Bruno Boniface est psychiatre à Paris et au CHU Bicêtre. Dans son premier roman, La vieille dame qui voulait se jeter du rez-de-chaussée, il décrit le métier avec humour et passion. Une spécialité dans laquelle le regard — celui du praticien comme celui des patients — cherche souvent à déshabiller l’âme, comme il l’écrivait en pleine pandémie dans ce beau témoignage.
« Je vous écoute. » À quel point cette phrase par laquelle, comme la plupart des psychiatres, j’ouvre la séance, cache-t-elle aussi un « je vous regarde » inavoué ? Je sais quelle oreille mon patient veut que je porte à son discours. Mais quel regard attend-il que je pose sur lui ? Regarder mon patient, oui, j’aime cela. Homme ou femme, jeune ou vieux, beau ou laid, je le déshabille. Là est mon pouvoir de médecin. C’est même pour cela qu’il me paie. Mais puisque son corps n’est pas l’objet de ma spécialité, je vais le déshabiller sans le toucher. Bien sûr je vais aussi l’écouter. Je vais même lui annoncer que je vais l’écouter. Mais d’abord, je m’accorde le temps de le regarder.
Or, je dois me souvenir que lui aussi il me regarde. En effet, regarder n’est-il pas aussi la part la plus symétrique de l’échange entre moi et mon patient ? Quel regard j’accepte qu’il pose sur moi ? Que lui laissé-je voir de moi, considérant que j’ai pris le parti de ne pas me dissimuler dans l’angle mort d’un divan ?
Dans le champ clos qu’est mon cabinet, se jouent donc deux duels : celui des mots, celui des yeux. Grâce au regard, nous nous retrouvons à armes égales. Donc, nous nous regardons.
Suis-je si sûr d’aimer cela ? Cette symétrie, ce n’est ni mon apprentissage ni mon statut de médecin – le patient m’appelle « Docteur » – qui m’ont appris à l’aimer ou à la rechercher. Car le regard clinique est par essence incliné. Oui, l’étymologie est sans pitié. Pourtant, cette symétrie, je crois pouvoir dire que je l’aime, qu’elle me nourrit. Qu’elle n’est pas tout à fait innocente dans le choix de ma spécialité. L’hôpital ne m’en offre guère l’expérience, ma blouse blanche n’ayant d’autre fonction que de me distinguer de mon patient ; dans ce décor-là, mon patient me voit, me considère. Dans celui de mon cabinet, l’affaire est tout autre.
Je m’assieds, je me cale bien droit contre mon dossier, comme prêt à dégainer mes premiers « coups d’œil » et à encaisser les siens. Car à ce jeu, ce sont bien de coups qu’il s’agit, selon le cas à griffes rentrées ou sorties.
Ce jeune homme s’assied en face de moi. Il garde son blouson de cuir, son bonnet de laine et ses lunettes de soleil. Ni la météo ni la température de mon cabinet ne justifie cela. Je le regarde, mais ne peux savoir comment lui me regarde. Quand je lui demande s’il veut bien retirer ses lunettes noires, il les dépose sur la table basse devant lui, à côté de la boîte de mouchoirs en papier, avant d’ôter, avec une lenteur théâtrale, d’abord son bonnet, puis son blouson et enfin son col roulé en cachemire noir, sous lequel il ne porte qu’un tee-shirt. Il s’arrête là, mais me donne l’impression d’un strip-tease qu’aurait déclenché ma demande de retirer ses lunettes de soleil. De mon côté, je reste habillé.
La boîte de mouchoirs en papier, évoquée plus haut, n’est pas que l’accessoire indispensable au décor de toute fiction qui met en scène un psychiatre ou un psychanalyste. On la trouve d’ailleurs dans les cabinets d’autres médecins. Je me souviens l’avoir repérée dans le bureau d’un service de réanimation où étaient reçues des familles à qui l’on apprenait ce qu’aucune n’aurait jamais voulu apprendre. Celle de mon cabinet se vide à un rythme assez soutenu pour que je doive en prévoir le réassort de manière régulière. Si l’on néglige que, sujet aux allergies, j’y pioche moi-même assez souvent, cela nous rappelle que les canaux lacrymaux sont un de ceux par lesquels s’évacuent les émotions. Chez cette jeune femme trahie, la tristesse, bien sûr. Ou chez cet homme arrivé au soir de sa vie, le soulagement d’avoir enfin pu penser l’impensé ou nommer l’innommé. Alors, les paupières et les conjonctives se colorent de rouge. Le regard se trouble et surtout il m’évite : autant qu’il le peut, le patient se cache pour pleurer. Cette traduction physiologique de son émotion, la plus visible, il en a honte. Moi-même, j’ai l’impression de voir ce que je ne devrais pas voir ; aussi je détourne les yeux. À cet instant plus qu’à tout autre, je sais que mon regard, maladroit, infligerait autant de dégâts qu’un scalpel entre les mains d’un chirurgien maladroit.
Au terme d’un échange de regard silencieux, cette femme un peu trop enjouée m’assène « Quand je vous regarde, je vous re-garde ». Mon inclination à jouer avec les mots s’étant davantage nourrie à Pierre Dac qu’à Lacan, je lui réplique : « Je ne sais pas comment vous ré-pondre. » Qui sait ce qu’elle aura compris ? Pas moi, car je ne la reverrai jamais. Elle devait préférer Lacan à Pierre Dac.
Ce jeune étudiant souffre d’une déficience auditive profonde. Mes mots, il ne les entend pas, il les lit sur mes lèvres. Cela, il ne me le révèle qu’à la fin de notre première séance, alors que l’écran de mon ordinateur, sur lequel je rédige son ordonnance, lui cache mon visage et l’empêche de comprendre mes explications. Lors de la séance suivante, je prends bien sûr garde à ce que rien ne dissimule ma bouche. Mais surtout, son regard m’apparaît bien différent de celui d’une personne entendante. Ses yeux sont aussi ses oreilles. C’est lui qui me démasque et qui, en souriant, m’explique : « C’est toujours comme ça, dès que les gens apprennent que je lis sur les lèvres, ils me regardent différemment. »
Ils sont assis chacun à une extrémité du canapé. Elle à gauche, lui à droite. En les écoutant, je m’amuse à étudier la géométrie du triangle que nous formons, dont nous sommes les angles et dont les lignes de nos regards sont les côtés. Plusieurs configurations se déroulent. Quand je parle, les deux me regardent. Quand l’un parle, il me regarde et l’autre le regarde. Seule manque une configuration : celle dans laquelle ils se regarderaient. Peut-être est-ce ma présence qui la rend impossible. Pourtant, il faut bien que je sois là. Que faire ?
Lui, c’est à l’hôpital que je le reçois. Consultation de psychotraumatologie. Permanence d’accès aux soins de santé. Un havre pour les naufragés de la planète. Afghanistan, Iran, Turquie. Méditerranée sur un Zodiac. Hotpoint à Lesbos, procédure Dublin. Arrivée en France par un col des Alpes, un pull trop léger et un pauvre anorak sur les épaules. Autocar de nuit. Gare routière de Paris Bercy. Ofpra. Cimade. Permanence d’accès aux soins de santé. Consultation de psychotraumatologie. Autant d’étapes. Et, au bout du voyage, lui et moi, de part et d’autre d’un bureau bancal sous un néon qui grésille. Pour lui, le paradis. Il ne parle ni le français ni l’anglais. Wikipedia m’apprend que les Afghans ne parle pas l’afghan, mais le dari ou, c’est le cas du mien, le pachtô. Sur Google Trad, je tape en anglais, pour que la traduction soit la moins pire possible, des questions fermées, pour qu’il me réponde par yes ou par no. Do you have enough food? Is your family here? Do you sleep well? Do you have nightmares?… Pendant que je mêle questions sociales, personnelles et médicales, je me laisse engloutir par ses yeux qui déchiffrent la traduction. Il est beau. Ses yeux sont beaux. Mais ce que j’y cherche n’est pas beau. J’y cherche tout ce qu’ils ont vu. Je nourris cette illusion absurde qu’y demeure une trace de ce qu’il a vu, de ce qu’il a fui, de ce qu’il a subi pendant sa fuite. Parce que je sais qu’il ne me le livrera pas, je tente de lui dérober ce récit. J’en éprouve la même honte que les quelques fois où j’ai fermé les yeux d’un patient ou d’un proche : avant d’abaisser les paupières, j’espérais entrevoir la mort à travers deux pupilles dilatées. Mais mon Afghan est bien vivant, et il attend ma question suivante.
Retour à mon cabinet. Parquet, moulure, cheminée. Beaux volumes. Parfois, je me dis qu’un site d’annonces immobilières me décrirait mieux que Doctolib. Et bien sûr, décoration soignée. Sobre et de bon goût. Près de la porte, un bureau moderne avec ma chaise de travail d’un côté et deux chaises pour les patients de l’autre. Plus loin, un canapé et un fauteuil, à mi-distance desquels la fameuse table basse avec la fameuse boîte de mouchoirs en papier. Tout cela, le patient l’examine aussi lors de la première séance. Et si un objet change de place, il le remarque dès la séance suivante. En face de moi, le regard de mon patient ; soit de l’autre côté du bureau, soit de l’autre côté de la table basse. Et ça et là, trois autres regards, eux aussi pointés sur moi, dont, sans en avoir conscience, je me suis entouré. D’abord, sur un coin de mon bureau, ce petit Bouddha d’à peine dix centimètres, que je me suis offert autant pour le pouvoir apaisant de cette ventrue divinité que pour les propriétés contondantes de la statue elle-même, toujours utiles en cas d’agression. Puis, sur le manteau de la cheminée, ce buste d’Octave en bronze, magnifique pièce héritée d’un magnifique ami. Visage d’où émanent jeunesse et sagesse, me berçant dans l’illusion que l’on puisse posséder en même temps jeunesse et sagesse. Enfin, dans la bibliothèque, cette photo noir et blanc de format carré. C’est le portrait d’une femme âgée aux cheveux blancs et courts et aux yeux clairs. Elle se tient assise en face de moi dans le métro et me regarde droit dans les yeux, avec tendresse. Au point que certains patients me demandent si c’est ma mère. En vérité, c’est une parfaite inconnue dont j’ai aimé le visage et dont j’ai volé l’image, faisant semblant de farfouiller dans mon téléphone alors que je prenais la photo en priant que le cadrage fût bon ; et ce fut le cas. Vieillesse et passion d’un côté, jeunesse et sagesse de l’autre. Mon Bouddha, mon Octave et ma vielle dame : j’aime imaginer qu’ils veillent sur moi lors de mes consultations.
Désormais, la pandémie a recouvert d’un masque le bas de nos visages. Seuls nos yeux restent visibles. Peu à peu, nous avons appris à surjouer nos mimiques pour que, réduits à leur moitié supérieure, nos visages restent expressifs. Les sourcils montent et descendent, les paupières se plissent et s’ouvrent en grand, les regards partent en coin et se recentrent. Sans doute la partie inférieure de nos visages s’anime-t-elle de la même manière. Mais les rectangles de papier bleu ou de tissu de couleurs variées la dissimulent. Alors, quand nous ôterons nos masques, sans doute aurons-nous les mimiques exagérées des acteurs du cinéma muet. Mon Octave aussi, sur ma cheminée, a droit à son masque. Je ne le lui retirerai que quand le virus sera éradiqué. Alors, peut-être lui n’aura-t-il pas ces mimiques exagérées des acteurs du cinéma muet.
À l’inverse de la boutade que je prête à ma cardiologue dans La Vieille Dame qui voulait se jeter du rez-de-chaussée (« Les vrais spécialistes du cœur, c’est vous, les psychiatres ; nous, on est spécialistes du myocarde. »), j’ai acquis la conviction que nous sommes surtout les vrais spécialistes des yeux. De là à prétendre que le regard serait la porte de l’âme – comme si l’âme n’avait qu’une porte ! –, ne serait-ce pas se fourrer le doigt, justement, dans l’œil ?