Le très long règne d’Elizabeth II, sa figure bienveillante, la dignité qu’elle a su maintenir jusqu’au bout, ont masqué sans les faire disparaître une quantité de problèmes institutionnels et constitutionnels qui ne manqueront pas de réapparaître.
Elizabeth a su incarner l’unité d’un pays composé de plusieurs nations très différentes, chacune jalouse de sa singularité. Il était étonnant d’entendre le parlement écossais, pourtant très tenté par le sécessionnisme, lui rendre un hommage unanime. Au Pays de Galles et même en Irlande du Nord, où le républicanisme gagne du terrain, l’émotion est considérable.
C’est que la Nation, symbolisée en France par la République et la statue de Marianne, est symbolisée là-bas par une dynastie. Une monarchie héréditaire qui depuis un siècle s’abstient de toute intervention dans les affaires politiques, laissant la totale responsabilité du pouvoir au Premier Ministre. Les choses se passent de la même manière dans les autres monarchies d’Europe du Nord : pas de problèmes de cohabitation, pas de « fusible ». Certes, l’entretien de la famille royale coûte cher à l’Etat, mais les Britanniques vous diront que c’est là le prix à payer pour la stabilité institutionnelle et une image forte du pays sur la scène internationale. Et ils ne manqueront pas de nous renvoyer aux frais de bouche et autres dépenses somptuaires de certains de nos présidents.
Elizabeth n’est intervenue que de très rares fois au cours de son long règne pour commenter l’actualité : c’était par exemple pendant la crise sanitaire, pour appeler la Nation à la prudence et à la rigueur. Elle a payé d’exemple, assistant seule à son banc et masquée aux obsèques du prince Philip son mari. Le contraste entre cette dignité dénuée d’ostentation et les frasques alcoolisées de Boris Johnson n’est pas pour rien dans la chute de ce dernier.
Charles III lui succède. Agé de 73 ans, fatigué d’avoir trop attendu, affaibli dans l’opinion par son divorce d’avec la belle, insolente et très populaire Diana, il n’a jamais eu de charisme ni de vraie popularité. Plusieurs de ses prises de position ont fait grincer des dents : il se méfie des savants et, chose plus grave, de la science en général, mais surtout, féru d’urbanisme et d’architecture, il a su se mettre à dos tout ce que le royaume compte de promoteurs immobiliers. Les accusant il y a quelques années d’avoir réussi à faire ce que les Allemands n’avaient pas fait malgré les bombardements intensifs de la seconde guerre mondiale : raser des quartiers entiers, déboiser, combler des lacs et détourner des cours d’eau, tout cela pour construire à la place des ensembles sans âme et sans goût . Le prudent et très conservateur John Major l’avait à l’époque publiquement mis en garde contre des propos qui « mettent la monarchie en danger ».
Car c’est bien là tout le problème. Un peu comme en Belgique, où c’est la personne du Roi qui cimente l’unité nationale, la Grande-Bretagne est confrontée au risque de la désunion. Les Ecossais ont depuis longtemps fait leurs compte, l’Irlande du Sud est de moins en moins un repoussoir, les Gallois ne sont pas sans ressources… Le choix fait de spécialiser l’agglomération londonienne dans la finance et le numérique a déséquilibré l’économie du pays, et le Brexit tarde, c’est le moins qu’on puisse dire, à produire de la croissance. Dans ce contexte, l’arrivée au pouvoir réel d’une conservatrice agressive déjà impopulaire et celle, au pouvoir symbolique, d’un homme qui ne l’a jamais été, risque d’inaugurer une période de troubles et de tiraillements. Et cela d’autant plus que les Windsor, Elizabeth mise à part, n’ont jamais été populaires. Et surtout que les travailleurs font entendre de plus en plus fort leurs revendications dans chacune des quatre nations qui constituent encore le « Royaume-Uni ».