Il y a du très bon, dans Les moutons de la pensée, nouveaux conformismes idéologiques, essai de Jean Szlamowicz, universitaire marqué à droite. Le livre se montre particulièrement pertinent lorsqu’il déconstruit le wokisme, l’écriture inclusive, les revendications minoritaires diverses et l’importation des délires identitaires américains. Mais c’est en définitive pour verser dans un identitarisme d’un autre type…
« Intersectionnalité, patriarcat, blanchité, décolonialisme, genre, queerisation, micro-agression, appropriation culturelle, transphobie, invisibilisation, inclusivisme… » L’auteur situe la source principale de ces expressions des nouveaux conformismes idéologiques : l’Université. « L’élaboration d’un canon idéologique par l’Université n’est pas une nouveauté. […] l’Université a aussi pour rôle d’élaborer les cadres de la pensée officielle. »
Contre « l’inclusivisme »
Jean Szlamowicz, compagnon de route de L’Observatoire du décolonialisme, classé très à droite, est parfaitement convainquant lorsqu’il s’attaque à « la nébuleuse postmoderniste ». « On dénonce l’imaginaire colonial ou les représentations patriarcales, ou une violence/oppression symbolique. On s’attaque toujours aux mythes, aux clichés, aux narratifs. En déplaçant ainsi le réel sur le terrain de l’immatériel, du ressenti et de l’intériorité, on se soustrait à la vérifiabilité de ce qui est incriminé. […] C’est le triomphe de la narration sur l’analyse, de l’indignation sur la compréhension, du ressenti sur la factualité. […] L’étude des productions fictionnelles — œuvre littéraire ou cinématographique, publicité ou jeu vidéo — permet alors d’accentuer le poids de l’imaginaire en faisant comme si le social et le fictif se superposaient. » On songe à Michael Walzer qui critique le Surveiller et punir de Michel Foucault[1] : l’essentiel de la dénonciation foucaldienne porte sur des documents, plans et gravures d’époque présentant le panoptique de Bentham, les modèles de dressage physique dans les établissements de correction, etc., sans que cela soit autre chose que des images, dont on peut douter qu’elles aient jamais trouvé le moindre début d’application réelle. L’extrême gauche se taille un ennemi à sa mesure…

L’auteur, linguiste, est particulièrement affuté dans sa dénonciation de l’écriture inclusive. L’argument majeur consiste à exposer que « les mots n’ont pas pour fonction — et encore moins comme devoir moral — de représenter les êtres. Imaginer une obligation politique à ce que soient marquées certaines propriétés des êtres relève d’une étrange croyance à l’essence des choses qui seraient déposées dans les mots. » De plus, « imaginer que des opinions soient construites par la langue que l’on parle, c’est croire à une sorte de déterminisme linguistique qui n’a aucune valeur empirique. » Il s’agit là d’un « mentalisme primaire ânonné comme une prière (« la langue façonne nos représentations ! ») ». À l’instar de Todd, l’auteur « comprend que la base sociale de ce discours soit profondément bourgeoise car elle ne touche nullement à l’ordre social et aux dominations économiques. » Szlamowicz pointe d’ailleurs constamment à quel point le wokisme a partie liée avec le capitalisme dominant, utilisé à plein régime par les multinationales, les institutions européennes, américaines et les gouvernements.
Avec cette extension du ressenti personnel comme identité, un tel affranchissement du réel se rapproche de la définition des troubles psychotiques.
Le polémiste s’attaque également à l’idéologie trans, si puissante aujourd’hui dans les mouvements queers et wokes, et dont les militants occupent si véhémentement le devant de la scène — alors même que les cas réels représentent environ 0,05 % des humains, selon Emmanuel Todd. « L’injonction à reconnaître que « le genre est une construction sociale » se double de la revendication de chacun d’avoir le genre qu’il veut. Pour inclure, on ne définira plus femme comme « personne ayant un utérus » car cela « exclut » les hommes qui se sentent femmes. On ne comprend pas en quoi le sens d’un mot « exclut » des personnes. […] « Se sentir » n’est pas « être ». C’est autant une question de psychiatrie que de langage. » De fait, Jean Slamowicz note avec raison la part de fragilité psychologique qui entre de façon si évidente dans ces nouveaux modes de militantismes et chez leurs principaux « activistes ». « Avec cette extension du ressenti personnel comme identité, un tel affranchissement du réel se rapproche de la définition des troubles psychotiques. L’idée foucaldienne d’une réhabilitation de la folie devient possible à partir du moment où chaque for intérieur devient une « identité » à laquelle il faudrait donner un statut politique. »
Hypervictimisation = hyperculpabilisation
On pourrait penser que ces délires identitaires ne sont finalement que des caprices individuels sans impact ni importance, auxquels on pourrait céder sans léser personne : si la jeune Cléa exige subitement de se faire prénommer Cléo par ses professeurs, si Hercule veut qu’on utilise les pronoms « she/they » pour le désigner, après tout, pourquoi pas ? Ça leur passera. Sauf qu’il y a derrière cette idéologie une base matérielle et des intérêts économiques bien compris — comme derrière toute idéologie, dirait un marxiste. « Suivant en cela l’inévitable logique marchande, c’est toute une filière de prise en charge qui encourage le développement des identités de genre, le militantisme générant lui-même son propre affairisme paragouvernemental par son activité de lobbying sanctuarisant le genre pour créer une catégorie relevant d’une sorte de psycho-citoyenneté identitaire. Les présumées discriminations et la célébration du genre servent aujourd’hui à générer des bonnes affaires, du monde médico-pharmaceutique au monde politique, qui se chargent de le promouvoir dans le domaine de la recherche et d’encourager la jeunesse à faire ses « transitions ». »
Ajoutons à cela les nouvelles officines destinées à « former » les salariés de toutes les institutions publiques et privées à la lutte « contre les violences sexistes et sexuelles » (qui ont désormais leur acronyme, « les VSS »), à traquer partout le sexisme, la transphobie, les « micro-agressions » et les « prédateurs » — en fait de véritables bureaux de délation se substituant à la justice. Ce n’est pas pour rien que les associations féministes, relayées par les principaux partis de gauche, réclament ainsi « un milliard contre les violences faites aux femmes ». Ce méga-budget permettra une pluie de subventions et d’emplois pour ces « cabinets » justiciers, tel celui, « en forte croissance », de Caroline De Haas désormais prestataire du Conseil d’État, plus haute juridiction administrative de notre pays.
Cet enthousiasme justicier de la meute, saisie d’une bouffée de délation indignée, envahie par un désir de mise au pilori, guette désormais le moindre de nos propos, publics ou privés.
Notre polémiste darde évidemment ses flèches sur le racialisme de l’extrême gauche, lequel semble reprendre à son compte la phrase d’Alfred Rosenberg, l’idéologue nazi : « Chaque race a son âme, chaque âme sa race ». La cancel culture et les dénonciations de « blackfaces » ? « Cet enthousiasme justicier de la meute, saisie d’une bouffée de délation indignée, envahie par un désir de mise au pilori, guette désormais le moindre de nos propos, publics ou privés. » L’auteur songe évidemment aux dazibaos, « c’est-à-dire l’affichage des noms des ennemis du peuple — aujourd’hui on fait cela sur Twitter. Les dirigeants maoïstes encourageaient le daming dafang, « libération de la parole » chez les étudiants révolutionnaires, chargés de faire le ménage idéologique contre leurs enseignants. On pourra tirer de cette comparaison historique une récurrence éternelle : l’emploi de la jeunesse, enthousiaste et manipulable, comme outil de prise de pouvoir. » Une jeunesse surtout violente et inapte aux compromis. Avec les blackfaces et autres relectures anachroniques du passé à l’aune des normes actuelles, ces « progressistes » nient en fait qu’il y ait eu un progrès : il faudrait que le passé soit aussi vertueux que le présent.

Sur le fameux « privilège masculin », comme Emmanuel Todd, Jean Szlamowicz ne comprend pas « quel privilège pourraient avoir les mâles à faire partie des millions de soldats qui se sont entre-massacrés sur les champs de bataille en « excluant » les femmes de leurs rangs. On pourrait multiplier ces exemples avec toutes les activités masculines qui n’ont rien à voir avec un quelconque privilège qu’il s’agisse de mineurs de fonds, de bûcherons, de terre-neuvas, de plombiers, de couvreurs, de bouchers ou d’ouvriers-soudeurs. » Sans oublier les éboueurs ou les égoutiers, à l’espérance de vie raccourcie, indicateur d’ailleurs universellement plus réduit pour les hommes que pour les femmes, ce qui pourrait donner quelque indice d’un privilège féminin. Il faut dire que les professions pénibles sinon destructrices sont partout très majoritairement réservées au sexe masculin. « Toutes les « inégalités » ne s’interprètent pas en terme de domination — ou alors il faudra trouver une explication fort tortueuse pour l’« inégalité » quantitative qui voit les hommes occuper le premier rang en matière d’incarcération pénitentiaire, de chômage, de suicides, de sans-domicile-fixe. »
En fait, cette hypervictimisation engendre une hyperculpabilisation. Le wokisme est aussi un complotisme dans la mesure où il prétend identifier des agents responsables (les hommes, les blancs, les hétérosexuels, etc.) à toutes les différences. Du reste il n’y a pas seulement des responsables, il y a bien des coupables : car partout, on postule une intention maligne à l’origine de telle ou telle construction sociale. C’est ce que notait déjà Emmanuel Todd, encore une fois, dans Où en sont-elles ?, épinglant un article dans une publication du CNRS selon lequel les « douleurs menstruelles » sont « socialement construites » (c’est de la faute du patriarcat, c’est-à-dire des hommes). On a pu noter, d’ailleurs, la multiplication récente des essais et articles universitaires dont le titre commence par « La fabrique de » (du transclasse, de l’ignorance, du consentement, du mensonge, etc.). Ce constructionnisme social à la mode arase le massif complexe des causes et croit « démasquer » des puissances secrètement agissantes. Détail amusant : le promeneur qui fréquente le rayon sciences humaines de Gibert Joseph boulevard Saint-Michel, particulièrement en pointe dans les publications woke, peut lire cette citation de Karl Kraus punaisée sur une étagère : « Quand le peuple place les responsables devant leurs actes, ces derniers font de grands yeux d’enfants, comme le loup à qui l’on raconterait l’histoire du loup. » Il faut au peuple des « responsables » à haïr, le wokisme lui en fournit des charrettes entières.

Un wokisme de droite ?
Mais voilà, après ces critiques instruites et bienvenues de l’identitarisme d’extrême gauche, Jean Szlamowicz verse subitement dans l’identitarisme d’extrême droite. On se pince en lisant qu’il reprend à son compte la thèse « remplaciste », forgée par la polémiste d’ultra-droite Renaud Camus dans le cadre de ses élucubrations conspirationnistes sur « le grand remplacement » des Blancs par des immigrés. Car pour l’auteur, le problème est que notre société « ne tolère d’identités qu’exotiques ». Et d’évoquer « les mutations démographiques récentes », les « mouvements migratoires des quarante dernières années ». Y a-t-il réellement « mutation » ? Que recouvrent ces expressions admises sans discussion ? Le lecteur est prié de les avaler tout cru. Et ici, la démonstration du linguiste se retourne contre lui-même et une vérité apparaît sans fard : le wokisme, l’identitarisme, le complotisme simplificateur et tous les raccourcis intellectuels pointés se trouvent également à droite et à l’extrême droite, et sous la plume même de leur dénonciateur.
Ainsi, Szlamowicz donne plus loin libre cours à ses convictions radicalement pro-israéliennes, qu’on pourrait tout autant qualifier d’identitaires que les positions diamétralement opposées qu’il brocarde. Selon un biais courant chez les néoconservateurs, toute critique de la politique de l’État d’Israël est ramenée à un antisémitisme, au besoin inconscient (c’est exactement le même procédé que celui que l’auteur moquait dans le cas adverse !). « Quand Mohammed Merah tire une balle dans la tête d’une fillette de huit ans, Myriam Monsonego, il se justifie explicitement en disant qu’il voulait « venger les enfants de Gaza ». On voit les conséquences directes du récit anti-israélien : il donne de bonnes raisons d’agir contre les juifs. » Mais ce n’est pas un « récit » ! Cela ne saurait rien justifier, et le terrorisme islamiste moins que toute autre chose, mais il y a bien des enfants de Gaza assassinés lors des frappes militaires israéliennes. Là, Szlamowicz fait encore une fois ce qu’il étrillait chez l’adversaire : le passage du réel au symbolique, cette fois non pas pour inventer un micro-racisme fantaisiste mais au contraire pour nier un crime réel. Et pour étayer son militantisme pro-israélien, voilà l’auteur utilisant la simplification à outrance, le biais de confirmation, le mentalisme magique, etc. Pourquoi critiquer la fameuse et fumeuse théorie de la « culture du viol » si c’est pour utiliser un raisonnement parfaitement similaire sur le « récit anti-israélien » ? Où l’on voit qu’il semble difficile, en réalité, de sortir des schèmes wokes et que la droite n’y échappe évidemment en rien. Toute pensée militante serait-elle condamnée à un certain nombre de biais et de simplismes, de causalismes gratuits, de sophismes et de réductions diverses ?
Toute pensée militante serait-elle condamnée à un certain nombre de biais et de simplismes, de causalismes gratuits, de sophismes et de réductions diverses ?
Ainsi, la cause palestinienne est dépeinte comme démagogique et victimaire. Mais si toute dénonciation par un peuple des torts qu’il estime subir est réduite à une posture victimaire, quel outil reste-t-il pour réclamer justice ? Tant qu’un peuple n’est pas victime exactement au même niveau d’horreur et d’abjection que les Juifs, alors il n’aurait qu’à se taire ? Ici Jean Szlamowicz déconstruit lui-même sa propre déconstruction, car ses lances rompues contre la victimisation s’arrêtent à Israël. Là, il plonge dans un manichéisme simpliste, avec d’un côté des salauds et de l’autre des anges. Et l’auteur de nier les politiques ségrégatives imposées par cet État et les crimes de son armée, en dépit du droit international, des résolutions de l’ONU, des enquêtes et reportages de guerre effectués par des médias et des ONG réputés sérieux, y compris israéliens.
Plus loin, l’auteur pointe le développement du « communautarisme racial ». À propos d’un marché de Noël baptisé « Je consomme Noir » : « C’est bien une valorisation identitaire ségrégationniste qui permet d’exprimer une préférence consumériste et clanique ». Certes, mais qu’en est-il de cette « valorisation identitaire » lorsqu’elle agit en sens inverse, par exemple dans le cas de l’extraordinaire élan de solidarité manifesté par les Français envers les réfugiés ukrainiens, au prétexte qu’ils « sont de la même culture » et qu’ils « nous ressemblent » ? Jamais l’auteur ne semble voir qu’à l’identitarisme d’extrême gauche correspond un identitarisme « bien de chez nous », tout aussi « clanique et ségrégationniste » que le précédent mais autrement plus puissant électoralement et culturellement. Pourquoi dénoncer l’un mais s’aveugler sur l’autre ?
Jean Szlamowicz peine décidément à identifier ses propres contradictions. « De fait, loin d’être stigmatisés, la marginalité et l’anticonformisme sont aujourd’hui des éléments qui participent à la fois du marketing commercial et idéologique », écrit-il. Dans un livre qui s’intitule Les moutons de la pensée – nouveaux conformismes idéologiques…
Les nouveaux moutons de la pensée, Jean Szlamowicz, Les éditions du Cerf, 2022
[1] Dans Le deuxième âge de la critique sociale au XXe siècle, Metailié, 1996.