Face aux « gauches irréconciliables », proposons un projet majoritaire

Tribune. Professeure d’histoire-géographie et doctorante en histoire, Marianne Ramez est membre du cercle de réflexion « Les Constituants ».

Dans cette tribune, elle affirme l’urgence, pour les soutiens de Fabien Roussel et de François Ruffin comme pour tous ceux qui se reconnaissent dans la nécessité de porter haut et fort les questions économiques et sociales, de se parler et de définir une ligne et une stratégie politique commune.

Le débat que l’on voit émerger à gauche en cette rentrée sur la question du travail met en exergue deux « gauches irréconciliables », mais surtout deux visions de la politique qui s’affrontent.

Fabien Roussel et François Ruffin se distinguent d’une autre « gauche » : celle qui a décidé de se perdre dans des considérations sociétales par refus explicite de prioriser le social. La conséquence ? Une perte définitive des classes populaires. En agissant de la sorte, cette « gauche » sort de la perspective majoritaire en ne parlant qu’à un segment réduit de la société ou à des militants professionnels qui s’autocongratulent de leur pureté idéologique, en ignorant ceux qu’elle est censée défendre. Cette « gauche », avatar pseudo-radical de Terra Nova, pousse le crime jusqu’au bout en parvenant à nous diviser sur les questions économiques et sociales en ramenant, encore et toujours, le débat sur les questions sociétales qui divisent pourtant profondément la société.

A qui profite le crime ? D’évidence, à Emmanuel Macron et ses alliés, qui se trouvent bien aises d’avoir une opposition aussi caricaturale et peu gênante. Aussi à Marine Le Pen et ses soutiens, qui ont l’occasion de se démarquer par un pseudo « bon sens » tout en instrumentalisant à leur profit les friches laissées par une gauche frileuse de renouer avec ses totems historiques.

Récemment, on a vu François Ruffin prendre ses distances avec Fabien Roussel. Cette prise de distances est totalement artificielle, car les deux sont d’accord sur le fond. Ce qui les oppose ? La stratégie politique.

Plaidoyer adressé à François Ruffin

François, il y a plusieurs choses qu’il faut vraiment que tu entendes.

Tu es détesté par les tenants de la ligne divergente de la tienne à gauche ; comme ils détestent Fabien Roussel, comme ils nous détestent tous. Ils nous considèrent comme des opposants politiques.

Crois-en l’expérience de ceux qui se sont fait bannir ou qui ont été invités à partir de la France Insoumise en 2018/2019 parce qu’ils ont osé, peu ou prou, défendre une ligne politique proche de la tienne et manifester des désaccords de fond. Tous ont pointé le manque de démocratie interne au mouvement et la violence politique qui y régnait.

Tu ne seras malheureusement pas l’homme du consensus à LFI et tu ne seras presque pas soutenu en interne. Pourquoi ? Parce que ceux qui sont d’accord avec toi sont soit déjà partis, soit ont un pied en-dehors du mouvement. La ligne de 2017 a été purgée. Or, et manifestement tu le sens comme nous, c’est sur cette ligne qu’il faut revenir : la priorité absolue aux questions sociales, la défense de nos souverainetés nationale et populaire, l’universalisme républicain. Sans cela, les classes populaires seront perdues ; et tu le sais aussi car tu as alerté à maintes reprises.

Ce n’est pas en te désolidarisant de Fabien Roussel et de ses soutiens que tu pourras t’imposer comme l’homme du consensus. Car les tenants de la ligne opposée à la tienne ne te laisseront pas faire ; ils l’ont déjà prouvé. Tu seras porté par l’externe, dont Fabien Roussel fait partie avec le Parti Communiste Français. L’externe, ce n’est toutefois pas que le PCF : c’est aussi la Gauche Républicaine et Socialiste, République Souveraine, des membres du Parti de Gauche en désaccord avec la ligne actuelle et tous ceux qui sont sortis du champ politique par dépit, voire par dégoût.

Alors maintenant, cessons les oppositions de façade pour flatter la sphère militante. On n’en a cure. Ce qui compte, c’est l’ensemble des Français à convaincre. Et il y a urgence ; on n’a même pas idée de la violence qui nous attend à partir de cet hiver. Il nous faut donc nous réunir autour d’une table et discuter clairement de la ligne et de la stratégie politiques. La ligne semble claire et nous sommes tous d’accord pour la porter. En revanche, des désaccords stratégiques demeurent.

L’importance de la stratégie : dépasser la gauche

Il est important de débattre des questions stratégiques entre nous, car ce n’est en aucun cas le fond qui nous oppose. François Ruffin et Fabien Roussel s’accordent pour dire que la gauche doit redevenir majoritaire, en opposition à cette « gauche » rentière qui préfère rester hégémonique dans un camp et, ainsi, demeurer minoritaire.

Emmanuel Macron et Marine Le Pen ne peuvent que se réjouir de l’autre ligne politique défendue par une partie de la gauche, devenue la plus imbécile du monde avec ses barbecues virilistes, ses happenings médiatiques ridicules et ses faux débats sur les sorcières pour susciter buzz médiatique et ouverture de la fenêtre d’Overton. Ces gens nous entachent par ricochet ; c’est triste, mais c’est ainsi. Nous sommes associés à ce cirque.

On ne convaincra personne en disant à qui mieux mieux « nous sommes la vraie gauche », « la gauche historique », « la gauche authentique ». Il faut unir les gens « du bas », les gens de « l’arc souterrain », dans un esprit de majorité populaire.

Par conséquent, voici une modeste contribution : il faut sortir de l’axe gauche/droite. Non seulement parce qu’il est désormais insuffisant pour retranscrire la complexité actuelle du champ politique, mais aussi et surtout parce que Fabien Roussel et François Ruffin sont tous deux emprisonnés dans la gauche. Or, c’est bel et bien à l’ensemble des Français qu’il faut s’adresser. Au risque d’émettre une banalité, il n’y a pas de « peuple de gauche » ; il n’y a qu’un peuple en France.

Comme l’a bien écrit François Cocq, « nous sommes entrés dans l’ère de la démocratie minoritaire ». En effet, le parti majoritaire en France, c’est l’abstention. Nous vivons une crise démocratique profonde et multifactorielle depuis des années. Emmanuel Macron et son gouvernement ont une faible légitimité, mais l’opposition aussi. S’enfermer dans la gauche ne convaincra ni ceux qui sont malheureusement sortis, provisoirement voire définitivement, du champ politique, ni les « fâchés mais pas fachos » qui ne croient plus en une gauche qui les a trop trahis. La gauche est entachée, dans l’esprit de beaucoup de personnes, par 40 ans de trahisons multiples et de stratégies d’abandon méthodique des classes populaires. Par ailleurs, désormais, une sociologie militante décisionnaire à gauche défend ses intérêts propres, opposés à ceux de la majorité populaire.

L’instrumentalisation de leurres sociétaux fait partie de la stratégie macroniste

Il ne faut pas se laisser impressionner par des gens qui ne représentent personne et qui nous font des procès en « extrême-droite », « racisme », « rouge-brunisme », et autres joyeusetés car on a le malheur de rappeler que la question sociale doit être prioritaire. L’instrumentalisation de leurres sociétaux fait partie de la stratégie macroniste : il ne faut pas entrer dans ce jeu et porter haut et fort les problématiques économiques et sociales. Rappelons également que si les gens vivaient mieux et n’avaient pas l’impression d’être insultés en permanence, ils seraient plus enclins à entendre des revendications d’ordre sociétal et à lutter contre les discriminations. Ces dernières doivent être fermement combattues, avec tout le sérieux nécessaire ; certainement pas en créant la confusion pour servir des intérêts politiciens.

Pour ceux qui ne veulent pas le comprendre, un message pour vous. Quand les gens crèvent la gueule ouverte, ils pensent d’abord à manger, à se loger, à élever leurs enfants, à se chauffer, etc. Et ils ont raison. Le social est majoritaire, c’est même la clé de voûte absolue.

L’esprit Gilet Jaune est toujours là. Plus que jamais, on le ressent, même si on ignore encore quand il aura la possibilité d’émerger. Soit la gauche choisit de soutenir une perspective majoritaire, soit les citoyens feront sans elle. Avec toutes les conséquences politiques que cela suppose.

Alors discutons, débattons, mais dépêchons. Abordons la politique avec tout le sérieux que les Français méritent. Écoutons-les vraiment. Proposons enfin un véritable projet majoritaire en remettant sur la table du débat politique leurs préoccupations essentielles. Cessons d’imposer des lignes qui ne parlent à personne, ou pire qui éloignent les Français de la politique. Fédérons-nous ; les Français en ont assez des guéguerres politiciennes. Ils veulent des représentants à la hauteur de leurs aspirations.

Quand allons-nous enfin nous mettre en mouvement ?

Marianne Ramez, Professeure d’histoire-géographie et doctorante en histoire, membre du cercle de réflexion « Les Constituants »