Virils et fiers : une histoire commune de l’homoérotisme et du mouvement ouvrier

Si le XXᵉ siècle est le siècle des idéologies, et singulièrement de l’affirmation de l’idée communiste,  il est aussi celui de l’apparition  des mouvements homosexuels en Europe. Retour sur une esthétique partagée. 

L’ouvrage collectif dirigé par Jean-Jacques Courtine, Histoire de la virilité, l’historien du travail Thierry Pillon consacre un chapitre à la virilité ouvrière dans lequel il écrit que :

L’image du prolétaire viril doit également beaucoup à la construction d’un archétype où se mêlent idéalement attributs physiques, vertus morales et qualités psychologiques. Une construction sociale et politique qui épouse le mouvement de disciplinarisation et de moralisation des ouvriers au cours du XIXe siècle. […] La référence à des vertus viriles – la force, la puissance productive, l’engagement violent – et leurs versions morales- le courage, le stoïcisme, la fierté – ont partie liée avec ce souci de discipline.

Les attributs physiques et moraux attribués à la classe ouvrière sont aux antipodes des représentations stéréotypés faites des homosexuels masculins par la presse communiste. 

Si l’organisation communiste n’a jamais produit de représentations visuelles (caricatures, etc.) de l’homosexualité, elle a en revanche conçue des archétypes du travailleur modèle, valorisant ce qui devait être un exemple physique et moral  pour les militants communistes et plus généralement pour les membres de la classe ouvrière. 

Ce mouvement de survalorisation des corps de la classe ouvrière et de dénigrement des corps de la bourgeoisie est concomitant avec les articles de presse qui rejettent l’homosexualité dans le monde des « aristocrates dévoyés, [des] victimes de la paresse, de l’ennui et du luxe. »

Elle atteint son paroxysme au milieu des années 1930 et l’on retrouve les mêmes ingrédients à partir de 1944 avec l’exaltation de l’héroïsme et la course à la production – notamment de charbon – pour l’indépendance de la France vis-à-vis des États-Unis.


Illustration n°1 et 2: 

À gauche, la une du magazine Regards du 4 avril 1935 représente un bourgeois pour dénoncer une affaire de corruption. Il est représenté comme démesurément gros, il est si serré dans son costume rayé que le deuxième bouton ne peut visiblement pas être fermé. 

À droite, la une du magazine Regards du 9 mai 1935 : le jeune paysan au premier plan est mis en avant par la contre-plongée, il apparaît dans une position dominante, les poings sur les hanches et le torse bombé. Les manches relevées de l’ouvrier agricole laissent apparaître un bras musclé. 

La valorisation physique de la classe ouvrière est faite dans la presse communiste via trois biais principaux : le travail, le sport et l’organisation de la lutte armée, notamment en Espagne pendant la guerre civile et en Union Soviétique par la propagande militaire. 

Dans la France des années 1930, le parti communiste voit dans les mineurs l’avant-garde des ouvriers. Pour les communistes, les mineurs n’incarnent pas seulement physiquement la classe ouvrière, ils incarnent également les valeurs morales qui doivent être défendues.

Les valeurs physiques et morales se fondent et se confondent dans l’effigie du travailleur

Les valeurs physiques et morales se fondent et se confondent dans l’effigie du travailleur. Dans l’Histoire de la virilité, Thierry Pillon rapporte cette description d’un mineur syndicaliste et résistant qui est faite par L’Humanité en 1950 : 

Trapu, râblé, solide. Des traits qui expriment l’énergie, l’intelligence, la droiture. De tout son être se dégage une impression de puissance maîtresse d’elle-même.

La valorisation du corps des mineurs et plus généralement des travailleurs passe par la création ou l’importation de héros dont le plus célèbre exemple est sans doute Andrei Grigoryevich Stakhanov.  

Ce mineur soviétique aurait extrait en 1935, dans un concours organisé par le Komsomol, une quantité extraordinaire de charbon en un temps record. Ce genre de héros de la classe ouvrière est décliné en France notamment par le magazine Regards et par les affiches de propagande du PCF (Voir l’illustration n°2). 

Les dirigeants du parti sont décrits avec le même vocabulaire. Dans un article d’hommage à Paul Vaillant-Couturier, on met en avant son « beau visage viril et fier»

Inversement, les adversaires politiques sont décrits par les communistes comme mous et manquant de virilité. C’est de cette façon que Maurice Thorez parle du socialiste Lucien Lévy dans une lettre publique où il règle ses comptes avec la SFIO de Léon Blum :

« Un de ces fils de bourgeois enrichis qui font de la littérature aristocratique et jouent les patriciens de la IIIe République. Il se nommait Lucien Lévy-Cœur… La parole câline, les manières élégantes, des mains fines et molles qui fondaient dans la main. Il affectait toujours une très grande politesse, une courtoisie raffinée… Il s’attaquait à tout ce qu’il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire, à toute foi dans les idées, dans les sentiments, dans les grands hommes, dans l’homme. Au fond de toute cette pensée, il n’y avait qu’un plaisir mécanique d’analyse, d’analyse à outrance, une sorte de besoin animal de ronger la pensée, un instinct de ver… Lucien Lévy-Cœur était socialiste. Il n’était pas le seul à ronger le socialisme. Les feuilles socialistes étaient pleines des ces petits bonshommes de lettres, art pour art, qui s’étaient emparés de toutes les avenues qui pouvaient conduire au succès. Ils barraient la route aux autres et remplissaient les journaux qui se disaient les organes du peuple, de leur dilettantisme décadent. »

On retrouve ici rapproché pêle-mêle la mollesse physique synonyme de fourberie morale et de manque de virilité pour défendre la décadence. C’est selon nous un bon condensé de la pensée des communistes sur les questions relatives à la virilité.

Illustration n°3 :

Affiche dessinée par le peintre réaliste André Fougeron pour la fédération communiste du Pas-de-Calais en 1952.

La lutte internationale contre le fascisme menée par les communistes à partir de 1934 est également un moment important de valorisation de la virilité ouvrière. Les affiches de propagande et les compte-rendus des combats de la guerre civile espagnole louent les mérites des soldats révolutionnaires. 

L’écrivain communiste Ilya Ehrenbourg, envoyé en 1936 sur le front espagnol pour rendre compte du moral des troupes antifascistes, dresse le portrait de la « fraternité virile, la tendresse et la volonté de sacrifice» des soldats du camp républicain.

Les femmes n’échappent pas à ces valeurs morales et physiques. Quand elles combattent dans un bataillon de femmes par exemple, un autre reporter de Regards décrit « un courage viril et gracieux » et « une camaraderie authentique entre les hommes et les femmes ».

Le sport, en tant que pratique magnifiée de l’exercice physique et du travail du corps, est également valorisé par les communistes. Dès l’entre-deux-guerres, les journaux proches du parti donnent une place importante aux compétitions sportives. C’est particulièrement le cas de l’hebdomadaire Regards et du quotidien Ce soir, qui organise même son propre tour de France de cyclisme en 1946.  

L’évocation des exploits sportifs est l’un des seuls prétextes à la représentation photographique d’une certaine nudité dans la presse communiste. Il s’agit donc quasi-exclusivement d’hommes seuls ou en groupe, dans la force de l’âge. 

Paradoxalement, si ces illustrations sont en partie là pour louer les mérites d’un système de valeur centré sur le virilisme, opposant un contre-modèle à la bourgeoisie et rejetant de fait l’homosexualité, elles ont permis de régénérer l’imaginaire homoérotique sur le long terme. On pense notamment aux photographies d’hommes musculeux au travail mais aussi de franche camaraderie entre garçons.

Après guerre, par exemple, les dessins érotiques de Tom of Finland ont détourné avec ironie les caricatures d’ouvriers musclés mis en avant par les pays de l’est et par le mouvement social dans les pays de l’ouest. 

La valorisation de la virilité ouvrière n’étant pas l’apanage du seul parti communiste durant l’entre-deux-guerres.

Illustration n°4 :

L’homoérotisme dans les illustrations de la presse communiste.
En haut à gauche, illustration d’un massage entre hommes dans le numéro du 9 février 1934 de Regards.
En haut à droite un rassemblement antifasciste dans le numéro du 6 juillet 1934 de Regards
En bas à gauche l’équipe de foot soviétique dans le numéro de 31 août 1934 de Regards.
En bas à droite, deux lutteurs soviétiques de l’institut Kharkov dans le numéro de Regards du 16 avril 1936.

Les muscles et la vitalité physique restent un marqueur important du PCF pendant l’entre-deux-guerres, notamment à partir de 1934 via la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) organisation satellite du parti qui promeut l’exercice physique pour les travailleurs et une vision politique du sport. 

Parallèlement à ce mouvement, les cadres du parti développent une autre esthétique du corps. 

L’abandon progressif par les communistes en France de la stratégie classe contre classe et, en 1936, la conquête du pouvoir par le Front Populaire, obligent les dirigeants communistes à se respectabiliser. Ils troquent  le bleu de travail et la casquette ouvrière qui faisaient parti de leur identité visuelle pour le costume trois pièces jugé plus sérieux. 

Cette stratégie exacerbe le familialisme dans le discours des communistes. La classe ouvrière doit pour eux faire de nombreux enfants dans de bonnes conditions. Les communistes et en premier lieu Jeannette Thorez-Vermeersch se battent contre le néomalthusianisme.

Dans ces conditions, on comprend que pour le parti, il n’est pas encore à l’ordre du jour de prendre la défense des homosexuels, représentant l’antithèse de la famille hétérosexuelle nombreuse voulue par les communistes. 

Cette famille ouvrière idéale prescrite par le parti, le couple Thorez-Vermeersch en est l’exemple parfait (voir illustration n°5). 

Illustration n°5 : Affiche du PCF datant des élections législatives de 1936. L’image est disponible sur le site de la BNF Gallica.

L’historienne Danielle Tartakowsky qui a analysé cette image de propagande donne l’explication suivante :  

« Sur l’affiche électorale du parti communiste, Maurice Thorez, secrétaire général du parti, son épouse, Jeannette Vermeersch, et leur jeune fils figurent une image idéale de la famille ouvrière. […] La figure masculine exprime la force et domine la figure féminine, maternelle, en contrebas, selon une partition des fonctions et une hiérarchie interne au couple alors convenus. Le port de la cravate signifie la respectabilité revendiquée. On peut voir en cette affiche une expression du culte de la personnalité qui pénètre alors le parti communiste. On peut au contraire y voir l’expression d’une banalisation soulignée du « fils du peuple » devenu ici l’image de tout homme ordinaire. »

Quelques mots pour conclure : Nous avons vu l’insistance des organisations ouvrières à vouloir proposer aux travailleurs de France une nouvelle morale, agissant comme un contre-modèle face à la bourgeoisie considérée comme décadente, fait système avec l’imaginaire esthétique défendu entre autres par le peintre André Fougeron et la presse communiste. Dans les deux cas, nous retrouvons une vision binaire de la société.

Celles et ceux qui sont considérés comme malsains, sales et décadents font partie, dans l’imaginaire des communistes de l’entre-deux-guerres, de l’ancien monde bourgeois irrésistiblement condamné au déclin du fait de son immoralité. Les homosexuels, on l’a vu, ont une place de choix dans ce dispositif. 

L’adoucissement de la stratégie politique des partis communistes en Europe avec l’abandon de la ligne classe contre classe, et en France l’élaboration du Front Populaire à partir de l’été 1934, ne permettent pas non plus l’émergence des questions dites sociétales dans les mots d’ordre du parti communiste. Le développement de la  famille hétérosexuelle est au coeur du discours du parti communiste mais aussi des socialistes et des radicaux durant la période du Front Populaire. Notons que la baisse de la natalité au milieu des années 1930 inquiète les responsables politiques français. 

Victor Laby