Jack London, militant socialiste

Commune republie une série d’articles consacrés à la vie de Jack London sous forme de cinq souvenirs consignés dans notre revue par son ami, le militant Edmondo Peluso, en 1934. Troisième épisode. 

Une grande transformation était survenue sur les côtes du Pacifique en ces années d’après 1900. L’idylle californienne des chercheurs d’aventures et d’or avait pris fin. De ville commerciale, San Francisco devenait un centre industriel et un port militaire de premier ordre. Tout autour de l’ancienne « Yerba Buena » s’étaient élevés d’immenses chantiers navals, les quelques canonnières qui croisaient du nord au sud pour faire la chasse aux contrebandiers avaient été remplacées par de monstrueux dreadnoughts. L’impérialisme américain avait montré la longueur de ses tentacules en s’emparant des îles Hawaï d’abord, des Philippines ensuite.

Sur la Riviera américaine, privée d’industrie, vivait une bourgeoisie marchande prospère et la plus grande partie des ouvriers étaient des artisans qualifiés, dont les salaires, en comparaison à ceux des autres pays, étaient très élevés. La lutte de classe y était moins aiguë qu’ailleurs et le socialisme naissant n’était là qu’un lointain écho de l’Est industriel américain. Ce qui était, par contre, très marqué en Californie, c’était une forte haine de races et une lutte opiniâtre et sauvage contre les « jaunes », contre les Japonais, et surtout contre les Chinois. Ces derniers, en effet, formaient une puissante colonie dans laquelle prédominait la main-d’œuvre à bon marché, qui faisait une lourde concurrence aux salaires élevés des ouvriers américains hautement qualifiés. C’est surtout cette concurrence qui entretenait la haine de races sur toute la côte du Pacifique.

À cela venaient s’ajouter les compétitions impérialistes dont la guerre russo-japonaise avait ouvert la période. Il n’existait aucun doute que l’Océan Pacifique devenait le centre de la future lice internationale.

Jack London, dont l’œil était très éveillé, suivait attentivement ces transformations. Il notait aussi la croissance des contrastes sociaux à l’intérieur des États-Unis précipitée par la création des trusts, par la politique agressive du nouveau capital financier contre les classes travailleuses. C’est vers cette époque qu’il décida d’entrer dans le parti socialiste.

La maisonnette habitée par Jack London à Berkeley, était des plus modestes. Mais dans quel milieu enchanteur ! Partout autour d’elle des jardins à la flore parfumée, aux bois semés d’eucalyptus, de cèdres, de cyprès. Tout cela dans un soleil éternellement printanier, sous un ciel de couleur turquoise.

Jack, il faut lui rendre cette justice, était resté simple, bon et modeste, malgré qu’il fût devenu subitement célèbre et… riche. Malgré la décision de ses amis il continuait à rouler chaque soir, à la manière des cow-boys, une cinquantaine de cigarettes avec du tabac ordinaire de Virginie. C’était sa provision quotidienne de nicotine comme il l’appelait. Cet excitant lui était aussi nécessaire que l’air et le soleil pour travailler.

Comme il lui était physiquement impossible de rester longtemps enfermé, il travaillait au grand air. Le matin, de bonne heure, il partait à cheval. Il emportait avec lui une machine à écrire portative, un siège pliant, un tapis et son repas. Quand il avait fini par trouver un endroit qui lui convenait : quelque prairie au gazon ensoleillé, ou quelque rocher dominant un caňon aux pierres multicolores, il étendait son tapis à l’ombre d’un eucalyptus, d’un cèdre rouge ou de quelque séquoia géant, mettait en position sa machine à écrire, laissait son cheval brouter librement et se mettait au travail.

Il avait comme règle de s’imposer une tâche quotidienne déterminée, qu’il accomplissait ponctuellement. Il esquissait à la hâte sur un bout de papier les points principaux qu’il entendait développer, puis, s’asseyant devant sa machine à écrire, ayant devant lui le merveilleux paysage californien, il tapait sur le clavier et donnait une forme définitive à sa pensée. Avant le crépuscule il reprenait le chemin du retour.

Il était aussi très hospitalier et sans cérémonies. Presque chaque soir à la même heure ses « invités permanents  » venaient s’asseoir à table pour participer à son frugal repas. Il avait fait une sélection parmi ses nombreuses connaissances et s’était créé un cercle intime qui lui servait de critique et de stimulant collectif. C’étaient des hommes et des femmes pris dans tous les domaines de l’activité sociale, politique et intellectuelle. Ils n’étaient certes pas tous de la même couleur politique, mais à eux tous pouvait s’appliquer l’étiquette de radical, qui alors aux États-Unis qualifiait quiconque s’élevait contre l’ordre établi. Parmi eux figuraient, par exemple, le secrétaire de la Section socialiste, un ouvrier fortement dévoué à la cause prolétarienne, mais timide et débonnaire ; ou encore, des journalistes bruyants, remuants, curieux et au courant de tout ; des critiques d’art sarcastiques ; des illustrateurs de magazines à l’œil fureteur ; des musiciens sentimentaux, des « social workers  » illusionnés. Chacun apportait sa note personnelle à la discussion dans cette espèce de commune littéraire, car malgré que tous fussent les hôtes de Jack London, grâce à son tact et à sa simplicité, chacun, mis à l’aise dès le premier jour, agissait et parlait comme s’il se trouvait chez soi.

Jack avait divorcé depuis peu de sa première femme. Il habitait seul avec sa mère, à laquelle il était fortement attaché non seulement par l’amour filial, mais également par ce lien qui unit deux êtres ayant passé ensemble à travers une vie de tempêtes.

La mère de Jack était aussi simple que son fils. C’était une prolétaire, petite de taille, aux cheveux coupés courts, à l’œil triste et fatigué, mais accueillante et aimable avec les amis de son fils.

Après le dîner, qui ne se prolongeait guère, on passait au fumoir. Généralement, si personne ne jouait au piano, la discussion s’engageait sur un thème d’actualité. Mais souvent Jack proposait, comme débat, la question qui pour l’instant l’intéressait le plus à propos de l’œuvre qu’il écrivait. C’est ainsi que maints chapitres de ses romans sociaux furent discutés dans ce cercle intime.

La bonne fortune me fit tomber dans ce cercle juste au moment où se discutaient les principaux sujets des romans sociaux de Jack London.

J’avais connu Jack à la section socialiste de San Francisco dont j’étais alors le plus jeune membre. Et je lui avais montré mon premier travail littéraire : les Croquis de Californie. Puis, nous avions pris l’habitude d’aller nager ensemble dans la baie de San Francisco. C’est dans l’intervalle des nombreux matches qu’il m’imposait presque, car il était secrètement fier de montrer ses merveilleuses qualités d’athlète, qu’étendu sur le sable, au soleil, il parlait de littérature et de littérateurs. Il était avide de connaître le monde littéraire européen plus à fond. Il avait déjà une opinion formée : il convenait de ce que, pour la forme, les littérateurs français, spécialement ceux du xixe siècle, étaient incomparables. Pour le contenu, toutefois, ils ne lui donnaient pas satisfaction. Seuls les Russes, opprimés sous la réaction tsariste la plus impitoyable, étaient, selon lui, capables de donner un contenu de révolte sociale à leur œuvre littéraire et il cherchait chez eux ses modèles. Un jour, je ne sais plus à quel propos nous parlions de Gorki, il me dit, non sans un certain orgueil, que la critique l’avait qualifié de : Gorki américain.

Il eut d’ailleurs occasion peu de temps après de montrer son attachement pour ce dernier lorsque celui-ci vint en Amérique, en 1907. Toute la petite bourgeoisie américaine ameutée contre Gorki, le poursuivait de sa haine et profitant du fait qu’il n’était pas en règle avec une des ordonnances de la loi sur les émigrants, voulait l’empêcher de mettre les pieds sur le sol de la « libre Amérique ». Parmi le nombre limité des intellectuels qui prirent sa défense, Jack London fut le seul écrivain qui éleva la voix en sa faveur.