blue and yellow ukrainian flag waving above crowd of people

L’herbe et la faux

Poèmes ukrainiens dans la guerre : Ukraine – 24 poètes pour un pays – anthologie bilingue établie par Ella Yevtouchenko et Bruno Doucey, Editions Bruno Doucey – 2022.

« la main de l’histoire retourne le sablier[…]/ elle pèle l’orange bleue/ mais bizarrement le jus est/ rouge » : sous le titre « au cinquième jour de la guerre », un poème magnifique daté du « 28 février 2022 » donne à l’ouverture le ton de l’anthologie, affronte le désastre (« et la neige tombe et fond de nouveau/ comme une armée ennemie sur notre territoire »), trouve la forme et les images capables de saisir l’événement tragique (« le calendrier ne veut pas démarrer même au cinquième tour/ il tousse et tousse encore/ la patte du chat fait tomber le sablier de la table ». L’autrice, Ella Yevtouchenko, a 26 ans ; elle était alors à Kiev, que nous avons tous appris à appeler sous son nom ukrainien (Kyiv). C’est sous les bombardements et les alertes d’alors qu’elle a accepté le projet de Bruno Doucey de composer, pour une anthologie bilingue, un portrait de la poésie ukrainienne, de contacter confrères et consœurs malgré les difficultés de communication de la guerre, de regrouper les textes, de mener à bien à force de visioconférences et de courriels l’atelier de traduction. Ainsi a pu naître, comme une réponse (ou une réplique, au sens sismique) à la guerre, un volume rassemblant vingt-quatre voix, dont onze nées entre 1978 et 1996.

L’admirable est qu’une opération de cette nature ne vaille pas que pour ses intentions, ou cet horrible effet d’aubaine par lequel il arrive que des opinions publiques s’intéressent soudain à la culture étrangère des peuples sacrifiés. Les guerres apprennent aux masses la géographie, pourraient-elles aussi apprendre la poésie ? Ici, le rassemblement ne vaut pas seulement comme symbole : ce sont souvent de fortes voix, d’intenses effractions de langage qui nous sont données à entendre. Ainsi de la lame affûtée d’Olena Herasymiouk, née en 1990, poète, ambulancière, ancienne combattante de la guerre du Donbas, dont une suite de cinq textes illustre à la perfection l’aphorisme des Adieux d’Aragon selon lequel « Plus le poème est court/ plus il entre en la chair ». « Je suis un arbre haut et clair/ les humains ne peuvent rien me donner/ les humains se servent et disparaissent », écrit-elle. Et le poème suivant file l’image, enfonce le couteau, élargissant avec la plaie la valeur d’un propos dont on saisit qu’il vaut désormais pour un pays tout entier : « Qui me taillera/ qui me coupera les bras/ pour préserver la sève/laissera la racine discrète/ par où je crois »…

Bien des textes sont évidemment liés à l’actualité ; les meilleurs, qui sont nombreux, ne s’épuisent pas du tout dans la circonstance, évitent le piège du sermon ou de la rodomontade patriotique à quoi la propagande réduit trop souvent la poésie en temps de guerre. C’est en cela qu’ils nous atteignent, qu’ils saisissent la vérité des instants, tel Oleh Kotsarev, né en 1981, déjà auteur de huit recueils, notant qu’ « on commence à sécher/les alertes aériennes/comme des lycéens », ou s’éloignant de la circonstance quotidienne Halyna Krouk, née en 1974, autrice et enseignante en littérature médiévale, trouvant cette forte définition du  « génie » qui «  n’a pas de sexe » : «  juste le cri d’une gorge écorchée/ entre les jambes »… Yuri Andrukhovich, né en 1960, héros de l’avant-gardisme révolté des années 1980, ne mâche pas ses mots pour proposer un « Monument » sans rien de monumental : « Quelle corvée de servir ainsi la société !/ Enfoncer dans le cul de l’époque la bite de la poésie/ dessiner notre blason sur la gueule hurlante de l’ineptie »… Dans une diversité de ton mais avec un humour aussi pertinent, Oleh Kotsarev, avec « Conversation pendant le ménage », fournit un admirable art poétique :

à quoi penses-tu. ?

certainement pas à la pomme sous le canapé

je suis poète tout de même

oui tu es poète

et c’est pourquoi tu dois penser

à la pomme sous le canapé

Il serait trop long de déplier ici tout ce que ce court dialogue ouvre de perspectives à la réflexion esthétique, d’en démontrer l’incontestable leçon… Du moins sert-il à signaler la diversité des voix rassemblées, leur belle variété, d’autant que tous les textes ne sont pas nés de la tragédie, si tous par leur existence même y répondent, y compris ceux qui furent composés du temps lointain du futurisme ukrainien, dont le volume apprendra à beaucoup l’existence, avec l’énergie flamboyante de Mykhaïle Semenko (1892-1937) lançant « l’âme dans les cordes solaires » – arrêté et déporté dans un camp dont il ne reviendra pas.

Le portrait mosaïque, sans prétention aucune à l’exhaustivité, que trace l’anthologie nous ouvre ainsi à une création d’aujourd’hui, portée par différentes générations qui ne créent pas sous la guerre, mais contre elle, en la touchant, en l’affrontant, en opposant une farouche volonté de survie à la conquête. Dans un journal à quatre mains qui tient lieu de préface à l’édition, Ella Yevtouchenko révèle sans doute ce qui a permis d’éviter tous les pièges rhétoriques : « Après tout, comme m’a dit Bruno au début de notre travail, la poésie n’arrête pas les missiles. Malgré toute notre volonté, la parole n’est pas toute-puissante, et les poètes meurent de balles et d’éclats d’obus ». Or les dérapages de voix, la transformation du poème en mots d’ordre, naissent essentiellement d’une illusion de toute-puissance de la parole, comme s’il suffisait de vociférer contre l’ennemi ou d’agiter des valeurs à majuscule pour obtenir un poème convaincant. La mesure prise d’abord de ce que peut le poème, à savoir manifester la vie, l’écrire dans la langue agressée, tendre un rêve ou une vérité, est le terreau de ce qui fait la force de ce recueil collectif.

Outre la découverte de voix évidemment encore inconnues, et dont on a vu la qualité d’ensemble, le volume vaut pour son orchestration. Partant des plus jeunes, remontant le temps jusqu’à Chevchenko (1814-1861), le père et fondateur de la littérature ukrainienne, le livre dans cette chronologie apparemment inversée retrace ce qu’est le véritable héritage, celui qui part du monde tel qu’il se présente à nous, et retrouve dans le travail esthétique les chemins d’une source, se réapproprie ses racines au lieu d’en dépendre ou de les reproduire.  De « La génération Maïdan » aux « Pionniers » du XIXe siècle, un cercle de feu se fait, qui est un cercle de vie.

Proposant une découverte de la poésie ukrainienne contemporaine, moderne et des origines, l’anthologie accueille heureusement deux créateurs russophones et patriotes ukrainiens, qui ont droit comme tous les autres à la présence de leurs poèmes dans leur langue et en traduction. Au moment où l’opposition aux violences de Poutine se transforme en russophobie aveugle, en repli nationaliste allant jusqu’à nier le génie de la langue et de la littérature russe, une aussi légitime hospitalité mérite d’être signalée. Ajoutons que l’éditeur a, par souci de complète cohérence, renoncé à son papier habituel, fourni par des arbres sibériens, et qu’une partie des droits, comme le précise la quatrième de couverture, sera reversée à l’association Aide médicale et caritative France-Ukraine… L’anthologie est assurément un geste, mais qui ne se réduit pas à son seul geste, qui ne replie pas non plus sur lui-même le rectangle mi-parti de bleu et de jaune du drapeau national en couverture : elle est, à partir de la guerre, un véritable livre de poésie.

Olivier Barbarant pour Commune