Comment ne pas voir ce qui est arrivé à « l’esprit 68 » ? Ce qui était au départ un jaillissement printanier créateur des formes originales et imprévisibles mais dans lesquelles une immense partie de la société se reconnaissait a très vite dégénéré en folklore, avec un véritable conformisme de l’anticonformisme.
Conformisme vestimentaire, langagier, mais aussi et surtout comportemental. Un conformisme qui a très vite créé son marché. Le mot d’ordre « il est interdit d’interdire », au-delà de son absurdité formelle, voulait dire et a bel et bien signifié dans la pratique l’approbation donnée à la libération de tout ce que l’on appelle dans la terminologie freudienne les processus primaires : le caprice, la spontanéité, la vie dans l’instant, la pulsion, etc. Louis XVI pouvait encore dire au début de son règne « c’est légal parce que je le veux », et en effet sous l’Ancien Régime parole du roi faisait loi. L’esprit 68 a été interprété par une grande partie de ses thuriféraires comme une invitation pour chacun à se comporter en monarque absolu, sans se rendre compte que ce n’était même pas la dictature de l’individu mais celle de l’immédiat qui était ainsi entérinée.
L’aboutissement de cette dérive, c’est la soumission totale de l’héritier de l’esprit 68 à ce qu’il croit être « son » opinion, réflexe immédiat stimulé par le groupe dominant, l’idéologie à la mode ou sa simple humeur. Etrange esprit qui ainsi s’enlise…
La conséquence sans doute la plus marquante de cet état de choses est l’assimilation de la science à une opinion parmi les autres. Nos lointains héritiers de 68, souvent tombés dans le relativisme culturel au nom de l’antiracisme, établissent un trait d’égalité entre la connaissance scientifique, créditée pour son malheur et pour le nôtre de terribles applications techniques, et les pratiques magiques qui existent dans telle ou telle civilisation, y compris dans les nôtres. D’où cette formule très significative de Sandrine Rousseau : « Je préfère une sorcière qui jette des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR ». On voit l’idée : la supériorité de la science sur l’opinion ne serait pas qu’elle est vraie, mais qu’elle est néfaste… Cette vision désespérée du monde ouvre en droite ligne sur le refus des vaccins, de l’atome, des matériaux synthétiques, et donc sur un naturalisme effréné dont les plus vulnérables dans nos sociétés seraient les premières victimes.
On le sait depuis Freud, il y a un principe d’économie dans le psychisme désirant. L’énergie pulsionnelle primaire telle qu’elle s’exprime dans la sexualité étant de nouveau, après une parenthèse insignifiante au regard de la géographie et de l’histoire humaine, allait être de nouveau refoulée. Tout refoulement exige une compensation, un exutoire, un déplacement. Or une autre pulsion primaire existe, plus ou moins contenue par le droit, les coutumes et quelques interdits : il s’agit de la haine. La haine, qui ne demande qu’à être réactivée, remise au service d’une pudibonderie un moment déconsidérée, avec son objet traditionnel : le sexe, le plaisir, le sujet différent, l’autre en général.
L’esprit 68, railleur et insolent, a réinvesti ses potentialités critiques dans une entreprise de destruction : destruction des valeurs universalistes de solidarité et de confiance, suspicion généralisée, mise en cause de tout ce que, au fil des siècles et bien sûr de manière imparfaite, les humains ont pu construire d’élaboré en matière de droit, d’institutions et de médiations de tous ordres. Préférer la pulsion à la réflexion, le caprice à la décision, le slogan au débat, l’écho au dialogue, le lynchage à la justice, jouir de la souffrance de celle ou de celui qu’on humilie, c’est une libération, oui, au sens le plus technique du terme, au sens où une poche crevée libère le liquide qu’elle contenait. Ce n’est en aucun cas l’exercice d’une liberté.
Si l’esprit de 68 avait seulement été un phénomène de mode, on n’en parlerait plus guère et il n’aurait qu’un intérêt historique. Mais les choses sont moins simples. La libération de la parole, le droit d’exprimer sa spontanéité et d’assumer ses désirs, tout cela a été sacralisé, confondu avec la promotion de la facilité et de ce que Kant appelait pour sa part « l’enthousiasme », cette confiance naïve qu’a tout un chacun dans ce qu’il croit être sa lumière naturelle. Tout cela s’est fait au détriment du dialogue, de la construction et au fond du vivre ensemble. Si vous voulez, chers soixante-huitards attardés, que la citoyenneté soit autre chose qu’un mot creux, faites l’effort de vous désembourber, de vous extirper de ce marais où ne règnent que les fausses valeurs du chacun pour soi, de la peur et de la soumission à l’air du temps.