes et 6450 suicides d’hommes en 2016. Oui, les hommes sont plus violents (le nier serait absurde), mais l’essentiel de leur violence se tourne contre eux-mêmes, ou contre d’autres hommes : regardons la mortalité de guerre, très masculine malgré les bombardements indiscriminés, ou, en temps de paix, l’ensemble des données d’homicide, avec en France 65 % de victimes masculines. »

Nous serions donc là dans un phénomène somme toute classique : à mesure que la violence générale de la société baisse, le seuil de tolérance à cette même violence baisse également, perpétuant la dénonciation de la violence pourtant diminuée. Schéma tocquevillien, même si Todd, qui cite à une seule reprise l’auteur de La démocratie en Amérique, ne fait pas le rapprochement : en matière de féminisme aussi, tout se passe comme si la demande d’égalité se renouvelait à mesure qu’elle était satisfaite.

Todd pointe une contradiction du féminisme antagoniste : « Nous sommes aujourd’hui confrontés à une constellation idéologique peu cohérente qui présente simultanément l’homme, compagnon ou père, comme un problème, et l’opposition des sexes comme dépassée ». Le terme de « patriarcat » est critiqué en tant qu’il assimile, englobe, arase et banalise toutes sortes de violences dans tous types de sociétés. « Il abolit toute possibilité de comparaison entre systèmes bilatéraux, patrilinéaires et matrilinéaires, dans l’histoire comme au présent ».

Il n’y a pas « le » patriarcat

De fait, pour Todd, toutes les données et cartographies convergent pour montrer que la condition des femmes est dégradée autour d’un axe qui part de Pékin et va jusqu’à Ouagadougou en passant par Bagdad, qu’il appelle donc PBO (un acronyme fait chic) : là où le statut des femmes est le plus abaissé sont les systèmes patrilinéaires à famille souche ou communautaire — Chine, Inde du Nord, monde arabo-persique, Afrique sahélienne. À l’inverse, la condition des femmes est bonne dans les systèmes matrilinéaires ou bilatéraux à famille nucléaire : Europe de l’Ouest, Amériques, et culmine en Suède, « toit du monde » du féminisme.

La première partie du livre, histoire des systèmes familiaux de par le monde, ressemble à une sorte de traité d’ethnologie comparative, où dans un feuilletage étourdissant, des peuplades de sous-ensembles géographiques donnés se voient attribuer un type de famille plus ou moins majoritaire, à telle ou telle époque. Ce tableau à la fois savant et comique déroute autant qu’il montre (est-ce son but ?) l’immense culture anthropologique de l’auteur. « La corésidence temporaire bilocale est caractéristique, par exemple, des chasseurs-cueilleurs indiens du bassin intérieur des montagnes Rocheuses et des Belges » — « Je peux garantir que connaître l’importance spécifique du lien frère-sœur en Inde du Sud permet de faire d’excellentes blagues à un brahmane des classes moyennes de Bangalore ».

Quelques interrogations émergent dans la tête du lecteur : les superpositions cartographiques et typologiques de l’auteur lui fournissent des corrélations, mais celles-ci, pour intéressantes qu’elles soient, ont-elles une réelle valeur heuristique ? La règle « corrélation n’est pas causalité » n’est-elle pas à la racine de toute démarche de connaissance ? D’autre part, ne sommes-nous pas là en présence d’une réduction de l’historico-social à l’ethno-culturel ? Todd semble s’en rendre compte lui-même lorsqu’il note, au détour d’un raisonnement : « Il convient, lorsqu’on analyse une société patrilinéarisée — et surtout si elle ne l’est pas complètement —, de garder à l’esprit que le statut des femmes y varie selon la classe sociale ». Sans blague !

Surprise, pour ce qui concerne la France, les procès en sorcellerie ont touché des hommes largement plus que des femmes

L’auteur aborde le fameux thème des « sorcières », figures mythifiées de la féminité « puissante » et persécutée, qui a fait le succès du best-seller de Mona Chollet, l’une des cheffes de file de ce « féminisme du ressentiment » qu’il s’emploie à analyser. Et surprise, pour ce qui concerne la France, les procès en sorcellerie ont touché des hommes largement plus que des femmes. C’est en réalité dans tous les pays protestants que le phénomène a concerné des femmes pour au moins 80 %. Ces mêmes pays qui sont aujourd’hui à l’avant-garde d’un féminisme antagoniste : « Le féminisme fut pour une bonne part une réaction au masculinisme protestant ».

Domination féminine ?

Mais ce qui est pour l’auteur l’élément déterminant qui fonde sa thèse d’une société passée en « matridominance », c’est le sex-ratio à l’avantage des filles du baccalauréat aux études supérieures depuis plus d’un demi-siècle. Nous voilà dans une société où les professions idéologiques sont tenues majoritairement par des femmes. Seul le sommet de la pyramide économique est tenue par des hommes, et encore s’agit-il là d’une fine pellicule qui ne pourra résister que pour peu de temps, selon l’historien. Nous sommes passés en « hypogamie » : les hommes épousent des femmes qui sont plus diplômées qu’eux. Si l’on s’intéresse aux doctorats, « la matridominance dans les thèses de lettres, de psychologie, d’anthropologie et de sociologie couvre une bonne partie du champ de l’idéologie ». 85 % des thèses contenant le mot « genre » dans leur titre sont rédigées par des femmes : « loin de lutter contre la domination, le concept de genre exprime une domination ». C’est cette petite bourgeoisie intellectuelle qui a pris le pouvoir idéologique.

J’attends avec impatience, dans un souci d’égalitarisme sexuel, une thèse sur la « construction sociale des problèmes de prostate »

Emmanuel Todd se fait volontiers critique de « l’adieu à la réalité » dont sont porteuses ces offensives idéologiques féministes et LGBT. La centralité idéologique de l’activisme des personnes trans est par exemple inversement proportionnelle à la probabilité statistique réelle du phénomène, de l’ordre de 0,05 % des individus étant concernés par un « changement » de sexe. De même, le féminisme antagoniste substitue systématiquement le mot « genre » au mot « sexe », or, ce dernier « ne permet plus de distinguer le social du biologique, tout en prétendant le faire, et cette perte de précision conceptuelle rend impossible l’analyse de la mutation idéologique en cours ». Aussi bien que le sexe, tout devient « construction sociale », comme par exemple la ménopause dans les travaux d’une chercheuse estampillée CNRS. « J’attends avec impatience, dans un souci d’égalitarisme sexuel, une thèse sur la « construction sociale des problèmes de prostate ». »

Au total, nous dit l’auteur, la troisième vague du féminisme symbolisée par #MeToo est « antimasculine, sans discussion possible. Sa dimension conflictuelle révèle sa nature de classe. Elle est portée au départ par un groupe plus large que les deux premières vagues, une petite bourgeoisie matridominée, démultipliée par la diffusion de l’éducation supérieure. Mais elle ne peut avoir d’effet positif pour toutes les femmes. Dans les classes populaires, où les rapports de couple sont déjà déstabilisés par le chômage et un reste d’aspiration hypergamique, le modèle antagoniste est désastreux dans ses effets psychologiques. Le monde des familles monoparentales n’a pas besoin de plus d’affrontements entre les deux sexes mais de plus de confiance. L’ambiance antimasculine, si elle peut être un instrument de lutte de la petite bourgeoisie contre la couche dirigeante patridominée, conduit à une aggravation des conditions de vie là où la solidarité du couple est le plus nécessaire à la réalisation d’un minimum de sécurité économique. »

Simplismes anticommunistes

Dans un chapitre largement moins heureux, Emmanuel Todd revient sur l’une de ses thèses connues : les rapports entre structures familiales et systèmes idéologiques. Disons la vérité, on entre ici dans un domaine où les propos de l’auteur ne sont pas loin de paraître délirants. Il y a une « excellente correspondance géographique » entre structures familiales autoritaires et idéologies autoritaires. Ainsi, la famille communautaire « a produit le communisme », la famille souche « a produit » la social-démocratie et le nazisme. « Le lien causal était simple. Un père autoritaire est remplacé, lorsque la famille paysanne se désintègre, par un parti ou un État autoritaires. » Sauf que cette thèse brutale comprend de multiples exceptions. Voilà l’auteur contraint à accumuler les aménagements, les concessions et les codicilles — « J’ai fini par comprendre que toutes ces exceptions avaient un facteur commun et que ce facteur commun était une autorité féminine spécifique, soit très élevée, soit très faible. » Todd rame ici dans un registre ethno-culturel, jonglant avec les stéréotypes nationaux sur « l’individualisme danois, très proche de celui de l’Angleterre, et l’ordre suédois, proche de celui de l’Allemagne ».

Son traitement du communisme sous l’angle unique de l’autoritarisme est plus que réducteur. Pour que sa théorie « famille autoritaire = communisme » fonctionne, l’auteur englobe dans le même sac toutes sortes de « communismes », dans un pot-pourri dépourvu de rigueur analytique : « l’Alentejo, Cuba, le Kerala, la Bretagne intérieure, l’Islande ». Comment peut-on ajointer sérieusement la révolution cubaine, guérilla « souverainiste » devenue communiste par nécessité géostratégique dans un contexte de guerre froide, et l’implantation locale du PCF dans les zones paysannes pauvres d’une puissance capitaliste comme la France ? Les exceptions, soulignées par l’auteur lui-même, fourmillent : le monde Arabe sans communisme (mais c’est paraît-il parce que les mariages sont endogames), d’autres pays à famille communautaire patrilinéaire sans communisme (mais c’est paraît-il cette fois parce que le statut de la femme y est bas), un pays communiste, la Russie, où les femmes ont un bon statut (mais c’est paraît-il parce que les hommes y sont aussi autoritaires qu’elles). Voilà de quoi donner le sentiment d’un enfermement où chaque contre-argument est censé renforcer la thèse, pas très loin de la logique complotiste.

Dans ce même chapitre, l’auteur s’expose à d’évidentes objections avec des propos peu étayés : « J’aurais tendance à dire que l’autorité masculine est socialement construite et l’autorité des femmes naturelle ». Certes, il ajoute : « J’éprouve quelque gêne à ce stade parce que nous vivons dans un monde saturé d’idéologie où les axiomes les plus évidents et raisonnables de la pensée ne sont plus admis, alors même que les postulats les plus délirants n’ont plus à être justifiés ». Puis, plus loin : « C’est ainsi que j’ai dû rappeler dès l’introduction, tremblant de ma propre audace, que ce qui différenciait une femme d’un homme était que celle-ci pouvait porter un enfant. Je dois ici, terrorisé, procéder à une seconde affirmation, à peine moins banale : ayant fabriqué l’enfant dans leur propre corps, les mères ont, vis-à-vis de lui, une capacité d’expression « naturelle » de l’autorité que les pères n’ont pas. » On peut douter de la valeur scientifique de ces vaticinations. Autre exemple : la « contribution originale à la science » de l’économiste John Maynard Keynes, que Todd juge conventionnel lorsqu’il était homosexuel, est censée avoir « suivi sa conversion à l’hétérosexualité ». Curieux théorème.

L’anxiété nouvelle des femmes devrait les mener à une créativité que nous ne pouvons même pas imaginer

Toutefois, le tout dernier paragraphe du livre fait mouche : « Reste l’interrogation ultime sur le futur : l’anxiété nouvelle des femmes qui devrait les mener à une créativité que nous ne pouvons même pas imaginer. Mais concentrons, pour finir, nos préoccupations sur un avenir proche. Nous n’avons pas besoin de petites-bourgeoises qui dénoncent inlassablement, au nom du « genre », l’oppression d’un sexe par l’autre, et diabolisent des hommes qui ont un peu trop travaillé. Ce dont nous avons besoin, dans l’immédiat, c’est de femmes qui prennent leur part des luttes sociales et de l’organisation du collectif. »

Au total, le livre d’Emmanuel Todd a le grand mérite de surprendre et de provoquer. S’il est rigoureusement impossible de s’accorder aux multiples thèses et micro-thèses qui jalonnent ces pages tant certaines sont faibles, d’autres convainquent et ne méritent certainement pas les cris d’orfraie qui ont jailli. Une lecture suivie permet d’apprécier dans ce Où en sont-elles ? une pensée originale, l’usage rigoureux de l’outil statistique et la critique informée d’idéologies aujourd’hui médiatiquement dominantes à gauche.

Maxime Cochard

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