« Mousquetaires et misérables » — Entretien Pieiller / Barbarant

Le 6 juillet dernier, la rédaction de Commune a eu le plaisir de s’entretenir avec Evelyne Pieiller. Autrice, grande plume du Monde diplomatique, elle venait de faire paraître, aux éditions Agone, un essai remarquable et remarquablement écrit : Mousquetaires et Misérables – écrire aussi grand que le peuple à venir. En voici quelques lignes initiales, qui disent l’enjeu de ce travail.

Dans mon enfance, on n’allait pas au cinéma. Ma mère ouvrait le café à 5 heures du matin, pour les éboueurs. Elle m’a pourtant emmenée deux fois à l’Eldorado. Moments luxueux, où on marchait dans la nuit tombée, à la lumière des réverbères. La première fois, c’était pour Les Misérables.

Un an plus tard, à l’occasion inespérée d’une convalescence périlleuse, j’ai lu Le Vicomte de Bragelonne. J’ai lu avec un intérêt un peu distant. Il faut dire qu’il me manquait tout ce qui précède. Mais c’était quand même un Noël.

Ma mère n’est pas à elle seule la représentante du peuple. Mais enfin, elle avait été bonne à tout faire, ouvrière, caissière, elle était fière d’avoir son certificat d’études et se rappelait mystérieusement quelques grandes dates de l’histoire ouvrière. Elle n’avait aucune sympathie pour ceux qui jugent de haut les filles perdues, les malheureux, les pas-chanceux. Elle n’a jamais lu Les Misérables, ni Les Trois Mousquetaires. Mais elle en connaissait l’histoire. Et elle ne s’étonnait pas d’en être à sa façon familière. Elle ne s’en intimidait pas. Ça faisait partie de son patrimoine. Comme pour des millions de gens. Dans le monde entier.

Cette littérature-là ne cherche pas à se mettre « à la portée » mais veut écrire aussi grand que le peuple à venir. Il y a des chansons, l’argot des malfrats, du feuilleton sentimental, du burlesque et du tragique, de la philosophie, un lyrisme flamboyant, des références, du panache et de la politique partout… Et le peuple à venir se l’est, à sa façon, appropriée.


OB : Avec Mousquetaires et Misérables, vous avez mis au jour une veine littéraire dans le XIXe siècle peu prise en compte, et souvent peu prisée. Permettez-moi de vous citer : « Le petit peuple trop remuant qui se fera massacrer tout au long de ce XIXe siècle trop remuant et qui persévérera dans son absence de goût fera des Misérables sa légende, et, masse qui massivement se fout de l’Art, surtout avec une majuscule, fera de surcroît des Mousquetaires son idéal d’étincelante camaraderie. Le populo s’y est aimé, le populo s’y est embelli et armé : il a choisi ses Internationales romanesques. Rencontre fabuleuse entre les imaginaires des exilés de la Révolution, des orphelins de sa promesse de compléter l’humanité ». Qu’est-ce ce que cette littérature populaire dans les deux sens du terme, parlant du peuple et au peuple ?

E.P : La représentation du peuple dont il est question relève de la légende : elle lui propose une image dont le peuple va se saisir comme de sa forme à venir. Les aventures des Mousquetaires, on le sait bien, n’ont pas grand-chose de « réel » ou de « réaliste ». Ce qui se joue avec Dumas, et autrement avec Hugo, c’est bien une légende, où la fable et l’imaginaire construisent une image dans laquelle le peuple s’est reconnu comme force agissante, contradictoire, alors même que chez Dumas il ne s’agit pas bien sûr d’ouvriers, de pauvres etc. C’est l’apparition puis la disparition d’un tel processus qu’il m’a intéressé de mettre au jour.

OB : Cet axe de travail vous conduit à proposer d’autres hiérarchies que celles du Panthéon littéraire, avec, à mes yeux, une déconsidération assez injuste de Flaubert, ou du moins qui heurte en moi le bon élève… et une évidente promotion de Dumas…

E.P : L’accueil des deux écrivains que j’étudie d’abord, avant d’en venir à d’autres dont Baudelaire, a été différent. Les sachants n’ont pas fait à Hugo la réputation qu’ils ont faite à Dumas. La figure du poète, et l’invention indéniable d’une langue, abritent son œuvre géniale de toute déconsidération. Mais pour Dumas, il est vrai qu’il a été très vite cantonné par la bourgeoisie à une lecture puérile, bonne pour les enfants.

OB : Je peux vous confirmer que dans la classe moyenne encore, dans les années 1970, Dumas était un passage imposé pour les garçons à la fin de l’enfance…

E.P : C’est pourquoi je tenais à remettre Dumas à sa place. Je vois bien ce qui diffère entre mes deux pivots : l’un invente une langue, l’autre est essentiellement un conteur, dont la vivacité et l’intensité narratives valent davantage qu’un travail sur le code. Mais ce qui dérange dans la déconsidération, c’est qu’elle anesthésie toute la puissance de la légende, en la cantonnant à un plaisir narratif sans prise en considération de ce que racontent en vrai les romans, en pleine cohérence avec les prises de position politiques de Dumas… Vous m’accorderez que Flaubert n’a pas du tout montré les mêmes positions dans les périodes révolutionnaires que Dumas, qu’un repli et une peur panique du peuple le font écrire des choses assez épouvantables… Comment ne pas articuler cette conduite avec ce que disent ses romans ? J’aime chez Flaubert le romantisme avorté, contrarié, Salammbô ou La Tentation. Je vois bien ce qu’on célèbre dans les autres textes, Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale : mais l’intérêt est tout intellectuel, pour une littérature sur laquelle on se penche pour voir comment ça marche, comment c’est fait. Il s’est enfermé dans un dégoût croisé à une volonté de maîtrise, et c’est cela qui m’éloigne du concert de louanges dont il est entouré. Cette position, éminemment bourgeoise et finalement en harmonie avec sa conduite politique, repose tout à la fois sur l’écœurement d’avoir à raconter tout cela, à devoir traîner cette sale réalité sociale, et sur l’espérance d’une maîtrise, d’une distance, d’une capacité à n’être dupe de rien et à considérer avec hauteur, un monde pris avec des pincettes… L’idéal bourgeois d’une beauté harmonieuse à verser sur un monde narratif qui ne l’est pas : c’est toute la tension, et c’est toute la limite.

O.B : J’entends ce que vous dites, et crois même être en mesure de sentir parfois vos réticences : régulièrement, la phrase a été si travaillée, si reconfigurée, que cela se voit et s’entend. Le goût du fini, la peur panique que quelque chose dépasse et déborde, que le dire aille plus loin que le vouloir-dire, paralyse la forme. Ce qui n’interdit pas je crois à Flaubert d’atteindre quelquefois au réel dans tout son sens lacanien : pour moi, le « quelque chose de blanc » aperçu par Frédéric dans les rues de la répression de 1848, et qui est un morceau de cervelle explosée, ou bien la scène superbe des comices, quand « se tenait devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude » relèvent bien de la colère… Mais s’il n’y a plus d’élan, c’est aussi qu’il n’y a plus d’illusions…

E.P : Hormis celle de n’être pas dupe. Cette supériorité autoproclamée sur les faits, sur le monde, sur les êtres, la quête éperdue de maîtrise… Idéal de sa classe, codes de sa classe.

OB : C’est aussi une peur panique, non ?

E.P : Sans doute. C’est bien la peur qui lui fait écrire des horreurs quand le peuple se révolte. Ce que ne fit jamais Dumas, dont j’ai souhaité rappeler le rôle concret durant les poussées révolutionnaires qui ont régulièrement saisi le XIXe siècle. Il sera toujours du côté des révolutions, agissant à Paris, puis aux côtés de Garibaldi.

O.B : Pensez-vous que ses origines aient à voir avec ce positionnement politique ?

E.P : Je « n’assigne » pas Dumas à ses origines. Mais le fait d’avoir été un descendant d’esclave, d’avoir été confronté régulièrement à un rappel de ses origines (on raconte que Mademoiselle Mars fit ouvrir les fenêtres d’un salon où il était, en raison de l’odeur… déjà l’odeur !), ce dont il ne parle quasiment jamais, a pu compter dans son attachement indéfectible à la République – à l’égalité, notion cruciale. Il est certain qu’il n’avait pas la même position ni la même expérience du monde que celle d’autres écrivains de son temps. Il a ainsi construit une image énergique et dynamique dans laquelle le peuple s’est reconnue, et qui invitait à une gaité inconsolable, par les idéaux qu’il mettait en action, la fraternité, le goût de la dépense, sur fond de cause perdue à réinventer comme on pouvait dans la camaraderie. Hugo fait autre chose, dans une autre époque : pour l’un, c’est dès 1830, pour l’autre, après 1851… Mais les épopées légendaires se retrouvent en ce qu’elles jalonnent un XIXe siècle entièrement scandé par la question révolutionnaire. La Révolution a produit un bouleversement des imaginaires : qu’on soit alors pour ou contre, c’est durant tout le siècle suivant un fait inoubliable et déterminant. On n’en a pas oublié les promesses, et l’aspiration d’un peuple en armes voulant reprendre son bien marche un moment de pair avec les aspirations de jeunes gens qui veulent écrire. C’est ce moment qu’il m’a intéressé de mettre au jour et d’étudier.

O.B : Vous consacrez à Baudelaire des pages admirables : il est loin de cette légende…

E.P : Oui et non. C’est sa chute qu’il a vécue. Et je trouve bouleversante et splendide l’énergie qui fut la sienne au lieu de s’en tenir au complet désespoir.  Tout en s’y tenant. Il ne se remet pas de juin 1848 ; ne se remet pas du plébiscite, il sait que la question, c’est écrire quoi pour qui, et il méprise le bourgeois et le populaire…

O.B : On se pose la question, à vous lire, de la possible survie ou résurrection du couplage, d’une nouvelle légende, pour reprendre votre mot. Le cinéma at-il pu jouer ce rôle, le pourrait-il ? Autre chose ? Le XXe siècle aura été porté, lui aussi, par une espérance révolutionnaire d’une autre nature, mais fortement prégnante, non ? Pourquoi n’y eut-il pas cette « légende du peuple » au XXe siècle ?

E.P : Parce qu’elle ne se décide pas. Il faut cette conjonction unique de mouvements politiques et sociaux qui va hanter les imaginaires de tous, le sentiment d’un exil commun loin des promesses. Et certains écrivains (peu) vont donner forme à ce sentiment. La bourgeoisie a depuis le romantisme ressaisi la littérature et en a fait un objet d’idolâtrie, notamment avec une esthétique totalement frauduleuse qui a nom réalisme. Cette littérature sera célébrée pour sa fausse profondeur : ou bien elle est utile, elle nous « apprend des choses sur le monde et la vie ». Au verso, avec le symbolisme, elle est vantée pour sa beauté mystérieuse, sa profondeur, son inaccessibilité. Cette légende dont parle Mousquetaires et Misérables n’a rien de sociologique ; ni les Mousquetaires, ni Cosette ne sont des études de cas ; ils déploient de quoi donner au peuple la force et le chagrin qui invitent à agir, qui relancent l’action. Et c’est leur appropriation par le peuple qui les constitue en légende.

O.B : Vous écoutant, je me prends à penser à d’autres formes de légendaire. Quand Mahmoud Darwich met en poèmes le chagrin de la patrie martyrisée, et que l’intensité produit une force révoltée, je pense qu’on n’est pas très loin de ce que vous décrivez pour la France romantique, non ?

E.P :  Oui, mais ce qui est particulier avec Dumas et Hugo, c’est qu’ils sont connus de tous les peuples, même de loin, et probablement parce qu’ils agitent à leur façon les idéaux révolutionnaires trahis et têtus – l’enjeu est de trouver une langue, un monde pour formuler cela. La production narrative d’aujourd’hui majoritairement néglige, ou oublie, qu’ouvrir une vision du monde ne peut passer que par un travail sur les codes. Que toute représentation du monde passe par là. Elle n’a ni l’entrain narratif, ni la verve de Dumas, ni la puissance démiurgique de Hugo… Elle veut souvent expliquer, commenter, dénoncer, prétention réaliste chère aux tenants des valeurs dominantes – drôle de sens attribué à la « réalité »…

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